04/09/2016
Revenir à l'eau.
Dix jours après, une semi-éternité, rentrer dans l’eau et se dire pour la première fois qu’il n’est plus, cet homme, cet ami, cet époux, ce père, ce grand-père. Que la célébration est derrière nous, qui a vu défiler une foule importante, éprouvée, prompte à raconter quel être il fut, quel souvenir il laissera. Des marques de permanence, des visages retrouvés, des promesses qui ne se tiendront peut-être pas mais peu importe : l’important était qu’elle fût à son image, cette cérémonie-là, et elle le fut. Du cercueil porté par les hommes de la famille – ce qui plut aux Corses et aux Sardes de l’assemblée, qui ne laissent personne d’autre conduire le patriarche à l’autel – aux témoignages des amis, des petits-enfants, à grand renfort de ses expressions préférées, de ses enfants, aussi, qui dirent ce qu’il fut pour eux et ce qu’ils lui doivent. Une belle sortie, à l’évidence, juste après la fin qu’il appelait de tous ses vœux, mais un sentiment étrange qui commence, là, dans la mer, doublé d’un peu de culpabilité. Parce que ce dont il rêvait ne nous a pas laissé à nous le choix, ni le temps, de nous préparer. Parce qu’on a beau annoncer la fin, c’est quand elle est là qu’on en connaît le poids. Les premières fois qu’elle annonce, des premières fois sans. La fatalité n’est pas naturelle, on la revendique plus facilement, par ailleurs, quand on n’est pas concerné ; pour autant, ce qu’on ressent, tous ceux qui ont vécu la fin d’un proche l’ont partagé. Ça pousse parfois l’autre à revenir sur ce qu’il a vécu lui, à confondre les disparus, mais ça n’est pas très grave. Dans la cour d’école écrasée de soleil, samedi, des personnes m’ont parlé d’un homme que je ne connaissais pas forcément, ils m’ont raconté le leur, se sont attardés, parfois, sur leur propre malheur. Il y eut des sourires, des chants, des verres partagés jusque tard dans la nuit, un Jéroboam de Fine Champagne 1963 pour la clore. Il n’avait pas encore d’enfants, cette année-là – ça n’allait pas tarder – portait encore des pantalons courts dans les rues de la Croix-Rousse, portait haut ses vingt-et-un ans. L’âge (bientôt) de son premier petit-fils, qui sait plus de choses depuis hier, sans doute. C’est maintenant qu’il va falloir lâcher du lest, assumer la solitude de tel ou tel moment, parce que faire diversion ne dure qu’un temps, et fausse la donne. Tout s’est passé comme il le souhaitait, et personne n’est passé à côté : ça donne de la force et l’envie de poursuivre cette œuvre de vie, dont on ne soupçonnait pas l’importance collective. C’est un bel héritage, je l’ai suffisamment dit, pour ne plus en parler, maintenant. L’éternité, la vraie, commence
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30/07/2016
Les deux frères.
Ils sont nés à dix-sept ans d’intervalle, ont eu des parcours de vie différents et, pour tout dire, ne se sont jamais vraiment entendus, ni compris. Les drames qui ont ponctué leur existence ont été perçus différemment, le premier, l’initial - celui que l’un aura vécu de plein fouet et l’autre par procuration, avec, en plus, le sentiment d’être celui qui remplace – est ressorti ces derniers jours, comme souvent, à l’approche de la mort, quand des noms, des visages enfouis jusque là reviennent à la surface, dans une immense et difficile confusion des temps. L’un, le plus âgé, n’a pas compris que l’autre qui venait le visiter était son frère, celui qui reste ; il n’a pas questionné sur les cheveux disparus, le fauteuil roulant. L’autre était venu dire adieu, malgré son état, la maladie, la peur, la dépression qui pointe quand on se dit que son temps est passé et qu’on ne nous laisse plus comme horizon que le simple fait de profiter de ses derniers instants avec sa famille, avec les petits-enfants qui vont rentrer de vacances, les amis de longue date etc. Celui à qui l’infirmier qui vient tous les jours l’examiner a dit qu’il fallait qu’il intègre ce qui lui restait de bien – pas de sonde ni de perfusions, une hospitalisation à domicile, sa femme, ses enfants, les enfants de ses enfants pour l’entourer – plutôt que de voir le verre de la vie aux trois-quarts vide. C’est difficile pour tout le monde, la fin de vie, mais celle du benjamin est plus belle que celle de son frère, cadavre pas encore reconnu par une administration qui ne tient guère compte du concept de dignité, le seul valable, dans ces moments-là. Le benjamin, lui, a fait part de ses volontés, sait que quand il quittera son domicile, ce sera pour ne jamais y revenir, mais pour être accompagné dans l’au-delà. Avec empathie et humanité. Des médecins lui ont promis qu’il ne souffrirait pas, on les croit, on sait qu’ils en ont l’habitude, qu’ils savent, eux aussi, comme lui le dit au quotidien, que vivre, ce n’est pas ça. On l’a compris et on l’accepte, par effet-miroir : on ne voudrait pas de ça pour nous. Mais on l’implore d’accepter de ne pas mettre la charrue du croque-mort avant les bœufs qui passent – cachez vos rouges tabliers ! – de prendre le temps des au-revoir, des discussions qu’on n’avait jamais eues avant, celles qui donneront la force de continuer et détruisent, d’ores et déjà, l’idée même de regret. Le frère aîné, c’est autre chose : on lui souhaite, à ce stade, de vérifier ad patres que ce à quoi il a consacré sa vie se valide au-delà. Qu’il y retrouve ceux qui attendront le petit, encore un peu : les parents, la sœur chérie, le grand disparu, qui verra arriver un homme qu’il n’a même pas connu enfant. On se rassure comme on peut – religion, philosophie ou mysticisme – quand la camarde s’annonce sans aucune gêne. On ne s’immisce pas dans ce qui se passe, même sans mots, entre deux frères qui ramènent soixante-quatorze ans de vie commune, quelle qu’elle fut. Se construire contre, c’est se construire avec, prenez ça comme vous l’entendez. Il reste deux corps, l’un qui lutte, l’autre qui a lâché, et surtout deux êtres, l’un que l’on retient, l’autre qu’on aimerait voir parti, puisqu’il l’est déjà, de fait. Et la définition de ce que c’est que la fraternité. C’est à la fin de sa vie qu’on mesure la grandeur d’un homme, et de ce qu’il a fait de bien. C’est justement ce moment qu’il convient d’organiser, et de vivre en plein. The rest is silence.
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04/07/2016
Aurélia.
Une photo qui passe, parmi des milliers d’autres, sur les réseaux sociaux : on y voit un bassiste jouer sa partition, à l’abri d’un rempart de fortune, qui évite la déperdition du son, j’imagine. Il a la cinquantaine tranquille et robuste à la fois, la basse noire bien en place, la tête penchée sur le manche, il répète des gestes qu’il pratique depuis plusieurs dizaines d’années, maintenant. L’intérêt de la photographie, c’est qu’elle est prise juste derrière la tête du batteur, qu’on reconnaît à ses lunettes autant qu’à ses charlays. C’est l’axe, qui importe : on voit jouer le bassiste à travers le regard du batteur et autant que la session rythmique, c’est l’histoire de ce duo-là qui interpelle. Le fait qu’il joue et enregistre dans la mansarde de la Casa Musicale aussi, aves ses vieux sièges rouges de cinéma, son acoustique particulière. Il joue pour ce groupe de jeunes composé exclusivement de quinquas dont j’ai déjà parlé ici, qui mène la barque potache jusqu’à son deuxième album, en trois ans, ça n’est pas rien. Le samedi on rentre la batterie, la basse, la guitare et les voix, le dimanche on mixe et le lundi on masterise, plaisantait l’autre jour la voix du combo. Ils ne m’en voudront pas, tous, de voir un signe supérieur encore à la sortie, en 2016, d’un album rock. Quelque chose de l’ordre, chez moi, du prégnant, de la démesure. Les deux qui se font face, sur la photo, ont été de l’aventure, il y a très longtemps, d’un groupe et d’une histoire qui ne m’ont jamais quitté. Dont j’avais juré, il y a longtemps, d’écrire le roman, une longue fresque historique, un pan d’histoire à partir d’une autre photographie, jaunie celle-ci. Ce que j’ai fait, avant qu’on me rappelle à l’ordre et à une discipline qui m’avaient manqué, dans l’écriture. Pas totalement non plus : on est toujours plus exigeant envers soi-même quand on parcourt les tombereaux d’insanités qui peuvent être publiés, mais on se perd aussi parfois, quand on aspire à un type de littérature qu’on trouve encore chez certains autres… Tout n’était pas à jeter et pourtant, c’est ce que j’ai fait de ce manuscrit imposant, une somme équivalente à l’ensemble de mes romans précédents, pour dire. Elle ne m’a jamais quitté non plus, cette petite fille qui donnera son nom au roman. Parce que la Région Rhône-Alpes, qui m’a aidé dans la mise en place de ce projet, attend qu’il sorte. Parce que ce sera mon dernier travail avec mon éditeur historique, contemporain capital de mon existence depuis janvier 1998, parce que c’est le roman que je DOIS écrire. Il est écrit, il suffit de le refondre, d’en limiter les actions, d’en recadrer le début. J’ai trop dit que j’allais m’y mettre, j’ai sans cesse reporté. L’île singulière devait me recadrer là-dessus, pensais-je, sans savoir qu’ici, la précipitation n’existe pas. Il n’y a rien de pressé, jamais, sauf quand on considère que le temps est venu. Il est là. Tout entier contenu dans une photo anodine parue dans l’immensité d’un réseau virtuel.
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03/07/2016
Cent-unième.
101-
Et puisque j’en termine, qu’il soit ici noté
Qu’il y a aujourd’hui huit jours, pas un de plus
Que j’entrepris d’écrire mes cent et un sonnets
Une semaine folle à suivre l’ambitus
Oronte, vaniteux, a déjà fait rimer
Le ridicule fat et le mépris abstrus
Du peu de temps passé s’est déjà protégé
Mais le temps à l’affaire ne fera rien de plus
Si la rime ne sert que le rang de l’auteur
Si une telle somme n’a comme profondeur
Que l’écume des choses, propos vains, surannés
Mais puisque c’est à toi que s’adresse, lecteur
L’objet d’une folie autant que d’une ardeur
Je te l’écris ici : je n’ai fait que passer
Extrait de "101 sonnets de ma vie quotidienne", à paraître.
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02/07/2016
L'estivant.
J’habite au cœur d’une ville qui ne s’arrête jamais, dont l’été s’écoule au rythme des fêtes, des défilés, des joutes, des festivals qui s’enchaînent. D’ici quelques jours, les voix vives de la Méditerranée s’exprimeront sous mon balcon, sur la place centrale : j’en écouterai des bribes, m’agacerait d’autres. L’impression est étrange d’habiter en vacances : pour la première fois de ma vie, je languis que celles-ci se terminent, pour que la ville reprenne son calme, la douce indolence des belles soirées du début de l’automne. Qu’elle ne soit plus qu’à moi, pas aux dizaines de milliers d’estivants, même pas éternels. C’est égoïste, je sais, mais à la fois, je mets mon temps libre dans la balance ! Et je maintiens le minimum d’air et de frais qu’il me reste, ici, vis en décalage avec les vacanciers, dans mes horaires de plage, d’activité, de travail. J’ai terminé ma première année professionnelle au beau milieu de l’étang de Thau, en barrant moi-même la baleinière, puis en fêtant ça dans des endroits que je n’aurais jamais découverts si on ne m’y avait pas invité : des petites merveilles préservés, en bordure de l’eau, à dix mètres. Des cases africaines, réinventées, aménagées, cachées derrière une végétation luxuriante. Un Sète intime, auquel j’accède, puisqu’on dit de moi que j’en ai l’esprit. Je prends, avec plaisir et humilité. Et je garde les yeux grand ouverts.
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30/06/2016
L'iditenté.
Curieuse, cette impression, quand on parcourt les larges rues d’une ville qui n’est ni celle dans laquelle je suis né, ni celle dans laquelle je vis désormais, d’être loin de chez soi sans savoir d’où on est vraiment. J’ai déjà dit, depuis un an, le rapport viscéral que j’entretiens à la mer et à la lumière que j’ai trouvées dans l’île singulière. Le déracinement permanent quand je la quitte pour quelques jours, nonobstant l’amour de ceux qui m’en arrachent. D’où est-on vraiment, il suffit de rompre avec ce qui aurait dû faire votre linéarité pour savoir que cette question n’existe que dans son reflet contraire, dans le révélateur de l’absence. La linéarité, c’est la vie qu’on aurait continué d’avoir si on ne s’était pas promis de la continuer ailleurs, simplement. Sans la refaire, le refrain est connu. Comme dans un théâtre d’ombres, ceux qu’on a laissés là-bas se rappellent à nous, doucement, ponctuellement ou avec fracas, c’est selon. Là-bas, ce sont les escaliers de la Grande-Côte que je n’ai plus montés depuis un an. Ici, c’est le Mont Saint-Clair, qui éprouve mes mollets. Quand les deux concordent, dans ma mémoire, mes émotions, quand je rends le bleu à ce qu’il a toujours déterminé, je suis en équilibre. Je regarde les candidats, toujours, qui revendiquent l’appartenance et la légitimité d’en parler, je fais le lien avec Ajda, au sourire éclatant mais au treillis désormais tâché de sang. Elle s’est battue pour ses terres dans l’indifférence internationale, d’autres jeunes se disent qu’en se déracinant pour la rejoindre, ils donneraient peut-être un sens à leur vie puisqu’il leur semble qu’elle en manque. Mais on ne part pas pour se défaire, c’est la mer qui me le dit, tous les jours, elle qui revient, infiniment. Et moi qui y retourne, aujourd’hui. Dans le même temps, une autre déracinée vient passer quelques jours chez ses parents, dans l’Occitanie que nous partageons, désormais : son jeune fils est né à Sète, il y a quoi, six-sept ans, à la louche, vit de l’autre côté de l’Atlantique, maintenant. Il joue avec ses cousins, dans le jardin familial. Ils entament une partie de cache-cache, elle m’écrit pour me dire qu’à cause de moi, elle a peur qu’ils se noient dans le bassin des poissons. Je l’en remercie.
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28/06/2016
Jouisseur du temps qui passe.
Comment est-ce qu’on s’empare d’un monstre sacré de l’histoire et de la culture espagnoles, comment fait-on d’une vie réelle, qui s’est vraiment déroulée, même si elle s’est achevée plus tôt qu’on l’aurait voulu, un sujet d’écriture, un matériau dont, dès l’avant-propos, en guise d’avertissement au lecteur, l’auteur précise qu’il s’agit d’un hommage « respectueux et chaleureux » au Maestro ? Lequel n’est pas, pour ceux qui me suivent, celui auquel ils pensent, mais l’autre pan incontournable de l’Andalousie, son pero, selon le film et l’appellation dont l’ont affublés Buñuel et Dali eux-mêmes. Dans Ainadamar, la fontaine aux larmes, le roman que Serge Mestre, fils de Républicains et traducteur de nombreux romans espagnols, consacre à Federico Garcia Lorca, l’Histoire est racontée par cercles concentriques, à cloche-pied sur la chronologie, dit l’auteur. Elle commence par la fin, y reviendra, puis dirige le lecteur, à travers de courts chapitres titrés et datés, en commençant par le 18 août, donc, 1936, jour fatidique où, sur un dernier cri d’hébétude (« Vous n’allez pas me tuer ! », dans le très bon et très méconnu téléfilm de Juan Antonio Bardem, avec Nickolas Grace dans le rôle-titre, en 1987), le poète s’est effondré, en su Granada. Près d’un olivier, plus que centenaire aujourd’hui, qui fait l’objet, encore, de tous les débats en Espagne, où certains Granadinos aimeraient rendre au poète la lumière qu’il a braquée sur leur ville, et où d’autres militent pour qu’il reste tranquille, là, au milieu de ces inconnus qui sont tombés avec lui, le jour d’avant, le jour d’après, peu importe. Qu’il soit avec le peuple et qu’il le reste, lui qui l’a tant inspiré et lui qui, malgré ses conférences dans le monde entier, malgré le milieu dont il est issu, l’a mis au centre de ses préoccupations artistiques, a créé la Baracca, sa troupe de théâtre, pour et avec lui. Mestre construit son récit à partir de personnages annexes, Dióscoro Galindo, l’instituteur, celui qui rêve d’une Révolution par le savoir et l’éducation généralisée ; Fermín Galán et Angel García, les martyrs de la cause républicaine ; Lola et Manuel, Francisco et Joaquín. Des noms illustres, aussi : Dali et Buñuel in abstentia (sauf à la fin du récit), Manuel de Falla, son maître de piano, Rafael Alberti, Nella Larsen, Pablo Neruda. Mais aussi Proust, Monet, Manet. Et les tristes sires, phalangistes revanchards dont l’Histoire a retenu le patronyme, Jose Antonio Primo de Rivera, Juan Bautista Aznar, Queipo de Llano et ses messages codés : on lui sert du café… beaucoup de café… CAFE est l’acronyme de Camaradas Arriba Phalange Espanola, le sésame qui déclenche l’exécution d’un détenu. Dans la construction qu’il interrompt par des apartés d’auteur (rattrapés sous le nom d’associations), des insères de réel – via Almodovar ou Johnny Cash - comme s’il fallait, de temps à autre, reprendre son souffle et rappeler des vérités qu’on jurerait contemporaines sur la répartition des richesses (¿De quien son esos olivos?),les libertés qu’on piétine, petit à petit, Mestre dessine le portrait d’un homme plus soucieux qu’on l’a jamais vu, même en pleine fête à New-York, en pleine débauche à Santiago de Cuba. Parce qu’on suit le poète dans toutes les phases qu’on lui connaît, qu’il a ponctuées de ses écrits (Un poeta en Nueva York, en la Havana), toujours un peu plus préoccupé par la situation de son pays, toujours relié, par le jazz, par le són, au Cante Jondo de son Andalousie, à ses délices que Mestre semble bien connaître (parce qu’on ne doit pas être beaucoup en France à intégrer dans un récit la distinction entre le fino et la Manzanilla, quoique j’aimerais vraiment qu’il me confirme qu’il aurait choisi la Guita plutôt que la Ina, dans le quartier de l’Albaicín !) et qu’il restitue à la perfection. De même que les pages qu’il consacre à la musique sont magnifiques : Lorca pianiste n’est pas chose courue et pourtant, qu’il s’échappe pour jouer l’Adagio sostenuto de la Sonate au clair de lune pour les deuxième classe de l’Olympic – le bateau qui l’a emmené à New-York) ou qu’il cabotine sur la scène de l’Institut de toutes les Espagnes, dans la Big Apple, on le voit, comme tout andalou qui se respecte, lié au Sacré par les notes qu’il compose ou qu’il entend, ému aux larmes (de sang) par le chant majeur des Noirs de Harlem : la ressemblance porte au-delà des notes, dit-il sous la plume de Mestre. Ces gens qu’on réprime à Grenade, parias du Sacromonte, misérables de l’Albaicín, déclassés, amoureux fous du flamenco, sont semblables aux citoyens de deuxième zone, refoulés, balayés, vomis, qui vont divaguant dans les rues de Harlem. La réussite de ce roman tient dans la pudeur avec laquelle il aborde, par touches temporelles et successives, le drame à venir, que nous n’avons pas oublié. Par une écriture très soignée, aux mots pesés, que veut contredire l’insistante récurrence de ses et cetera, sans tromper personne, néanmoins. Par, à une ou deux exceptions près (rien, sur le nombre), le refus du didactique, bien détourné au profit du roman, du suspens, de l’appréhension, qui monte. On replonge dans cette esquisse permanente d’une théorie jamais terminée d’un Duende que personne ne saura définir, vraiment. Et puisqu’en un vers final qui n’appartient pas à Federico, Mestre rend à Lorca le côté rimbaldien de l’éternelle jeunesse, on se dit qu’il a bien fait d’en exploser la chronologie : on y retrouve, par procuration, une part de notre propre éternité.
Sabine Wespieser, 2016
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26/06/2016
Dom Juan est une femme.
On peut légitimement s’inquiéter quand on commence le dernier roman de Muriel Magellan, « les indociles ». A lire les critiques, toutes bonnes, qui traînent sur le Net, à lire cette récurrence d’une Don Juan au féminin, on se demande, en amont, si on ne va pas tomber sur un de ces livres de femmes - misogynie mise à part - qui ne sont pas ce que la littérature au féminin peut apporter de mieux à l’écriture. "Ecrire au féminin », ça n’est pas se demander si les femmes savent écrire, elles en ont fait la démonstration toutes seules. Ça n’est pas non plus ramener le débat au niveau des droits des femmes et de leurs revendications. C’est s’interroger sur le mode sensible - ce qui fait la littérature - sur l’appréhension féminine des préoccupations du monde, et sur l’écriture en elle-même. Disons-le tout net, je crois qu’un homme se serait dispensé de certains passages du roman, la reproduction des lettres et des interviews, par exemple. Mais disons-le plus fort, un homme n’aurait pas ausculté aussi profondément les causes et les conséquences d’un séisme amoureux mieux que Muriel Magellan a pu le faire en dressant le portrait de cette femme de pouvoir, Olympe Delbord, galeriste crainte et renommée, au parcours impeccable et aux envies systématiquement assouvies, quelles qu’elles soient. Elle désire un homme, fût-ce son associé qu’elle n’a jamais désiré, parce que l’instant et l’œuvre (le Dos, de Berdasco, au musée Reine Sofia) le dictent ? Il finit, c’est inexorable, dans son lit, son sexe à lui dans sa bouche à elle, mais pas en soumise : c’est elle qui dicte, le tempo, la suite, la fin. Elle désire une femme, fût-ce la petite amie d’une des siennes ? Elle lui concède un peu de temps et d’intérêt avant de lui annoncer, en fin de repas, qu’elle la fera jouir comme jamais. Tout ne se limite pas au sexe dans « les indociles », néanmoins : le roman est l’histoire d’une initiation, à partir d’un traumatisme d’enfance, jusqu’à toutes les conquêtes. Et Olympe Delbord a sur ce sujet, justement, l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Mais puisque Don Juane elle se revendique, elle devra en subir, en plein cœur, le contrecoup : on oublie trop vite que Dom Juan aime, et qu’il souffre de l’abandon qu’il provoque, partout, tout le temps. Dans « les indociles » - des barques désamarrées qui glissent vers le large – Olympe, sur la base d’un tableau justement nommé « la prisonnière », quitte son mont lorsqu’elle rencontre un homme marié, fidèle et rationnel, et qu’elle l’aime, intensément. On n’aime pas avec des adverbes, je sais, mais c’est le cas : elle est saisie, happée (puisqu’il y a du Bashung dans le roman, comme dans trois quarts des romans contemporains) et confondue : elle préfère l’exiguïté du petit appartement que Paul s’est déniché dans l’urgence au confort capricieux du sien, elle réinvente la relation en en saisissant le reflet dans une vitrine. Olympe Delbord ne maîtrise plus rien, d’autant qu’une petite stagiaire et un peintre oublié vont faire voler en éclats ses certitudes : elle embarque pour Perpignan, plonge dans le milieu gitan, ses codes, ses duretés et c’est l’émotion que tout cela ravive chez elle (et chez le lecteur, les passages sont magnifiques). On est loin des faux-semblants germanopratins, des sous-sols libertins des galeristes branchées (à Paris on dit sex addict), loin aussi des algorithmes, des fonctions harmoniques et du principe de Kepler qui régissent la vie de Paul Anger, à un D près (comme dommage) de la conscience de ce qui lui est arrivé. Le titre du roman s’explicite de lui-même quand la trilogie Olympe-Khalia (la stagiaire) et Solal (le vieux peintre) se met en place : les indociles, dit Magellan, « sous leurs airs corsaires », « dansent sur les fils de leurs émotions, et de leur intelligence, passant de l’un à l’autre quand on les attend ailleurs ». On gagerait que l’auteure s’en revendique, tant l’écueil de la modernité (les textos, les courriels, l’Ipad et le casque aux oreilles) n’empêche en rien le roman de monter en intensité et en justesse (de construction, d’écriture) : après tout, c’est le « Kyrie eleison » de la messe en si qui résonne dans la tête d’Olympe Delbord quand elle monte dans sa voiture. Avec chauffeur. On parle des Juifs, des Gitans et des petites filles livrées à elles-mêmes dans « les indociles » ; des hurlements muets de femmes déroutées d’elles-mêmes : soit tout ce qui fait l’humanité, ou tout ce qui pourra la sauver.
11:13 Publié dans Blog | Lien permanent