22/04/2018
Laurence d'Oléron.
Je lui ai dit que son chapeau était très beau, elle m’a gratifié d’un sourire magnifique et félicité pour l’accroche. Elle a posé son regard sur le seul des six livres que j’exposais hier - au stand des Editions Raison & Passions - dont j’ai choisi de parler tout au long de la journée, dans la Citadelle du Château d’Oléron. Une cité balnéaire, un temps estival, tout concordait pour que le public ne vînt pas et si ça n’a pas manqué, le climat n’est pas le seul responsable. Dix années de salon, du Tébessa d’hier à celui d’aujourd’hui, m’ont fait passer du pain blanc au sang noir, ceci exprimé sans aigreur. Le constat est simple, et démontrable : je ne parlerai pas ici du trop de livres, du trop d’auteurs, chacun se jugeant – et c’est bien normal – tout aussi légitime que l’autre ; je ne dirai que l’expérience de celui qui a toujours vendu des livres en Salon quand bien d’autres n’en vendent pas, ou très peu. Pas parce que je suis meilleur ou plus malin : parce que l’éditeur a bien fait son travail – de titrage et de couverture – parce que le sujet accroche la mémoire, que l’auteur n’a plus qu’à convaincre le lecteur qu’il peut lui faire confiance, pas aveuglément, mais précisément : dans la façon qu’il a eue de traiter un pan d’histoire (la guerre d’Algérie) avec humanisme et un sujet grave (la mort d’un jeune homme) sans tristesse. Dans tous les Salons où je suis passé, huit fois sur dix, le livre en main, le passant repartait avec. En dix ans, le prix du même livre, dans sa troisième et nouvelle édition, a baissé (dix balles, le bon compte), mais le rapport n’est plus le même, les porte-monnaie sont inquiets, le public plus versatile, l’auteur moins convaincu, peut-être. Moins prompt, en tout cas, à dégainer son prestigieux passé, les nombreuses invitations (rémunérées, quel âge d’or !), l’unanimité autour de ce titre qui a fini par reléguer les autres et même, MÊME, pensez-vous, la parution d’un extrait dans un manuel scolaire, la fréquentation, dans un index, de Shakespeare ou de Camus. Dont un des biographes de renom m’a hier félicité sur l’écriture de mon « Valse, Claudel », lui qui, aussi, écrivit sur Camille. Et eut le temps de le lire, dans la solitude qu’il partagea hier avec bien d’autres illustres auteurs… J’ai toujours eu des Laurence ou des Anne-Charlotte – venue un jour rompre mon isolement naturel du Salon de Paris en assénant un « c’est vous que je voulais voir » - pour ne pas m’autoriser de constat d’échec, au bout d’une décennie. J’ai écrit au moins un livre qui a marqué au-delà de l’estime, qui continue de vivre et que je suis venu retrouver hier, sur une autre île que la mienne et que Ouessant, dix ans après. Un livre qui a rendu la voix à un jeune homme de vingt ans qui l’avait perdue pendant plus de 50. Le temps de dire une guerre, selon Stora. Dans les toilettes un peu confondues du Salon d’Oléron, je croise une auteure importante, bien connue dans ma région d’origine : son dernier roman parle de ses origines, de l’Algérie, elle se souvient du mien, me félicite encore puis me laisse. Elle est invitée à parler au micro, je retourne à mon stand. Il n’y a pas d’échec, juste trop de livres et pas assez de lecteurs. Dehors, la mer rappelle à celui qui veut bien la voir la vanité des choses ; le soleil est encore écrasant, la journée – sympathique, ponctuée de belles rencontres – est passée mais n’a pas servi à grand chose. Sauf à se dire qu’il faut parfois savoir finir. Quitter une île, une fois encore, en retrouver une autre. Ne revenir – ici ou là – que parce qu’on y est invité, attendu. Qu’on l’ait mérité ou pas, c’est autre chose et, dans ma vie d’artiste, tu leur diras que je m’en fiche. Pour mon premier Salon – Place Bellecour, en 2008, plus de 50 Tébessa vendus – mon fils de douze ans, venue avec sa maman en fin d’après-midi, avait asséné un « ça pue le livre, ici ! » un rien pré-ZADiste. Hier, c’est la femme de mon éditeur, qui le suit partout où il traîne ses cartons, qui me disait ne plus pouvoir supporter le regard suppliant des êtres parqués, cherchant à accrocher le vôtre. Hier, celui de Laurence, et son sourire, ont suffi à ma (belle) journée.
NB : pour ceux qui me diagnostiqueraient d’entrée un syndrome Compagnons de la Chanson, que les choses soient entendues : je défendrai ma « Girafe lymphatique » sur les terres de mon autre éditeur et serai présent, si l’on m’y (re)trouve une place, au Salon de Saint-Etienne, en octobre. Mais j’y serai pour défendre un travail commun, avec Franck Gervaise, ceux à venir, aussi. Et mon grand-œuvre, auquel je travaille encore, me donne l’espoir d’être un jour, de nouveau, attendu quelque part. Je dis juste que, le cas échéant, ça sera sans moi et ça ne sera pas grave.
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22/03/2018
Misunderstanding.
Je reçois ce matin un message dont je comprends tout de suite qu’il ne m’est pas destiné. Une bien lointaine amie s’émerveille de la réaction de sa progéniture qui lui avoue l’amour qu’elle porte à la fille d’un couple de ses amis, dont l’homme porte, c’est d’une banalité exemplaire, le même prénom que moi. Une fillette qui s’émeut qu’on puisse aimer d’amour une autre enfant, comme elle aime ses parents et son petit frère, c’est beau, mais assez anachronique, dans ma vie. S’ensuit néanmoins, une série de réponses jouant du quiproquo, la leurrée s’étonnant que je me dise non concerné par l’affaire, puis que je me souvienne pas qu’on fît un enfant ensemble. Le troisième protagoniste, elle, a compris qu’il ne s’agissait pas de son Laurent mais le jeu continue encore un peu jusqu’à ce que je lâche qu’à défaut d’une progéniture, son amie m’a inspiré une nouvelle, il y a bien longtemps, qui a elle-même inspiré des chansons à Sandro, mais ça c’est une autre histoire. Le plus drôle, c’est la conversation qui s’engage entre Ophélie – que je ne connais pas, donc – et moi, qui m’émerveille à mon tour, de la beauté de son prénom. Rapport à Hamlet, mon livre-monstre, à cette restitution des lettres, la plus belle scène, à mon sens (III, 1 « Les mots qui les accompagnaient étaient d’un souffle si doux qu’ils rendaient ces choses plus précieuses. Puisqu’ils ont perdu leur parfum, reprenez-les ; car, pour un noble cœur, le plus riche don devient pauvre quand celui qui donne n’aime plus. ») ? À l’héroïne rimbaldienne, à mon premier amour de jeunesse, à Lyon, histoire que la coïncidence soit plus parlante, encore ? Peu importe : le malentendu, à ce niveau, est toujours source d’imagination et, un temps, cette Ophélie fut mienne et je fus son Laurent, adoubé par une femme que j’aurais pu aimer et avec qui j’aurais pu, dans la vie parallèle d’un écrivain, faire un enfant dont l’innocence m’aurait émerveillé, à mon tour. Si faire un enfant n’était pas chose sérieuse : il y a ceux qu’on a, ceux qu’on aurait pu et voulu avoir, ceux que d’autres auraient mieux fait de ne pas avoir. Et ceux, alors, qu'on a le temps d'une conversation qui ne nous était pas destinée : "Fais attention quand tu dis à des gens que tu as des enfants avec eux."
Nous sommes tous des aliénés, mais on a des vies bien calmes.
Peinture: "Ophelia", de Alfred Joseph Woolmer
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19/03/2018
La Haine des camions.
L’image m’obsède et m’interpelle plus que jamais. La pudeur me dit de me taire mais le silence, dans la vie, l’amour et la mort sont les étapes de l’après, pas celles du pendant, de ce qui se passe, arrive ou – c’est le sujet ici – arrive de nouveau. Je pense à cette personne à laquelle la vie m’a lié dans une injonction commune, aux mots sur lesquels nous sommes tombés d’accord il y a seize ans : chacun de notre côté, in abstentia mais unis par l’homme que nous venions de perdre tous les deux, nous serions condamnés à vivre, ne serait-ce que pour lui. Récemment encore, on me disait que j’étais celui qui témoignait, recueillait, immortalisait, dans la grande ironie de la disparition. Pas par gloriole personnelle, ni même par culpabilité, mais parce que la permanence, chez moi, est viscérale et que j’ai toujours détesté l’idée que l’humanité perde un contemporain capital sans même s’en apercevoir. J’ai fait vivre en moi et partout où je le pouvais cet homme-là, je sais que ma compagne d’infortune en a fait autant. Ça a dû être compliqué de vivre au-dessus de cette histoire, de s’accorder le droit de continuer, différemment mais de continuer quand même. Ceux qui l’ont rencontrée ont dû lutter contre ce fantôme-là, omniprésent. Alors quand, avant-hier, j’ai appris que l’homme avec qui elle partageait sa vie venait de disparaître dans les mêmes conditions que celui qu’elle a perdu il y a seize ans, mois pour mois, je n’ai pu éviter la nausée, je ne peux éviter de l’écrire aujourd’hui. Il n’y a pas d’autre damnation que celle que nous partageons depuis longtemps, mais la voilà obligée d’interroger son destin alors même qu’elle n’y est pour rien. C’est injuste, profondément. Et ça m’oblige, là encore, aux forces de l’esprit, à les imaginer tous les deux se rencontrant, d’égal à égal, enfin. C’est aujourd’hui qu’elle se séparait de la deuxième personne qui l’a aimée en seize ans. Je pense à elle profondément. Et à lui ; non, à eux.
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14/02/2018
Les deux mondes.
Je vis là ces moments où le corps se défait, où seul l’esprit prévaut : j’écris de la bibliothèque de l’Institut Universitaire Européen de la Mer, à la Pérouse, à Brest. Une bibliothèque qu’on m’a vendue pour sa vue sublime sur la rade et dans laquelle j’ai obtenu que mon petit groupe d’étudiants en BTS m’accompagne. Pour profiter, une fois dans leur vie, du calme et du décorum d’une librairie. D’un endroit où le texte est tellement sacré qu’on demande aux étudiants de ne PAS ranger les documents en rayonnage après consultation. Je les convaincs (ou les contrains, je ne sais plus), ils me suivent, mais là, deux écueils font qu’aujourd’hui, c’est l’échouage plutôt que l’échouement : le brouillard, déjà manifeste ce matin, s’est épaissi et l’immense baie vitrée donnant sur le seul élément qui les lie aux universitaires présents, donne l’impression qu’on l’a parée d’un verre opaque. Qui ne laisse rien passer. La deuxième marque d’ironie, c’est justement qu’un groupe beaucoup plus conséquent de ces jeunes gens brillants – on y fête les nouveaux doctorants, visiblement – a reçu l’autorisation que je croyais jusque là réservée aux seuls auteurs : dans cette belle bibliothèque, ils y mangent bruyamment, laissent quelques amuse-bouche s’émietter joliment. Parlent plus fort, sous l’effet du champagne, que je l’ai reproché à mes étudiants, ce matin, à Océanopolis.
Les deux mondes sont côte-à-côte, ils n’échangeront pas et pourtant, ce serait riche, je crois. Même nous, les accompagnateurs, restons en retrait : nos études sont lointaines, mais malgré tous les dénis possibles, elles ne nous ont pas menés aussi loin qu’on l’aurait voulu. Celles des étudiants que j’accompagne seront courtes et pratiques, mais elles les mèneront plus loin qu’eux n’iront jamais, sans doute, d’un point de vue géographique : chez les miens, on parle de l’Arctique, des Kerguelen, on s’envisage au long cours, mais pas universitairement. Chez les autres, je détecte une bonne éducation, mais quelques sourires satisfaits et des phrases toutes faites. Quand ils quittent par poignées la bibliothèque universitaire, ils ont entre eux les mêmes intonations, les mêmes expressions que leurs homologues techniciens. La vie est passée, en une seconde, elle les a réunis au même endroit, le temps que les uns se souviennent, un jour, qu’ils sont passés par là, que les autres n’aient aucun souvenir que d’autres qu’eux s’y sont aventurés. Moi-même ne reviendrai sans doute jamais à la bibliothèque de l’IUEM, qui ne comprend aucun livre de fiction, comme si la mer ne pouvait être abordée que rationnellement. Et l’idée même d’incarner, pour les jeunes que je forme, le monde auquel ils viennent de se confronter, me paraît plus obsolète que jamais. Il n’y a rien de grave, jamais, et surtout pas cela. Mais dans le calme désormais absolu (le temps d’écrire cette chronique et parce que la bibliothèque va fermer), ma vie est passée un peu plus, elle aussi, mais j’ai eu le temps de la contempler, un instant et, malgré les cicatrices, de trouver qu’il n’y avait pas à en rougir. Là-dessus, le brouillard aurait pu se lever et nous libérer la vue, la laisser aux plus démunis, mais il ne faut jamais trop attendre du contrat social, encore moins de l’état de nature.
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11/02/2018
François, Lulu, Régis, Henri & les autres.
Un beau soir d’été, récent, que j’étais avec son fils, mon ami, sur l’esplanade du Montana, en haut de la Montée de la grand-Côte, dans notre Croix-Rousse natale, nous avons débattu de nos grands-pères, dont on raconte encore qu’ils remontaient les Esses, un peu noircis, après avoir refait le monde. Cette idée de la permanence, il n’y a que dans les quartiers qu’on la retrouve, ou qu’on la trouvait, puisque ces quartiers, nous les avons quittés aussi, en y laissant des souvenirs, des images, des sensations. François, lui, habitait toujours dans cette belle maison de ville avec jardin, rue Bourne, dans un arrondissement où les maisons, désormais, s’achètent à prix d’or ou sont détruites, pour que des promoteurs s’y retrouvent. Il habitait à proximité du lycée où il a fini sa carrière, prof de maths incompris (forcément) mais aimé de tous ceux qui l’ont eu en classe. François, dans son allure et dans son expression, c’était l’homme cartésien, jamais soumis aux esprits animaux, toujours égal dans ses humeurs, devant les soubresauts de la vie. Rien de manifeste chez cet homme qui a gardé et lustré sa vieille Peugeot tellement longtemps qu’on n’a aucun souvenir des véhicules qu’il a pu avoir après. Ses lunettes carrés et ses costumes un peu anachroniques ne disaient rien de son extrême bonté et patience, pas plus qu’on ne saura par quels sentiments il a pu passer tout au long d’une vie qui l’aura vu passer, lui aussi, des Pentes à l’autre côté du Plateau. Un homme jugé à tort un peu effacé, face aux excentricités de son épouse, mais un homme souriant, qui semblait vous retrouver tel qu’il vous avait laissé. Un homme dont on n’a pas envie qu’il parte, que la vie se passe sans lui. De l’âge de mon père, qui me rappelle tant que l’enfance est loin, que le Col Saint-André n’est plus qu’un souvenir et que les gamins de la Croix-Rousse, maintenant, sont éparpillés aux quatre coins d’un monde rond. Je l’aurais imaginé centenaire, cet homme sans excès : sans doute s’est-il autorisé, une fois n’est pas coutume, de ne pas s’attarder dans une vie qui voyait ses amis partir l’un après l’autre. Il sera temps, un jour, de reconnaître que ni François ni mon père, ni le fils de François, ni moi-même n’avons été de bons basketteurs, mais la question n’est pas très grave, convenons-en. Moins, en tout cas, que la nécessité de resserrer les rangs de la mémoire et de l’amitié, dans ces lieux où les amis de mon père étaient les pères de mes amis.
" Sur mon banc, la serviette autour du cou, je repensais à tout ça, aux heures passées, enfant, à attendre que mon père m'emmène à la salle. Aux matches joués cent fois à l'avance, l'envie de briller, d'être reconnu. A l'adolescence, on ne sait pas encore que la déception va être l'essence de la carrière, que les gestes mille fois rêvés, réalisés à l'avance ne passent pas le cap de la réalité. Au même titre qu'on ne devient jamais l'homme qu'on s'imaginait devenir, on peut rarement se satisfaire du basketteur qu'on a été."
Le Poignet d'Alain Larrouquis, Ed. Raison & Passions, 2012.
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28/01/2018
La fin (du début) du Voyage.
On ne saura jamais si le nouvel album du Voyage de Noz, “Le début, la fin, le début» s’achève par la reprise acoustique, en blind track, des « Fleurs » - qui composent la couronne mortuaire de cet album ou, qui sait, du groupe déjà dinosaure (trente ans de carrière à Lyon) – ou s’il ouvre sur les bruits de Waterloo (Station), qui l’inaugure, mais on sait, à l’écoute attentive, nourrie par huit (!) années d’attente depuis le dernier opus, qu’il est apocalyptique à souhait, crépusculaire. Du groupe, encore une fois (seul le fan attentif aura remarqué le point d’interrogation suivant le « A bientôt » du livret), eux seuls le savent et ce ne serait pas leur premier trou d’air. D’autant qu’à leur âge, une fois passé le « à quoi bon continuer », on est davantage dans le « Pourquoi arrêter maintenant », et c’est une bonne nouvelle. D’abord parce que ce groupe qu’il est parfois, dans leur ville, bon ton de moquer*, a offert avec « Bonne-Espérance », en 2010, le plus beau roman musical que j’aie jamais entendu : un conte fantastique, une histoire d’amour fraternel entre Süskind, Dickens et Poe, que Stéphane Pétrier, un auteur-compositeur-interprète que je tiens pour un très (très) grand, a sorti d’un imaginaire décousu et féérique pour en structurer un récit époustouflant. Il fallait bien lui donner un petit frère, à cet album, et il a fallu attendre que tous soient satisfaits, ce qu’ils ne seront jamais. Personne ne saura non plus, dès lors, ce qui a fait qu’ils aient décidé, là, de livrer l’album rouge au sigle elliptique - le sigle End Of The Story reconstitué -, mais comme on trouvait Edgar Allan dans une taverne dans « Bonne Espérance », on retrouve Shakespeare dès les premières lignes du « Début… » Histoire d’annoncer la tempête à venir, ou l’un des monologues de Hamlet devant le désastre annoncé d’un monde sur la fin (« What is a man ? », remember…). Parce que sous couvert d’une musique de jeunes jouée par des vieux, à la session rythmique mise en avant par le mixage à l’anglaise – d’où le chiasme « un garçon français dans un train anglais et inversement » ? - de Sir Xavier Desprat, sous les mélodies parfois primesautières des guitares du seul guitariste qui reste des deux qui composaient l’identité, un peu anachronique, du groupe, sous les envolées des cordes, par moments, ou des wouhhhhh, woouh wouuhhh choraux ou du doublage quasi-permanent de la voix par une autre, féminine, c’est un tableau de fin que le groupe propose, via des insistances dans les titres (« End of the story », « Juste avant la fin du monde » ou « Memento Mori ») et dans le propos : on assiste, dans un chaos permanent, à l’échec d’un monde, au suicide de l’Occident (via des problèmes de petits Blancs riches et désoeuvrés, pubards ou traders sur leur IMac 48 pouces, dans « Bagdad Disco Club »), à la perdition d’une humanité et d’une ville qu’ils connaissent bien, livrée aux voitures, aux conflits pour de l’essence ou au religieux, ce « à quoi on s’accroche quand on n’y croit plus ». L’avertissement est baudelairien, dans « Memento Mori » : « tu te rapproches » de la fin, c’est l’horloge (« Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or ! »). Souvent, dans « Le début, la fin », l’énonciation est double : la voix s’adresse à quelqu’un d’autre, via le tutoiement, sans qu’on puisse s’empêcher de se demander si ce n’est pas à elle, à la vie qu’elle a menée, celle qu’elle a ratée (toujours concomitante de celle qu’on a réussie), celle que « Gilles », l’ami à qui l’on ne sauvera pas la vie, va perdre, celle du conditionnel passé (« On aurait pu… ») aussi, le temps des regrets (« Où sont rangés tous mes rêves ? »), des avertissements qu’on n’a pas entendus. Ceux des enfants**, du climat, d’un monde qui a viré à la dystopie (« Les tests disent que nous sommes inaptes à ce monde-là »), à la folie des hommes. Mais puisque l’auteur, « tout le temps (…) doute », il y a aussi dans “Le début, la fin » - pourvu qu’on le prenne à l’envers – une espèce de recomposition, « comme une éclaircie, un ciel de traîne », puisque « demain, ce n’est pas si loin », après tout. Puisque le constat désabusé n’empêche pas des bribes de (bonne) espérance, un monde originel, un état renaturé : « encore un mois et après, promis, je vous rejoins ». Ou l'obnubilant leitmotiv, dans "Nous n'avons rien vu venir": "Même s'il n'y a plus aucune chance, je sais qu'on essayera encore"... Il faut, pour y croire, déjouer les pièges de l’antiphrase (« Tout est Ok »), des photos mainstream et souriantes - selfies sur fond d'Apocalypse - du livret et survivre à l’enterrement de première classe en guise de finale (« Les fleurs ») : « les années les plus belles » ne font peut-être que commencer.
* pour des raisons maintes fois énoncées ici.
** Toute cette ribambelle de prénoms classiques et rohmériens: Louise, Solène, Jules, Paul, Alice, Théo, Jeanne & les autres.
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25/01/2018
Le Cercle des Chefs d'Atelier.
Quarante ans après avoir arrêté de jouer, ils ont continué, tous, à aller « au basket » le vendredi. À laisser leurs femmes devant leur feuilleton en promettant de ne pas rentrer tard, cette fois-ci. À cette époque, la leur, on ne parlait pas de féminisme, d’ailleurs, c’était inscrit dans les statuts de l’association: pas d’équipes de filles. Pour jouer au basket-ball, les sœurs des membres de ce club devaient aller chez l’ennemi honni - la grenouille de La Fontaine, qui voulut se faire aussi grosse que le boeuf villeurbannais - ou dans la banlieue limitrophe. Pas de filles, les femmes au foyer et les hommes entre eux, le vendredi soir, enfin ceux dont on disait, d’un air entendu, qu’ils portaient la culotte chez eux. Ce qui supportait mal, souvent, le principe de réalité, mais dans cet espace et ce lieu hors du temps, ça n’était pas grave. Au bout de toute une vie, on comprendra que ces femmes-là les laissaient y aller parce que c’était leur moment, leur histoire. La permanence - au sens propre et figuré - d’un club qui était bien plus qu’un club de sport, mais une partie de l’histoire de la Croix-Rousse. Pas Olympique comme le voisin, mais pastorale. D’une paroisse (Saint-Bernard) disparue depuis longtemps, qui guette encore les premiers signes de sa transformation en bureaux privés, avec vue plongeante sur la ville. Ils étaient tous nés là, sur les pentes de la colline qui travaille, avaient accédé, socialement, au plateau ou à la proche banlieue. À cette époque, la leur, on ne s’ébaudissait pas d’habiter des quartiers ouvriers en trouvant ça foooooooormidable et atypique. D’ailleurs, pour certains, la banlieue choisie n’était pas proche, mais rurale. Ce sont eux qui arrivaient les derniers, faisant râler les derniers autochtones du Boulevard, qui n’avaient que quelques pas à faire avant de pousser la lourde porte de la rue de Crimée, monter les marches abruptes plongées dans l’obscurité et aboutir dans cette cour intérieure, piste idéale de pétanque pour les beaux jours. Les autres pestaient parce qu’ils avaient tourné une heure avant de se garer, eux qui avaient connu le stationnement anarchique dans l’impasse d’à-côté, jamais verbalisé. De toute manière, on râlait beaucoup, au Cercle des chefs d’atelier. Contre les co-locataires des lieux (les joueurs de billard carambole de la salle adjacente, fermée par un rideau d’un carton ondulé jaunâtre), contre les anciens – ceux qu’ils n’étaient pas encore devenus, les Fournier, Martin, Buemi, Varlot, Baptiste - qui radotaient, contre les jeunes qui ne venaient pas, contre ceux qui venaient aussi. Ils ne l’ont jamais dit ouvertement mais ils ne se sentaient jamais aussi bien qu’entre eux, entre habitués. Au moment où commençait enfin, la partie de cartes, une coinche qui, même sans accent, tournait vite à la galéjade, entre celui qui ne suivait pas, celui qui se trompait et celui qui ne supportait pas qu’on se trompât. Dans la discussion, on faisait le tour du quartier, on médisait un peu sur untel que sa femme n’avait pas laissé venir (ou qui, pour vérifier l'état de son mari, mettait une chaise en travers de la porte de la chambre), sur celui qui ne donnait pas signe de vie depuis plusieurs semaines, on se plaignait de son boulot, de ses collègues. Pas trop longtemps non plus pour ne pas froisser celui qui n’avait pas bénéficié du même ascenseur social, le mécanicien, l'ébéniste. Il y avait toujours, de toute manière, un fonctionnaire (un prof de maths, un conducteur de bus) pour servir de bouc émissaire et mettre tout le monde d’accord. On évoquait de moins en moins les matchs du lendemain ou de la semaine d’avant, jusqu’au moment, que chacun savait fatidique, où il n’y eut plus de matchs du tout: la vie était passée, la relève n’avait pas suivi, les enfants de leurs enfants feraient du basket ailleurs ou pas de basket du tout. La salle serait rasée, on proposerait même une fusion, un temps, entre les deux clubs d’un même quartier. Il n’y aurait pas d’assemblée générale nourrie comme à l’époque, de chaises partout et de candidatures spontanées, il n’y aurait pas la coquetterie du trésorier remettant son poste en jeu alors que les comptes sont justes au centime près, pas de cette petite bile nourrie contre des décisions prises en trop petit comité, entre frères, parfois. Il y aurait moins de pertes dans le frigo, de boissons non payées, moins d’attentes aussi. Arriverait néanmoins le doute insidieux de savoir qui fermerait la porte, réellement et métaphoriquement, qui serait le dernier de la partie de cartes ou à quel moment ils ne seraient plus assez pour une belote. Où le cinq majeur n’aurait plus de remplaçants, où il n’y aurait plus de cinq majeur. Toute une vie au Cercle, ses odeurs un peu rances de Boyard maïs, Gitanes, Gauloises et Marlboro imprégnées dans les murs avant que les derniers fumeurs fussent relégués dehors ou condamnés à la vaporette. Ses pétanques, au printemps, le souvenir d’un éphémère entraîneur spécialiste du tir, qui a marqué les anciens. On est passé, au Cercle, des problèmes de cœur à ceux des enfants - handicap lourd ou secondaire - à l’énoncé des soucis de santé, des premiers cancers aux premières obsèques. Ces moments où les vieux copains se resserrent et, comme l’écrit Brassens, rigolent pour faire semblant de ne pas pleurer. Laissent parler ceux qui savent même si ceux qui savent le font aussi maladroitement qu’ils l’auraient fait eux. Des enterrements qui leur font dire que finalement, les mariages des gamins des autres, c’était parfois fastidieux, mais moins lesté. Où l’on se plaint de l’injustice du départ d’un plus jeune que soi – le dernier président – où l’on craint silencieusement que son tour arrive trop vite. Je ne sais pas si les derniers continueront d’aller au Cercle des chefs d’atelier, je ne sais pas s’ils pourraient faire autrement, non plus. En tout cas, à chaque fois qu’il y en a un qui meurt, c’est un pan de l’histoire de la Croix-Rousse qui s’effondre. Son image qui change un peu plus. J’ai trouvé ici, à Sète, une identité ouvrière qui ressemble à la Croix-Rousse que j’ai connue, enfant, dont j’ai parlé dans « Tébessa ». Les vieux Sétois disent que la ville, pourtant, n’est plus pareille, et pourraient légitimement me désigner comme un de ceux qui la font changer, le débat est éternel. Il y a peu, ici, au détour d’un restaurant et d’une scène un peu burlesque, je croisai Nathalie Perrin-Gilbert, la maire engagée du 1er arrondissement (de Lyon), celui du Cercle : un chiasme inopiné pour moi qui suis né à la Croix-Rousse et l’ai quittée et elle qui n’y est pas née mais l’identifie. La prochaine fois qu’elle ira voir les associations dans leur fief, rue de Crimée, qu’elle ait, si elle le veut bien, une pensée pour tous ceux de la Persévérante. Ceux qui sont partis et ceux qui restent, attendant de rebattre les cartes.
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18/01/2018
Vingt ans.
Ça n’aura été, jamais, qu’une seule seconde de ma vie, mais il a fallu vingt ans pour admettre que c’est une seconde qui a déterminé tout le reste, jusqu’à aujourd’hui, dans l’absence, depuis longtemps intégrée. Mais à vingt-neuf ans, s’imagine-t-on, vingt ans après, tout retrouver de cet instant précis, de mon entrée dans la salle, d’un salut au groupe vite maugrée et de cette place, la seule restante, qu’il m’a fallu prendre. Contournant la première latérale de cette assemblée en U, saisissant le premier siège disponible. Vingt ans après, je sens encore, très précisément, mon séant descendre augustement et, dans le même temps, suspendu, cet homme à ma droite tenir un discours neutre mais dirigé vers cette femme, que je n’avais pas vue, encore, que je n’aurais jamais remarquée s’il ne lui avait pas parlé ainsi. C’est ce déséquilibre qui m’a saisi, un corps pas encore assis et le regard qui passe du malotrus à cette femme, qui sourit mais se sent rabaissée, un peu. Je la vois, elle ne me regarde pas mais déjà je sais que j’irai la voir, à la pause, lui parler, lui faire comprendre, en implicite, que le genre humain, ça n’est pas lui, ça ne peut pas se limiter à lui. J’irai la rassurer, plaisanter, mais avec délicatesse, cette fois-ci. Tout cela je l’ai fait, il y a vingt ans, très précisément. Aujourd’hui. Et cette seconde précise, ce moment que je n’ai jamais oublié, a conditionné toute mon existence, depuis. Nous a emmenés, elle et moi, dans un tourbillon destructeur que nous n’aurions jamais imaginé l’un pour l’autre. Jamais. Vingt ans, depuis, que je régule, ce mot détestable, que j’essaie, bon an mal an, d’équilibrer les phénomènes que cette seconde a provoqués. Elle n’est plus là, mais je l’ai intégrée suffisamment, dans ma mémoire et mon travail, pour que je ne l’oublie jamais. J’ai même réussi à être pour celle que j’ai perdue cette seconde-là celui que je n’aurais peut-être jamais pu être si je ne l’avais pas vécue. C’est elliptique, mais vingt ans qui reviennent, d’un coup, c’est beaucoup. Ça mérite. Ouessant, depuis, a fait le reste : tous les dix ans, peut-être, je ferai le voyage. Mais elle, n’existe plus. Est peut-être encore là où on a tenté de l’enfermer. Je l’ai laissée partir, enfin. Mais ma mémoire est sauve : il ne sait rien de ce qui s’est joué cette seconde-là, mais dans la même salle, celui qui nous accueillait, à l’époque, pour un stage de Philosophie, est devenu, dix ans après la scène décrite, mon éditeur. Vingt ans après, il l’est toujours.
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