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04/10/2017

Martinelli à la plage.

ldm.jpgL’homme de miel” est un tout petit livre. En une heure de temps, transports et bains de mer compris, vous l’aurez mis à votre actif. Christophe Lucquin, l’éditeur délicat, frissonnera peut-être à l’idée de voir ce bel objet soumis aux aléas de la crème solaire, mais par ailleurs, c’est le rêve de tous les faiseurs de livre que de reconnaître leurs opus sur les plages. Une fois le decorum idyllique de ma lecture planté, je dois confesser ici que « L’homme de miel » et moi, c’était plutôt mal parti (Rhaaah, les Mal-partis, sublime premier roman de Japrisot, NDLR). J’étais allé, par amitié, écouter Olivier faire des lectures avant la parution du livre et lui saura ici - nous sommes amis – que je n’avais pas été conquis par les extraits qu’il en avait donné. Parce qu’un auteur n’est jamais le meilleur lecteur de son œuvre et que la question de la matière, très vite, chez l’Ayatollah du roman que je suis, s’était posée : fait-on de la littérature avec du matériau autobiographique, est-il défendable de se servir autrement que par thérapie de la maladie pour s’adresser à d’autres ? On a toujours, tellement, voulu ramener mon « Tébessa » à l’existence de Gérard quand je ne raisonnais que fiction que j’ai toujours un œil très averti sur la question. De fait, ayant apprécié l’écriture romanesque de Martinelli dans « Quelqu’un à tuer », par exemple, je ne reconnaissais pas grand chose de sa musique dans ces fragments, chroniques d’une longue maladie (le myélome) et du bouleversement d’une vie. Le cap de la lecture, de l’objet-livre (d’un bleu et blanc clinique superbement imprimé), a levé les doutes et intéressé le lecteur que je suis : les chroniques s’enchaînent, courtes, reprennent le schéma connu de la révélation, de l’abattement, de l’entourage, elles sont servies, du début à la fin, par un choix assumé d’un « je » répété à l’envi, en tête de toutes les très courtes phrases. Henri-Pierre Roché, dans mon roman vénéré « Jules & Jim » se sert de cet artifice (en substituant le phonème au pronom personnel) pour coller une (fause) naïveté à un sujet complexe, Martinelli en use pour que l’urgence, la violence de la situation s’impose au lecteur : il le prend à la gorge comme lui-même encaisse le K.O technique du médecin lui annonçant sa relation extra-conjugale avec l’hydre à deux têtes : le cancer et la mort. C’est efficace, pudique, et certaines scènes liées à ses enfants sont sublimes. D’ailleurs, à un moment, le livre-même semble échapper à l’auteur et l’énonciation change, les destinataires sont identifiés : sa fille, son fils. Lequel inspire les plus belles pages du livre, la note XXXVIII, intitulée « l’Ascenseur » : je n’en dirai rien mais défie quiconque ayant un enfant d’y résister. Puis on revient à une distance tour à tour vitale, ironique. L’amateur de littérature américaine qu’il est – on ne prénomme pas son fils Dan par hasard – passe autant de temps à décrire les cicatrices et les substituts de titane que les humeurs des ambulanciers et le mauvais goût musical des chauffeurs de taxi, joue d’une forme de dandysme devant l’issue, sollicite même Woody Allen, dont on sait que la mort a quelque compte à régler avec lui depuis la scène de fin de « Love & Death ». Le lecteur peste parfois contre la forme, voudrait que certains des fragments fussent davantage explorés, d’autres évités. Puisqu’un bon papier analytique, c’est trois caresses pour un coup de griffe - je ne peux pas pester contre les associations de malfaiteurs de la littérature qui se congratulent mutuellement sans chercher à m’en différencier – je regretterai les passages sur son statut d’écrivain tour à tour célébré ou frustré (par les ventes des autres), par cette revendication dont je n’aurai sans doute pas saisi l’ironie : quand on a survécu à une épreuve pareille et qu’on l’a si bien restitué, à l’écrit, on ne revendique pas l’envie d’être « le meilleur écrivain de sa génération ». D’abord parce qu’ils sont tellement nombreux à le faire que ça en devient absurde et que l’âge d’homme, c’est de savoir que ce sont les livres qui en décideront. Celui-ci et ceux qui signeront son retour au roman. « L’homme de miel », contrairement à une agitation qui s’en est emparé, n’a rien à faire dans la rentrée littéraire : il vaut beaucoup mieux que ça.

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10/09/2017

0695.

Je reçois un appel sur mon téléphone portable, je suis au volant et ne répond donc pas. Arrivé à destination, je cherche à savoir qui voulu me joindre, m’arrête aux quatre premiers chiffres, 0695, ne vais pas plus loin : ils sont ceux de quelqu’un dont j’ai effacé le numéro, pour ne pas vivre la déchéance numérique qui nous menace tous, pauvres riches occidentaux. Je ne vais pas plus loin, non, je ne vais pas plus loin. Quoique… Et si, un dernier message, un retour assez sec, demander s’il s’agit d’un véritable appel ou si la machine, comme souvent, a composé seule mon numéro à moi ? Il y a tellement d’interprétations dans le virtuel, quand plus rien n’est tangible, ni le regard dans la rencontre, ni la main qu’on a lâchée. J’envoie, un peu honteux. La conversation qui suit est un modèle d’antiphrases, vouvoiement à l’appui : il ne me semblait pas que la distance fût si marquée… Il me faut un temps certain pour comprendre qu’en fait mon interlocuteur n’est pas celui auquel je pensais, qu’il s’agit là d’une autre histoire, d’une autre rencontre, avec son lot de surprises et de curiosités. Je suis, un moment, dans la peau de Félicie, qui, pour avoir confondu Levallois et Courbevoie, a perdu, de fait, l’amour de sa vie (bon, là, c’était avant les portables et vous aurez reconnu « Conte d’hiver »*). Les sensations s’inversent, je mets autant d’empathie dans la réception que je destinais d’antipathie à l’autre 0695. Les existences ne tiennent à rien, parfois. Je pense à Vanneyre, à son « temps adouci », mise sur la surprise, le lâcher-prise, quoi qu’il arrive et quoi que ça entraîne.

*« Ce n’est pas parce que j’étais follement amoureuse de Charles et que je suis très triste de quitter Loïc que je ne serai pas heureuse avec Maxence. »

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22/08/2017

Les portraits de Clara Ville.

Claravillephotoblog.pngJ’ai écrit un roman sec et autonome, ainsi qu’on me l’a demandé, à partir d’un des portraits de mémoire que je fais depuis treize ans maintenant : des portraits type « Libé » (en dernière page), distanciés, psychologisants. Cinq colonnes, un circuit court à forte fonction poétique, depuis des années, maintenant, j’offre à mes proches ces cadeaux particuliers et un peu embarrassants, tant ils disent du portraituré plus qu’on n’en a jamais dit. « Moi comme personne ne me sait », m’a écrit la dernière en date, quand je lui ai offert mon « Evidence de la symbiose », titre elliptique. A sa lecture, un ami m’a dit qu’on aimerait en savoir plus sur le personnage, et l’analogie s’est faite, le pacte biographique renouvelé : une personne devient une entité littéraire, après quelques aménagements, une vie se romance, dès qu’on change le nom, l’endroit, les adjuvants. A condition de ne pas tomber dans le piège de l’autofiction ; ce n’est pas le portraitiste qui compte, mais le modèle. L’idée s’est imposée d’elle-même : il faudrait que deux artistes, un peintre et un écrivain, débattent de la façon de dépeindre (pour peindre, faudrait-il déconstruire, aussi ?) le sujet. La personne que je connaissais est ainsi devenue une héroïne, aussi éloignée de moi que je le pouvais. Il a suffi de la prendre là où on ne l’a pas connue, d’imaginer ce qu’elle pouvait être et faire pendant que nous passions. Et pendant tout ce temps (d’écriture), le souci s’est posé de ne jamais intervenir, de ne pas arranger le récit. Ne pas être dans la relecture mais dans l’écriture du vrai. Garder une forme de naïveté dans le récit, à la Roché, raconter une histoire, celle de Clara Ville, déterminée par l’abandon, la distance, les décisions abruptes. Elle existe, maintenant, cette histoire, et ce personnage est un des miens, un de ceux que j’adore et avec qui je vis, comme Emilie de « la partie de cache-cache », Gabrielle de « Marius Beyle ». Comme Aurélia, que j’ai hâte de présenter au monde. Autant de raison d’éviter de parler de soi et de réfléchir à la fonction de l’écriture, également. Il me reste quelques mois pour ciseler l’écriture de cette grosse nouvelle ou ce mini-roman, qui s’inscrit aussi dans ma tétralogie musicale : on y parle du piano – celui du père, qui cache son spleen derrière la Sonate au Clair de lune de Debussy - après la guitare de « Paco » et avant deux créations théâtrales, sur la contrebasse et le violoncelle. Je ne chôme pas, je vois la cinquantaine arriver et espère bien en récolter les bienfaits, enfin. Clara Ville à mes côtés, au moins.

"Un matin, elle le sait, ce sera son dernier, ici. Il ne lui reste qu’à lui dire, ou pas. Toute sa vie de femme s’est construite sur l’idée qu’on pouvait tout quitter du jour au lendemain, qu’il suffisait de mettre quelques affaires dans une valise et de fermer la porte. Elle n’en pouvait plus de rester dans cet appartement à constater son premier échec, par la faute d’une rivale qui s’était autorisée à la juger. Elle fera l’après-midi le tour des portes de la ville, leurs ventaux de bois bardés de fer, les comptera et fondera sa conviction sur l’évidence du septénaire : il y a bien sept jours de la semaine, sept planètes importantes, sept couleurs dans le spectre de lumière, sept merveilles du monde et, comme un message qui lui serait adressé de très loin, sept notes de musique."

Extrait de « Girafe Lymphatique », à paraître (Ed. Le Réalgar, 1er trimestre 2018).

 

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31/07/2017

Jules & Jim.

CCJ&J.jpgCe serait faire injure à Jeanne Moreau que de la limiter à cette sublime chanson de Bassiak, écrite en plein tournage de "Jules & Jim" alors que Truffaut, comme à son habitude, cherchait en la filmant comment montrer à l’actrice qu’il avait choisie qu’il l’aimait. Elle qui en aimait un autre, puis un autre en cours de tournage, comme si la merveilleuse a-moralité du roman de Henri-Pierre Roché (un premier roman à 74 ans !) n’en finissait pas d’agir. Et de résonner, comme son excipit, dans nos mémoires : « D’ailleurs, ce n’était pas permis ». Ce serait faire injure à la vie de pleurer trop fort la disparition d’une dame de 89 ans, quand dans la note d’en-dessous, on fustige l’injustice d’une vie volée (beaucoup) trop tôt. L’adage, éculé, veut que les acteurs restent vivants, quoi qu’il en soit, et Mademoiselle Moreau est une IMMENSE actrice, alors, pensez donc, la postérité. Non, aujourd’hui, pendant que les réseaux sociaux bruissaient d’hommages et de RIP, une jeune femme m’a ému en se souvenant d’une scène que je pensais oubliée de tous, sauf de moi. D’une rencontre à la librairie « Jules & Jim », à Cluses, qui changea ma vie, d’une interprétation du tourbillon dont j’avais, accompagné de Eric Hostettler, fait la surprise à Christelle, la patronne des lieux. Ce jour-là, je présentais « la partie de cache-cache » à la curiosité de tous ceux qui avaient aimé « Tébessa », et ils furent nombreux, du côté de la Savoie et de la Haute-Savoie, terre des jurys de Lettres-Frontière. Christelle, qui fut la meilleure vendeuse de ce roman, qu’elle conseilla en coup de cœur, « comme un thriller », disait-elle. Christelle qui ne fut pas en reste puisqu’elle m’offrit ce jour-là les Carnets d’H.P Roché, dans la belle collection rouge d’André Dimanche. Un peu dépitée de n’avoir pas réussi à dégoter ceux d’Hélène Hessel – mère de Stéphane – qui racontaient la même histoire, vue différemment. Ce jour-là, à Cluses, la tempête de neige a surpris tout le monde, même les plus volontaires, mais n’a pas retenu les plus fidèles d’entre eux, qui ont poursuivi ce tourbillon-là jusqu’au bout de la nuit. Celle d’avant les incompréhensions et les chemins qui diffèrent – alors tous deux on est reparti – bien dérisoires des années après, devant l’histoire qui se rappelle, ou qu’on ravive. Aujourd’hui, alors que Catherine (ce personnage inspiré de deux figures féminines du roman) s’en va, doucement, je repense à ce sublime dialogue, ciselé :

« "-Vous avez aimé, Jim. Pour de bon, Jim. Cela se sent. Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée?

-Cela n’est pas arrivé. »

Et je pense à une librairie qui n’existe plus sous ce nom, à une libraire à qui je donnerai, bientôt, de mes nouvelles, sous la forme d’un roman de 540 pages.

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20/07/2017

B.

19642298_1490820107642655_5885309221569880011_n.jpgAppelons-le B. Ses parents doivent être effondrés de douleur et je ne veux pas qu’une quelconque appropriation, même pour un temps, la décuple, si tant est que ce fût possible. B. a l’âge de mon fils et de ses copains, d’ailleurs, à eux tous, ils commencent déjà à avoir une certaine expérience de l’amitié et du bel âge. Ils ont fabriqué un radeau, ont descendu le Rhône, recréé l’auberge espagnole à Barcelone, ils ont passé des réveillons ensemble, se sont sans doute juré fidélité. Pour la vie. Mais B. restera ad vitam aeternam celui de tous dont le visage restera figé à l’âge de 21 ans, ce qui l’empêchera singulièrement de vieillir mais plongera pour le reste de leur vie tous ses amis dans le pincement au cœur. Celui qu’on a tous ressenti un jour ou l’autre et qui se ravive, sans prévenir, quand on passe quelque part ou qu’on entend un air, à la radio. Tous ses copains seront là samedi, interrompant leurs vacances, s’apprêtant à entrer de plein pied dans l’héritage mémoriel de l’injustice. 21 ans, le bel âge, oui – plus de considérations nizaniennes – mais pas pour mourir. B., je ne l’ai vu qu’une ou deux fois, j’en parle avec distance et pourtant, par assimilation, depuis ce matin, je pleure autant que ceux qui le pleurent intimement. Parce qu’il est le fils de ceux qui pourraient être moi et sa mère, parce que le chagrin est communicatif et parce que la maladie frappe qui elle veut quand elle veut, sans rien respecter. Parce qu’il était beau et doux, un peu décalé dans ses options, visant l’audiovisuel, de mémoire, sans trop y connaître, à l’époque. B., c’est le copain qu’on rêve d’avoir quand on est jeune, celui qui ne pose de problèmes à personne, qui est toujours partant. Qui contrecarre un peu les exaltations des quelques autres, tout en s’en nourrissant. B., c’est un visage souriant, un peu mélancolique comme si quelque chose en lui, déjà, s’excusait du mauvais tour qu’il va leur jouer. Du manque insupportable. Lancinant. B., c’est à lui seul tous les deuils qui reviennent, la haine des absents, ce sont les vies qui défilent sous nos yeux et nous font dire que la nôtre se construit là-dessus, parce qu’on n’a pas le choix. C’est la relativité qu’on oublie de donner à l’ordre naturel des choses, trop occupés que nous sommes à penser que rien ne doit et ne peut changer. B., sa vie qui s’achève si rapidement, celle de ses parents qui n’a plus de sens, d’un coup. Ce sont des larmes qui ne s’arrêtent pas et qu’on voudrait voir couler jusqu’à la fin, de peur qu’on l’oublie. Mais B., c’est aussi une sacrée figure qui rentre dans l’intemporalité, qui renforce un peu plus encore le lien d’amitié, interdit tout compromis avec le serment. Ses amis, dont mon fils, se rappelleront toute leur vie à eux où ils étaient, ce qu’ils faisaient, quand B. les a quittés. Ils ont une sacrée responsabilité, maintenant, mais nul doute qu’ils en sont conscients, tous : c’est par eux que B. continuera de vivre et que la douleur s’atténuera. Un peu. « D’avance, on a tous perdu », entends-je, de là où je me trouve. C’est sûr. B. en a pris une sérieuse, d’avance. À eux de comprendre que ceux qui restent sont parfois condamnés à vivre.

 

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17/07/2017

Hautes-Côtes de Permanence.

petit bonehur.jpgLa qualité humaine de Fergessen fait qu’on peut, à n’importe quel moment de leur vie d’artiste, prendre un train, une voiture puis une autre voiture pour aller les rejoindre là où ils sont. À Epinal, en janvier dernier, Olivier Lebail, qu’on découvrait dans la troupe, nous invitait dans son « Petit bonheur », l’auberge bourguignonne qu’il tient à Curtil-Vergy, au-dessus de Beaune, là où le moindre panneau d’indication routière fait saliver les palais. Une auberge dont la devise est à l’image de son patron et de sa compagne, Pauline : chaleureux, accueillant, bon vivant. « Notre métier n'est pas de bien vous servir mais de vous donner l'envie de revenir... ». Avant d’y revenir (c’est d’ores et déjà programmé), il fallait donc y aller, ce que nous fîmes hier, pour la deuxième soirée du duo. Qui avait mis le feu la veille, jusqu’à des heures indues. Nous nous attendions donc à un concert plus calme, en famille ; les vacances, le dimanche soir, le peu de réservations, tout cela n’incitait pas à la débauche d’énergie, mais le duo ne sait pas faire sans, et pas autrement. Un duo devenu ménage à trois, depuis que Paul – le petit Paul – est venu poser ses batteries chaloupées sur la musique des deux chevelus. Un Paul (Gremillet) qui avait fait très forte impression à la Souris Verte, et dont l’apport est inestimable, désormais : outre sa façon de danser la batterie – druming barefoot, qui plus est – il libère David des soucis de programmation, libère le fauve plus encore qu’à l’habitude. Mais pour apprécier le concert, il faut passer par les mythiques œufs pochés à l’Epoisses (ou en Meurette, le choix est cornélien) et le Suprême de poulet fermier Gaston Gérard - une recette de son épouse Reine Geneviève Bourgogne, créée en 1930 pour Curnonsky : un poulet d’abord doré à l'huile, ou au beurre , puis laissé à cuire, une sauce issue du jus de cuisson, du Comté  râpé, du vin blanc de Bourgogne, de la moutarde de Dijon, du paprika  et de la crème fraîche, servi légèrement gratiné… Les sens sont en éveil, et la comparaison est fatale pour le repas de midi. Olivier propose des vins de son choix, un Hautes-Côtes de Beaune de chez Rouget pour ouvrir l’appétit, un Chorey-les-Beaune de chez Guyon, un Nuits St-Georges qu’on laisse décanter pour la suite, on bénit la rencontre d’il y a six mois, cette forme de permanence qui dément toutes les trahisons et les abandons qu’on a vécus entre. Le lieu se remplit, entre habitués et curieux, la formule est simple : de la bonne chère et de la musique, les deux concordant dans l’esprit. Il faut élever la partition au rang de ce qu’on a mangé, sortir le corps de la divine apathie digestive. Quoi de mieux, pour ça, qu’un set réorchestré, un premier titre des « Accords tacites », le premier album toujours pas réapproprié, « In Excelsis » et le miracle se réitère. Avec les mêmes recettes, là aussi, celles qui donnent envie d’y revenir : énergie, transe, catharsis, tout a été dit sur ce groupe-là, post-punk-soul à textes, qui fait chanter le public sur la mélancolie ou la dépression, pousse Sir McCartney à la retraite sur « Eleonor Rigby », passe par « Tangerine » et pense même à dédier un Grant Lee Buffalo à un membre du public juste parti pisser, à l’instant. Michaela parle sérieusement entre les morceaux, David la coupe et dit à peu près n’importe quoi pour dédramatiser : post-punk, on a dit, entre cri primal et défoulement sur les cymbales de Paul. Les personnes qui les découvrent, comme à chaque fois, sont subjuguées, les autres luttent contre l’air entendu d’être ceux qui les connaissent le mieux. Personne ne sait vraiment ce qu’ils nous réservent, ces deux-là, capables de sortir « l’Eté » - leur prochain album – en octobre. Partout où ils seront, ceux qui les suivent se trouveront, quelle que soit la saison. Pour les Lyonnais (et alentours), la date à réserver, déjà, c’est le 2 décembre, à la Casa Musicale. La veille, ils seront, encore, au Petit Bonheur, celui qui en annonce d’autres, démultipliés. J’y serai aussi, on verra comment : peu importe.

PS : s’il fallait encore démontrer qu’entre l’expressivité topinambouresque d’une actrice à succès, le sous-pérecquisme delermien d’un auteur superfétatoire, la voix suave d’un GPS indiquant une position libidineuse, la drôle histoire d’une chemise rose dans les back-rooms des Village People d’un côté et, de l’autre, toute la douceur de vivre qu’une telle alliance des Arts nous a apportée hier, le choix était vite fait, alors. J’espère que cette note aura éclairé les quelques palpitants récalcitrants qui restent.

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23/06/2017

Le père Favino.

Initialement, il devait regarder les annonces de vente de voitures, la sienne montrant des signes évidents de fatigue: il n'y a pas que les hommes qui souffrent des fatigues d'une vie de saltimbanque, passée à écumer les villes et, récemment, des pays qui les accueillaient, sa troupe et lui, pour jouer, alternativement, les morceaux de son illustre grand-oncle sétois ou les swings ravageurs et dingos du grand Django. Les deux étant intimement liés. Dans la boutique de fringues, qui sait ce qui l'a fait passer de la kangoo - pratique pour la contrebasse de Laurent - la guitare manouche qui apparut sous ses yeux. Une rareté, un mirage dans l'anonymat de la Toile. Un Drouot sans la présence, les mains qui tremblent et la voix hagarde qui s'écrie "Ce que vous vendez là, c'est mon passé à moi!". Une pièce de maître,  44 ans d’âge, sortie de l'atelier du père Favino, ce « luthier d’Art" qui perpétua les modèles archtop « à table bombée », « voûtées à la main », puis les type Selmer et, en adaptant la table d’harmonie - sans pan coupé - et la rosace ovale, en créa enfin pour "Georges". Le signe était trop fort, l'occasion ne repasserait pas. D'autant qu'un autre détail lui mit la puce à l'oreille, plus que l'ombre au tableau: le vendeur, un dénommé Marc R., n'était-ce pas celui qui jouait dans le projet de Laurent, son contrebassiste? Ces interactions, dans le temps, la transmission, n'était-ce pas là la marque ultime d'une responsabilité qui, tout à coup, pesait sur ses épaules? Après tout, en s'arrangeant un peu avec les autres, en privilégiant le mode acoustique et les voyages légers, n'y avait-il pas obligation à ce que le budget prévu se déplace sur l'instrument plus que sur le véhicule? En prenant la guitare, qui plus est, sa (bonne) action se décuplait, dans l'égotisme des artistes: il donnerait du son encore meilleur au public, le replongerait dans des accords et des réminiscences délicieux et, dans le même temps, permettrait à l'objet d'art(isan) de rester dans la famille. Un coup d'œil, par dessus l'arrivage de manteaux, à sa compagne, qui l'a laissé mener ses recherches automobiles : que va-t-elle en penser, s'il clique sur l'imprévu, et ses incidences? Peut-être vaut-il mieux qu'il s'assure, avec Laurent, qu'il s'agit bien de Marc R., qu'il appellerait dès lors à la première heure, le lendemain. Pour l'essayer, en vérifier la mécanique, la carrosserie, euh, les mécaniques et le cordier. Mais une Favino - qu’il fera authentifier par Jean-Pierre, son fils, puisque l’étiquette à l’intérieur est un peu effacée - ça ne se refuse pas. Pas dans cette ville, pas à ce moment de sa vie. L'évidence devient urgence, ses mains tremblent, lui aussi, de ne pas la tenir, déjà, l'essayer en présence de ses musiciens : vérifier qu’elle a vécu, coups et traces faisant foi, mais qu’elle sonne comme personne. Qu’elle est déjà « faite » au niveau du son. Il ne dormira pas de la nuit, entendra des aigus, des hauts-médiums, des frisettes de basses et des legato langoureux qu'il ne connaît que sur disque. Vinyle. Ne pas l'acheter serait un crime de lèse-majesté, contre la musique, l'héritage et le Gipsy. Personne ne le sait, dans l'arrière de la boutique, mais il n'a pas le choix: renoncer serait trahir, et dans l'instant, il lui semble que et Django, et Georges, et le père Favino le regardent, sans mot dire mais sans en penser moins: prétendrait-il les représenter encore s'il LA laissait passer pour un de ces véhicules vulgaires qui polluent la planète? Une étiquette sur un manteau dégriffé attire son attention: après tout, ce ne représente jamais que trente-six fois son achat? Et les manteaux, souvent, finissent au fond des placards, non? Un de ses amis le comprendrait, qui aurait voulu pouvoir acquérir l'exemplaire de "la Valse" retrouvé dans un grenier de l'Oise et vendu aux enchères quelques semaines plus tôt. Après tout, ce ne représentait que deux-cent dix-neuf fois l'achat de sa Favino. Tout est relatif, dans la passion. Sauf la passion.

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10/05/2017

Elle aura été.

C’est à ce moment-là qu’on se rend compte que « être ou ne pas être » n’est pas la bonne question. Que les choses reviennent via cette feuille qui se débat avec l’énergie du désespoir pour ne pas que le vent – froid, dehors – l’arrache à sa branche, qu’elle quitte l’arbre qui lui a donné les satisfactions de sa vie de feuille, sans jamais citer Whitman, par élégance. Tout est question de racines et de branches nues, au bout du compte, se dit-elle, sa main posée sur la vitre laissant une trace de givre s’effaçant comme s’effaçaient les mots sur le sable, quand il fallait quitter la plage, l’été. Avoir été, l’été, pas une de ses copines de saison, ni automne malade, ni printemps tape-à-l’œil. Qu’elle s’en méfiait, du printemps, aux Ecartés, quand les rayons dardaient, poussant à se dévêtir jusqu’à ce que la nuit tombât, la laissant la nuit gorge nouée, nez rougi ! A-t-elle seulement senti, dans ces moments-là, que les feuilles se débattaient avec un sort plus sombre, une énergie du désespoir bien vaine, face au vent triomphant ? Les vents, à l’école, elle les avait appris par cœur et se targuait encore récemment, devant ses congénères, de ne pas les avoir oubliés : tramontane, autan, aquilon déchaîné… Elle avait surpris, dans le regard des mémères - comme elle les appelle pour mieux s’en exclure - un vague souvenir, du temps où elles avaient de la conversation. Elle qui ne se rappelait plus du moment où on l’avait emmenée là, de qui avait pris la décision. Son fils, qu’elle ne voyait plus depuis qu’il avait quitté femme et enfants pour un travail mieux rémunéré aux Etats-Unis ? Elle n’avait plus qu’une vague image de lui, n’en souffrait pas : elle l’avait vu évoluer autrement, privilégier les choses futiles. Sans doute tenait-il ça de son père, mais elle n’avait pu refréner, il y a déjà bien longtemps, une pointe de déception jamais démentie, mais qui avait fini par ne plus avoir d’importance. Comme la plupart des choses qui se passaient ici. Elle avait trop vu les autres résidentes souffrir de la non-venue d’un proche, pourtant annoncé, pour s’adonner elle-même à ce type de douleur. Sa blessure à elle était concentrée sur ce qui lui revenait, par bribes, qu’elle ne pourrait plus faire : danser, comme elle l’a fait toute sa vie, jusqu’à ce que celle-ci la reprenne. Aimer, embrasser, redevenir la sulfureuse, parce qu’elle avait dit un jour à un amant qu’anticiper un départ, c’était ne pas courir le risque d’être le dernier à rester. Elle avait renoncé au décompte, ne savait plus à quelle époque, ni quel siècle elle se référait. Quand elle était encore chez elle, à chaque fois qu’elle passait devant des lieux qui l’avaient marquée, par ce qu’elle y avait vécu, par ce qu’ils véhiculaient eux-mêmes d’histoires, elle s’imprégnait de tout ce qui s’y était passé, des amours, des tristesses, des espoirs ravivés. Tout la pénétrait, les arbres, les bancs, les ombres massives des monuments. Sa mémoire était là parce que ce n’était justement pas la sienne : c’est outrecuidant d’imaginer survivre à un arbre, à une place. Il vaut mieux s’y inscrire, dans la durée et le passage. Elle avait projeté y mourir, sur la petite place de son enfance, s’était imaginé s’asseoir sur un des bancs verts, regarder des amoureux s’étreindre, fermer les yeux et ne plus les rouvrir. Mais on ne la laissera pas vivre sa mort comme elle l’aurait voulu, on l’obligera, par effet-miroir, à subir la déchéance comme reflet quotidien, simplement parce que ça n’était pas permis, d’être maître de sa mort. Elle le lui avait suffisamment fait comprendre, là-bas…

Au moment-même où la feuille renonce, se laisse décrocher et partir dans le vent, elle repense à Armand, cet amant connu si jeune. Armand, ce fils de paysans sorti de la misère en mariant la fille d’un industriel de la région faisant dans la toile cirée. Elle s’en souvenait, parce que son idiot de fils s’était demandé, en vidant l’appartement, d’où pouvait venir cette nappe rouge basque restée, cinquante ans durant, dans son emballage d’origine. Armand qui l’avait rejointe chez elle le soir même de son mariage, l’air désolé, sans rien dire, en buvant son café. Il est venu comme ça pendant des années, juste pour passer du temps avec elle, lui laissant d’autres amants, d’autres histoires, sans rien revendiquer. Puis un jour elle ne l’a plus vu, ne s’en est pas inquiétée, jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’il s’était tué en voiture, que personne n’avait imaginé qu’on pût l’avertir. Ça n’aura pas été sa seule perte douloureuse, mais c’en est une qui a compté. Une de ces absences qui vous font aborder la fin de la vie avec le secret espoir, jamais assumé, qu’il y a un après et qu’elles en font partie. Même les pires mécréants se mettent à croire, dans des enfers pareils ! Qu’est-ce qu’ils pourraient faire d’autre, ici, au cours de ces journées bêtifiantes, rythmées par les soins et les programmes télé ? Elle qui ne l’avait jamais eue chez elle, n’avait jamais voulu s’abaisser à la regarder, voilà qu’on lui proposait, deux ou trois fois par jour, de s’abrutir devant des émissions présentées bruyamment par des imbéciles. Malheureusement, elle ne pouvait plus lire : ses yeux la brûlaient, les caractères fondaient au fur et à mesure qu’elle les parcouraient, se mêlaient, se refusaient à elle, parce qu’elle les avait trop compris, trop perçus, sa vie durant. Parce qu’elle avait cette intelligence qui lui faisait comprendre la portée d’un texte et ses procédés d’écriture. Qu’elle avait été une des premières femmes de Lettres de sa région, qu’elle avait écrit des ouvrages de référence sur le XVII°s. Dont elle se récitait par cœur des passages de théâtre, puisqu’elle ne pouvait plus lire. Secrètement, bien sûr : on aurait doublé les doses de calmant si on l’avait entendu déclamer ces vers si prégnants, ce refus de l’amante de rendre à celui qu’elle aime en retour le coup fatal qu’il a porté à son père… Ça n’était pas des choses de son âge, ni de son rang, lui avait-on objecté, quand elle avait voulu présenter son premier travail universitaire, sur le sujet. Les mêmes reproches qu’on avait faits à l’auteur, trois siècles auparavant. Ça n’avait pas été facile, mais ça l’avait renforcée dans l’idée qu’elle se battrait seule contre le monde entier, toute sa vie. Pourquoi se souvenait-elle de sa soutenance, là, devant la fenêtre de la résidence, pourquoi dessine-t-elle, sur la buée de la vitre, les sigles avec lesquels elle soulignait, dans le texte, les diérèses et les enjambements ? Etait-ce la poésie qui résistait, avec la même énergie que la feuille, contre le bruit sourd de la télévision du foyer ? Etait-ce Rodolphe, le jeune chargé de travaux dirigés, qui s’était épris d’elle au point de lui écrire un poème sublime la prenant comme sujet, dans la conscience du refus qu’elle lui avait objecté ? Pourquoi tout revient-il quand ce n’est pas le moment, pourquoi la mémoire est-elle inflammable, pourquoi les êtres sont-ils, à leur fin, abandonnés à eux-mêmes ? Elle laissait son esprit s’évader, suivre une autre feuille, se demander quelle serait la dernière. Celle qui reste. Qui sonnerait la révolte contre le cycle naturel, défierait la mort, tiendrait jusqu’au printemps, sans pollen, sans allergies et sans éternuements. Une vie réinventée, dont elle devra convaincre les autres, au réfectoire, tout à l’heure. Mais la dernière feuille lâche, juste là. Elle sait que la lutte est vaine, qu’ils s’accrocheront à leur pitance et à l’émission du soir. Elle en est là, devant la fenêtre, recluse en passe de se libérer de ses jougs. Quand elle flottera dans l’air, qu’elle se laissera aller, portée par le zéphyr, c’est ce qui va la rasséréner, dans l’inquiétude légitime de ce qu’il y a après la mort. Parce que ce n’est la mort qui compte, c’est ce qu’on a fait de sa vie, avant : elle le sait, elle, que c’est quand on se retourne sur son passé qu’on comprend si on a vécu ou si on s’est trompé soi-même. C’est là, dans la somme de ses erreurs et de ses passions mélangées, qu’elle se détachera d’elle-même et vivra en impesanteur. Elle le sait, devant la fenêtre, à son dernier instant : c’est sa vie qui a défilé sous ses yeux, le dernière allégorie qu’elle aura eu à étudier. Elle aura été.

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