19/03/2018
La Haine des camions.
L’image m’obsède et m’interpelle plus que jamais. La pudeur me dit de me taire mais le silence, dans la vie, l’amour et la mort sont les étapes de l’après, pas celles du pendant, de ce qui se passe, arrive ou – c’est le sujet ici – arrive de nouveau. Je pense à cette personne à laquelle la vie m’a lié dans une injonction commune, aux mots sur lesquels nous sommes tombés d’accord il y a seize ans : chacun de notre côté, in abstentia mais unis par l’homme que nous venions de perdre tous les deux, nous serions condamnés à vivre, ne serait-ce que pour lui. Récemment encore, on me disait que j’étais celui qui témoignait, recueillait, immortalisait, dans la grande ironie de la disparition. Pas par gloriole personnelle, ni même par culpabilité, mais parce que la permanence, chez moi, est viscérale et que j’ai toujours détesté l’idée que l’humanité perde un contemporain capital sans même s’en apercevoir. J’ai fait vivre en moi et partout où je le pouvais cet homme-là, je sais que ma compagne d’infortune en a fait autant. Ça a dû être compliqué de vivre au-dessus de cette histoire, de s’accorder le droit de continuer, différemment mais de continuer quand même. Ceux qui l’ont rencontrée ont dû lutter contre ce fantôme-là, omniprésent. Alors quand, avant-hier, j’ai appris que l’homme avec qui elle partageait sa vie venait de disparaître dans les mêmes conditions que celui qu’elle a perdu il y a seize ans, mois pour mois, je n’ai pu éviter la nausée, je ne peux éviter de l’écrire aujourd’hui. Il n’y a pas d’autre damnation que celle que nous partageons depuis longtemps, mais la voilà obligée d’interroger son destin alors même qu’elle n’y est pour rien. C’est injuste, profondément. Et ça m’oblige, là encore, aux forces de l’esprit, à les imaginer tous les deux se rencontrant, d’égal à égal, enfin. C’est aujourd’hui qu’elle se séparait de la deuxième personne qui l’a aimée en seize ans. Je pense à elle profondément. Et à lui ; non, à eux.
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14/02/2018
Les deux mondes.
Je vis là ces moments où le corps se défait, où seul l’esprit prévaut : j’écris de la bibliothèque de l’Institut Universitaire Européen de la Mer, à la Pérouse, à Brest. Une bibliothèque qu’on m’a vendue pour sa vue sublime sur la rade et dans laquelle j’ai obtenu que mon petit groupe d’étudiants en BTS m’accompagne. Pour profiter, une fois dans leur vie, du calme et du décorum d’une librairie. D’un endroit où le texte est tellement sacré qu’on demande aux étudiants de ne PAS ranger les documents en rayonnage après consultation. Je les convaincs (ou les contrains, je ne sais plus), ils me suivent, mais là, deux écueils font qu’aujourd’hui, c’est l’échouage plutôt que l’échouement : le brouillard, déjà manifeste ce matin, s’est épaissi et l’immense baie vitrée donnant sur le seul élément qui les lie aux universitaires présents, donne l’impression qu’on l’a parée d’un verre opaque. Qui ne laisse rien passer. La deuxième marque d’ironie, c’est justement qu’un groupe beaucoup plus conséquent de ces jeunes gens brillants – on y fête les nouveaux doctorants, visiblement – a reçu l’autorisation que je croyais jusque là réservée aux seuls auteurs : dans cette belle bibliothèque, ils y mangent bruyamment, laissent quelques amuse-bouche s’émietter joliment. Parlent plus fort, sous l’effet du champagne, que je l’ai reproché à mes étudiants, ce matin, à Océanopolis.
Les deux mondes sont côte-à-côte, ils n’échangeront pas et pourtant, ce serait riche, je crois. Même nous, les accompagnateurs, restons en retrait : nos études sont lointaines, mais malgré tous les dénis possibles, elles ne nous ont pas menés aussi loin qu’on l’aurait voulu. Celles des étudiants que j’accompagne seront courtes et pratiques, mais elles les mèneront plus loin qu’eux n’iront jamais, sans doute, d’un point de vue géographique : chez les miens, on parle de l’Arctique, des Kerguelen, on s’envisage au long cours, mais pas universitairement. Chez les autres, je détecte une bonne éducation, mais quelques sourires satisfaits et des phrases toutes faites. Quand ils quittent par poignées la bibliothèque universitaire, ils ont entre eux les mêmes intonations, les mêmes expressions que leurs homologues techniciens. La vie est passée, en une seconde, elle les a réunis au même endroit, le temps que les uns se souviennent, un jour, qu’ils sont passés par là, que les autres n’aient aucun souvenir que d’autres qu’eux s’y sont aventurés. Moi-même ne reviendrai sans doute jamais à la bibliothèque de l’IUEM, qui ne comprend aucun livre de fiction, comme si la mer ne pouvait être abordée que rationnellement. Et l’idée même d’incarner, pour les jeunes que je forme, le monde auquel ils viennent de se confronter, me paraît plus obsolète que jamais. Il n’y a rien de grave, jamais, et surtout pas cela. Mais dans le calme désormais absolu (le temps d’écrire cette chronique et parce que la bibliothèque va fermer), ma vie est passée un peu plus, elle aussi, mais j’ai eu le temps de la contempler, un instant et, malgré les cicatrices, de trouver qu’il n’y avait pas à en rougir. Là-dessus, le brouillard aurait pu se lever et nous libérer la vue, la laisser aux plus démunis, mais il ne faut jamais trop attendre du contrat social, encore moins de l’état de nature.
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11/02/2018
François, Lulu, Régis, Henri & les autres.
Un beau soir d’été, récent, que j’étais avec son fils, mon ami, sur l’esplanade du Montana, en haut de la Montée de la grand-Côte, dans notre Croix-Rousse natale, nous avons débattu de nos grands-pères, dont on raconte encore qu’ils remontaient les Esses, un peu noircis, après avoir refait le monde. Cette idée de la permanence, il n’y a que dans les quartiers qu’on la retrouve, ou qu’on la trouvait, puisque ces quartiers, nous les avons quittés aussi, en y laissant des souvenirs, des images, des sensations. François, lui, habitait toujours dans cette belle maison de ville avec jardin, rue Bourne, dans un arrondissement où les maisons, désormais, s’achètent à prix d’or ou sont détruites, pour que des promoteurs s’y retrouvent. Il habitait à proximité du lycée où il a fini sa carrière, prof de maths incompris (forcément) mais aimé de tous ceux qui l’ont eu en classe. François, dans son allure et dans son expression, c’était l’homme cartésien, jamais soumis aux esprits animaux, toujours égal dans ses humeurs, devant les soubresauts de la vie. Rien de manifeste chez cet homme qui a gardé et lustré sa vieille Peugeot tellement longtemps qu’on n’a aucun souvenir des véhicules qu’il a pu avoir après. Ses lunettes carrés et ses costumes un peu anachroniques ne disaient rien de son extrême bonté et patience, pas plus qu’on ne saura par quels sentiments il a pu passer tout au long d’une vie qui l’aura vu passer, lui aussi, des Pentes à l’autre côté du Plateau. Un homme jugé à tort un peu effacé, face aux excentricités de son épouse, mais un homme souriant, qui semblait vous retrouver tel qu’il vous avait laissé. Un homme dont on n’a pas envie qu’il parte, que la vie se passe sans lui. De l’âge de mon père, qui me rappelle tant que l’enfance est loin, que le Col Saint-André n’est plus qu’un souvenir et que les gamins de la Croix-Rousse, maintenant, sont éparpillés aux quatre coins d’un monde rond. Je l’aurais imaginé centenaire, cet homme sans excès : sans doute s’est-il autorisé, une fois n’est pas coutume, de ne pas s’attarder dans une vie qui voyait ses amis partir l’un après l’autre. Il sera temps, un jour, de reconnaître que ni François ni mon père, ni le fils de François, ni moi-même n’avons été de bons basketteurs, mais la question n’est pas très grave, convenons-en. Moins, en tout cas, que la nécessité de resserrer les rangs de la mémoire et de l’amitié, dans ces lieux où les amis de mon père étaient les pères de mes amis.
" Sur mon banc, la serviette autour du cou, je repensais à tout ça, aux heures passées, enfant, à attendre que mon père m'emmène à la salle. Aux matches joués cent fois à l'avance, l'envie de briller, d'être reconnu. A l'adolescence, on ne sait pas encore que la déception va être l'essence de la carrière, que les gestes mille fois rêvés, réalisés à l'avance ne passent pas le cap de la réalité. Au même titre qu'on ne devient jamais l'homme qu'on s'imaginait devenir, on peut rarement se satisfaire du basketteur qu'on a été."
Le Poignet d'Alain Larrouquis, Ed. Raison & Passions, 2012.
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28/01/2018
La fin (du début) du Voyage.
On ne saura jamais si le nouvel album du Voyage de Noz, “Le début, la fin, le début» s’achève par la reprise acoustique, en blind track, des « Fleurs » - qui composent la couronne mortuaire de cet album ou, qui sait, du groupe déjà dinosaure (trente ans de carrière à Lyon) – ou s’il ouvre sur les bruits de Waterloo (Station), qui l’inaugure, mais on sait, à l’écoute attentive, nourrie par huit (!) années d’attente depuis le dernier opus, qu’il est apocalyptique à souhait, crépusculaire. Du groupe, encore une fois (seul le fan attentif aura remarqué le point d’interrogation suivant le « A bientôt » du livret), eux seuls le savent et ce ne serait pas leur premier trou d’air. D’autant qu’à leur âge, une fois passé le « à quoi bon continuer », on est davantage dans le « Pourquoi arrêter maintenant », et c’est une bonne nouvelle. D’abord parce que ce groupe qu’il est parfois, dans leur ville, bon ton de moquer*, a offert avec « Bonne-Espérance », en 2010, le plus beau roman musical que j’aie jamais entendu : un conte fantastique, une histoire d’amour fraternel entre Süskind, Dickens et Poe, que Stéphane Pétrier, un auteur-compositeur-interprète que je tiens pour un très (très) grand, a sorti d’un imaginaire décousu et féérique pour en structurer un récit époustouflant. Il fallait bien lui donner un petit frère, à cet album, et il a fallu attendre que tous soient satisfaits, ce qu’ils ne seront jamais. Personne ne saura non plus, dès lors, ce qui a fait qu’ils aient décidé, là, de livrer l’album rouge au sigle elliptique - le sigle End Of The Story reconstitué -, mais comme on trouvait Edgar Allan dans une taverne dans « Bonne Espérance », on retrouve Shakespeare dès les premières lignes du « Début… » Histoire d’annoncer la tempête à venir, ou l’un des monologues de Hamlet devant le désastre annoncé d’un monde sur la fin (« What is a man ? », remember…). Parce que sous couvert d’une musique de jeunes jouée par des vieux, à la session rythmique mise en avant par le mixage à l’anglaise – d’où le chiasme « un garçon français dans un train anglais et inversement » ? - de Sir Xavier Desprat, sous les mélodies parfois primesautières des guitares du seul guitariste qui reste des deux qui composaient l’identité, un peu anachronique, du groupe, sous les envolées des cordes, par moments, ou des wouhhhhh, woouh wouuhhh choraux ou du doublage quasi-permanent de la voix par une autre, féminine, c’est un tableau de fin que le groupe propose, via des insistances dans les titres (« End of the story », « Juste avant la fin du monde » ou « Memento Mori ») et dans le propos : on assiste, dans un chaos permanent, à l’échec d’un monde, au suicide de l’Occident (via des problèmes de petits Blancs riches et désoeuvrés, pubards ou traders sur leur IMac 48 pouces, dans « Bagdad Disco Club »), à la perdition d’une humanité et d’une ville qu’ils connaissent bien, livrée aux voitures, aux conflits pour de l’essence ou au religieux, ce « à quoi on s’accroche quand on n’y croit plus ». L’avertissement est baudelairien, dans « Memento Mori » : « tu te rapproches » de la fin, c’est l’horloge (« Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or ! »). Souvent, dans « Le début, la fin », l’énonciation est double : la voix s’adresse à quelqu’un d’autre, via le tutoiement, sans qu’on puisse s’empêcher de se demander si ce n’est pas à elle, à la vie qu’elle a menée, celle qu’elle a ratée (toujours concomitante de celle qu’on a réussie), celle que « Gilles », l’ami à qui l’on ne sauvera pas la vie, va perdre, celle du conditionnel passé (« On aurait pu… ») aussi, le temps des regrets (« Où sont rangés tous mes rêves ? »), des avertissements qu’on n’a pas entendus. Ceux des enfants**, du climat, d’un monde qui a viré à la dystopie (« Les tests disent que nous sommes inaptes à ce monde-là »), à la folie des hommes. Mais puisque l’auteur, « tout le temps (…) doute », il y a aussi dans “Le début, la fin » - pourvu qu’on le prenne à l’envers – une espèce de recomposition, « comme une éclaircie, un ciel de traîne », puisque « demain, ce n’est pas si loin », après tout. Puisque le constat désabusé n’empêche pas des bribes de (bonne) espérance, un monde originel, un état renaturé : « encore un mois et après, promis, je vous rejoins ». Ou l'obnubilant leitmotiv, dans "Nous n'avons rien vu venir": "Même s'il n'y a plus aucune chance, je sais qu'on essayera encore"... Il faut, pour y croire, déjouer les pièges de l’antiphrase (« Tout est Ok »), des photos mainstream et souriantes - selfies sur fond d'Apocalypse - du livret et survivre à l’enterrement de première classe en guise de finale (« Les fleurs ») : « les années les plus belles » ne font peut-être que commencer.
* pour des raisons maintes fois énoncées ici.
** Toute cette ribambelle de prénoms classiques et rohmériens: Louise, Solène, Jules, Paul, Alice, Théo, Jeanne & les autres.
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25/01/2018
Le Cercle des Chefs d'Atelier.
Quarante ans après avoir arrêté de jouer, ils ont continué, tous, à aller « au basket » le vendredi. À laisser leurs femmes devant leur feuilleton en promettant de ne pas rentrer tard, cette fois-ci. À cette époque, la leur, on ne parlait pas de féminisme, d’ailleurs, c’était inscrit dans les statuts de l’association: pas d’équipes de filles. Pour jouer au basket-ball, les sœurs des membres de ce club devaient aller chez l’ennemi honni - la grenouille de La Fontaine, qui voulut se faire aussi grosse que le boeuf villeurbannais - ou dans la banlieue limitrophe. Pas de filles, les femmes au foyer et les hommes entre eux, le vendredi soir, enfin ceux dont on disait, d’un air entendu, qu’ils portaient la culotte chez eux. Ce qui supportait mal, souvent, le principe de réalité, mais dans cet espace et ce lieu hors du temps, ça n’était pas grave. Au bout de toute une vie, on comprendra que ces femmes-là les laissaient y aller parce que c’était leur moment, leur histoire. La permanence - au sens propre et figuré - d’un club qui était bien plus qu’un club de sport, mais une partie de l’histoire de la Croix-Rousse. Pas Olympique comme le voisin, mais pastorale. D’une paroisse (Saint-Bernard) disparue depuis longtemps, qui guette encore les premiers signes de sa transformation en bureaux privés, avec vue plongeante sur la ville. Ils étaient tous nés là, sur les pentes de la colline qui travaille, avaient accédé, socialement, au plateau ou à la proche banlieue. À cette époque, la leur, on ne s’ébaudissait pas d’habiter des quartiers ouvriers en trouvant ça foooooooormidable et atypique. D’ailleurs, pour certains, la banlieue choisie n’était pas proche, mais rurale. Ce sont eux qui arrivaient les derniers, faisant râler les derniers autochtones du Boulevard, qui n’avaient que quelques pas à faire avant de pousser la lourde porte de la rue de Crimée, monter les marches abruptes plongées dans l’obscurité et aboutir dans cette cour intérieure, piste idéale de pétanque pour les beaux jours. Les autres pestaient parce qu’ils avaient tourné une heure avant de se garer, eux qui avaient connu le stationnement anarchique dans l’impasse d’à-côté, jamais verbalisé. De toute manière, on râlait beaucoup, au Cercle des chefs d’atelier. Contre les co-locataires des lieux (les joueurs de billard carambole de la salle adjacente, fermée par un rideau d’un carton ondulé jaunâtre), contre les anciens – ceux qu’ils n’étaient pas encore devenus, les Fournier, Martin, Buemi, Varlot, Baptiste - qui radotaient, contre les jeunes qui ne venaient pas, contre ceux qui venaient aussi. Ils ne l’ont jamais dit ouvertement mais ils ne se sentaient jamais aussi bien qu’entre eux, entre habitués. Au moment où commençait enfin, la partie de cartes, une coinche qui, même sans accent, tournait vite à la galéjade, entre celui qui ne suivait pas, celui qui se trompait et celui qui ne supportait pas qu’on se trompât. Dans la discussion, on faisait le tour du quartier, on médisait un peu sur untel que sa femme n’avait pas laissé venir (ou qui, pour vérifier l'état de son mari, mettait une chaise en travers de la porte de la chambre), sur celui qui ne donnait pas signe de vie depuis plusieurs semaines, on se plaignait de son boulot, de ses collègues. Pas trop longtemps non plus pour ne pas froisser celui qui n’avait pas bénéficié du même ascenseur social, le mécanicien, l'ébéniste. Il y avait toujours, de toute manière, un fonctionnaire (un prof de maths, un conducteur de bus) pour servir de bouc émissaire et mettre tout le monde d’accord. On évoquait de moins en moins les matchs du lendemain ou de la semaine d’avant, jusqu’au moment, que chacun savait fatidique, où il n’y eut plus de matchs du tout: la vie était passée, la relève n’avait pas suivi, les enfants de leurs enfants feraient du basket ailleurs ou pas de basket du tout. La salle serait rasée, on proposerait même une fusion, un temps, entre les deux clubs d’un même quartier. Il n’y aurait pas d’assemblée générale nourrie comme à l’époque, de chaises partout et de candidatures spontanées, il n’y aurait pas la coquetterie du trésorier remettant son poste en jeu alors que les comptes sont justes au centime près, pas de cette petite bile nourrie contre des décisions prises en trop petit comité, entre frères, parfois. Il y aurait moins de pertes dans le frigo, de boissons non payées, moins d’attentes aussi. Arriverait néanmoins le doute insidieux de savoir qui fermerait la porte, réellement et métaphoriquement, qui serait le dernier de la partie de cartes ou à quel moment ils ne seraient plus assez pour une belote. Où le cinq majeur n’aurait plus de remplaçants, où il n’y aurait plus de cinq majeur. Toute une vie au Cercle, ses odeurs un peu rances de Boyard maïs, Gitanes, Gauloises et Marlboro imprégnées dans les murs avant que les derniers fumeurs fussent relégués dehors ou condamnés à la vaporette. Ses pétanques, au printemps, le souvenir d’un éphémère entraîneur spécialiste du tir, qui a marqué les anciens. On est passé, au Cercle, des problèmes de cœur à ceux des enfants - handicap lourd ou secondaire - à l’énoncé des soucis de santé, des premiers cancers aux premières obsèques. Ces moments où les vieux copains se resserrent et, comme l’écrit Brassens, rigolent pour faire semblant de ne pas pleurer. Laissent parler ceux qui savent même si ceux qui savent le font aussi maladroitement qu’ils l’auraient fait eux. Des enterrements qui leur font dire que finalement, les mariages des gamins des autres, c’était parfois fastidieux, mais moins lesté. Où l’on se plaint de l’injustice du départ d’un plus jeune que soi – le dernier président – où l’on craint silencieusement que son tour arrive trop vite. Je ne sais pas si les derniers continueront d’aller au Cercle des chefs d’atelier, je ne sais pas s’ils pourraient faire autrement, non plus. En tout cas, à chaque fois qu’il y en a un qui meurt, c’est un pan de l’histoire de la Croix-Rousse qui s’effondre. Son image qui change un peu plus. J’ai trouvé ici, à Sète, une identité ouvrière qui ressemble à la Croix-Rousse que j’ai connue, enfant, dont j’ai parlé dans « Tébessa ». Les vieux Sétois disent que la ville, pourtant, n’est plus pareille, et pourraient légitimement me désigner comme un de ceux qui la font changer, le débat est éternel. Il y a peu, ici, au détour d’un restaurant et d’une scène un peu burlesque, je croisai Nathalie Perrin-Gilbert, la maire engagée du 1er arrondissement (de Lyon), celui du Cercle : un chiasme inopiné pour moi qui suis né à la Croix-Rousse et l’ai quittée et elle qui n’y est pas née mais l’identifie. La prochaine fois qu’elle ira voir les associations dans leur fief, rue de Crimée, qu’elle ait, si elle le veut bien, une pensée pour tous ceux de la Persévérante. Ceux qui sont partis et ceux qui restent, attendant de rebattre les cartes.
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18/01/2018
Vingt ans.
Ça n’aura été, jamais, qu’une seule seconde de ma vie, mais il a fallu vingt ans pour admettre que c’est une seconde qui a déterminé tout le reste, jusqu’à aujourd’hui, dans l’absence, depuis longtemps intégrée. Mais à vingt-neuf ans, s’imagine-t-on, vingt ans après, tout retrouver de cet instant précis, de mon entrée dans la salle, d’un salut au groupe vite maugrée et de cette place, la seule restante, qu’il m’a fallu prendre. Contournant la première latérale de cette assemblée en U, saisissant le premier siège disponible. Vingt ans après, je sens encore, très précisément, mon séant descendre augustement et, dans le même temps, suspendu, cet homme à ma droite tenir un discours neutre mais dirigé vers cette femme, que je n’avais pas vue, encore, que je n’aurais jamais remarquée s’il ne lui avait pas parlé ainsi. C’est ce déséquilibre qui m’a saisi, un corps pas encore assis et le regard qui passe du malotrus à cette femme, qui sourit mais se sent rabaissée, un peu. Je la vois, elle ne me regarde pas mais déjà je sais que j’irai la voir, à la pause, lui parler, lui faire comprendre, en implicite, que le genre humain, ça n’est pas lui, ça ne peut pas se limiter à lui. J’irai la rassurer, plaisanter, mais avec délicatesse, cette fois-ci. Tout cela je l’ai fait, il y a vingt ans, très précisément. Aujourd’hui. Et cette seconde précise, ce moment que je n’ai jamais oublié, a conditionné toute mon existence, depuis. Nous a emmenés, elle et moi, dans un tourbillon destructeur que nous n’aurions jamais imaginé l’un pour l’autre. Jamais. Vingt ans, depuis, que je régule, ce mot détestable, que j’essaie, bon an mal an, d’équilibrer les phénomènes que cette seconde a provoqués. Elle n’est plus là, mais je l’ai intégrée suffisamment, dans ma mémoire et mon travail, pour que je ne l’oublie jamais. J’ai même réussi à être pour celle que j’ai perdue cette seconde-là celui que je n’aurais peut-être jamais pu être si je ne l’avais pas vécue. C’est elliptique, mais vingt ans qui reviennent, d’un coup, c’est beaucoup. Ça mérite. Ouessant, depuis, a fait le reste : tous les dix ans, peut-être, je ferai le voyage. Mais elle, n’existe plus. Est peut-être encore là où on a tenté de l’enfermer. Je l’ai laissée partir, enfin. Mais ma mémoire est sauve : il ne sait rien de ce qui s’est joué cette seconde-là, mais dans la même salle, celui qui nous accueillait, à l’époque, pour un stage de Philosophie, est devenu, dix ans après la scène décrite, mon éditeur. Vingt ans après, il l’est toujours.
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06/01/2018
"L'Eté" en chaussettes douces.
C’est compliqué de rentrer dans « l’Eté », le dernier album de Fergessen. Le 3ème et, de source plutôt avertie, le dernier, parce que le support n’existe plus vraiment, ou du moins, dans ce qu’il reste de l’industrie du disque, n’a plus la même importance qu’avant. Et permet, de fait, de ne plus attacher autant d’enjeu à l’unité qu’auparavant : dans un monde numérique où seul le single subsiste, on n’aborde plus une « galette » comme on le faisait avant, et c’est ainsi. C’est comme ça que Fergessen, le duo de chevelus rock, engage « l’Été » dans une rythmique de programmation comme on n’en a plus vu depuis Eurythmics, dans les 80’s. Les références qui sont venues dès qu’on les a vus apparaître dans le paysage, d’ailleurs : comment mieux définir un duo homme-femme aussi bien distribué, une égérie revendicatrice, un Pygmalion dépendant de sa muse ? Le ton est donné, et ça surprendra ceux qui ont découvert les titres sous l’égide de Paul (Grémillet) le Batteur, à la rythmique dansante : « l’Eté » est électro dans ses programmations et petits flashs numériques. Le disque installe une ambiance dansante, breaks (dans « Tu veux la guerre », par exemple) à l’appui, qui va à l’encontre de paroles plus sombres qu’elles l’ont jamais été : faire bouger les derrières sur des textes sur la dépression, l’été pluvieux ou des illusions défaites comme au temps du Magicien d’Oz, il fallait le faire. Le duo n’existe plus seulement dans le crescendo rock comme au temps des guitares épileptiques, qu’on n’entend plus du tout, sauf dans le pont musical de « I want Love ». Ce sont les synthés, doublés d’un vrai clavier, comme dans « Tangerine », qui font penser au Depeche Mode des débuts, mais avec un fond qu’il faut porter : comme si, dans le discours, Fergessen s’était défait des strates musicales pour continuer de surprendre et d'énoncer. David dans un « Wet Dragon » cinématographique à la Cimino, Michaëla dans « Tangerine » cassent le duo au profit d’un solo alterné et soutenu, c’est surprenant et finalement pas étonnant de la part d’un binôme qui n’aime rien tant que de ne pas rester dans l’attendu. Ça fait des SHEBAM! POW! BLOP! WIZZ! psychédéliques – supplantant les wwwooooooooooohhhhh historiques - mais quand on connaît leur souci du perfectionnement et leur sens de la réalisation, on se dit qu’il faut le réécouter pour mieux l’entendre. Jusqu’au « Temps », leur exploration - après l’épisode « The Voice » et l'initiation du Maître Jedi Essertier - de la pop-rock FM, qui fera hurler les puristes mais devra les interroger aussi sur leur démarche. C’est un peu la métonymie de l’album, ce morceau : le plus abouti mais le plus incongru. J’ai déjà dit, ailleurs, le bien que je pensais des « Explosifs », celui que je préfère, parce qu’il traite d’un sujet grave de façon dansante, toujours : faire groover sur la dépression, même Fauve, visé dans le titre éponyme, n’y est pas arrivé. A force, pour comprendre, on se le repasse, cet album de 34 minutes (pour trois ans de travail) et, comme on le dit dans les milieux autorisés, on rentre dedans, on finit par les reconnaître. Et dans « Euphoria », qui le clôt, il y a toute la superbe et la part désabusée du Duo qui écume l’Hexagone et qu’on ira retrouver, encore et toujours, loin de chez nous et de chez eux. En Eté comme ailleurs. « L’Eté », l’album, ne se livre pas du premier abord : les chaussettes moelleuses des kisskissbankers étaient autant de fausses pistes. Dire le contraire serait méconnaître les Fergessen. Prétendre les connaître ne vaudrait pas mieux, pour le coup.
Sortie officielle le 22 janvier
http://www.fergessen.fr
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01/01/2018
Ouessant, face Nord.
C’est ivre de Beauté et de sublime que je vais quitter mon île. J’y aurai vécu des émotions à nulle autre pareilles et laissé derrière moi des pans entiers de mon existence d’avant. Carmen aura eu l’élégance de passer en plein cœur de la nuit, éclairs et vents de 130km/h à l’appui, mais ne se sera pas attardée ici, craignant peut-être de déranger les Ouessantins en plein réveillon. Ceux qu’on a croisés, en fin de matinée, sous un soleil, radieux, alors que nous partions aborder la Côte Nord de l’île, vers Yusin, ses granits analectiques - la granulite grenue à gros grains, belle allitération géologique, hein, Gervaise ! - qui semblent découper le Ciel lui-même, le phare de Créac’h à l’horizon. Impossible, on me l’aura fait remarquer, dans un tel décor, de ne pas prendre la pose, sans le vouloir, du Voyageur au dessus de la mer de nuages, de Friedrich, allégorie romantique s’il en est, mais face au vent et à la majesté des éléments, on ne peut que contempler : les phoques gris, qui nous rappellent que le bain du Nouvel An leur est un peu réservé, une bordée de craves à bec rouge s’envole avec puissance, les cormorans et les goélands donnent des leçons de stabilité à l’homme qui peine et, parfois, chute, face à tant de force. Dans l’herbe, seulement, mais le sol est meuble, et les fesses rebondies. On voudrait que ces instants ne s’arrêtent jamais, et c’est la limite humaine, parce que la terre sera encore là quand nous en seront repartis. Tous les dix ans, peut-être, je ferai le voyage, c’est la promesse que j’ai faite il y a vingt ans, sans oser la tenir, jusque là. On devient fataliste, avec l’âge, et si, dans trois cent cinquante-cinq jours, je vois arriver la cinquantaine, sans y être (déjà) retourné, j’irai la confronter, une fois de plus, à la relativité et j’y emmènerai des êtres chers, mon fils en tête, qu’il comprenne à quel point un lieu peut nous déterminer, même quand on n’y est pas né, même quand on ne le revendique pas autrement que par sa nature. Sa Nature. Forte, imposante, permanente. Comme si le Fromveur, ses 8 à 10 nœuds de courant, en accélérait la cristallisation. « Il n’y a pas de fin aux âmes maritimes et quand je vois la vague au loin se reformer, une plage en mon cœur, infiniment intime, me ramène à Ouessant, où j’aime à me noyer ». C’est toujours vrai. Mais ça n’est plus triste.
18:28 Publié dans Blog | Lien permanent