18/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 3
J’aurais dû saisir l’allégorie : la veille de mes 40 ans, j’ai quitté Lyon en début d’après-midi pour rejoindre Jean Frémiot à la grande Bibliothèque François Mitterrand : il y recevait, parmi d’autres, un prix de la Photographie et un grand format de ses « Territoires Occupés » y était exposé. Evidemment, mon texte avait été évincé au profit d’un salmigondis germanopratin, mais là n’est pas l’essentiel : j’ai enchaîné un Lyon-Paris-vernissage-soirée folle- deux heures de sommeil- retour-sur Lyon-réception d’une cinquantaine de personnes, le tout à coup de Red Bull/Champagne en alternance. Et l’image que j’en garde, dix ans après, c’est celle du tapis roulant dans la station de métro parisienne, l’élan qu’il donne à celui qui déjà marche vite, le risque de chute à l’arrivée. J’étais l’homme pressé et ce tapis déroulant incarnait tout à fait la soif de priorité et de reconnaissance – artistique - qui était la mienne, à cette époque. Il fallait s’écarter, devant, sous peine d’être renversé. Trois nuits quasi-blanches ont précédé mon entrée dans l’hiver et dans la quarantaine. Je me souviens de la toute fin, quand il n’en est resté plus qu’un pour m’accompagner aux Halles de Lyon, à l’aube, manger quelques huîtres digestives. J’avais quarante ans, Amandine, petite sœur choisie, m’avait concocté, au travail, un gâteau au chocolat aux couleurs vives mais immangeable et elle a sans doute bien fait : celui-ci, je ne l’oublierai pas. Quarante ans, c’est aussi, immanquablement, l’âge auquel j’ai été édité, pour la première fois. Dix ans, presque, après que le roman a été écrit, dans sa première version. Pour un tourbillon qui allait commencer, dont je sentais que je devrais m’en sortir seul, plutôt que de faire souffrir encore. C’est ainsi.
10:03 Publié dans Blog | Lien permanent
17/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 4
Trente-cinq ans, c’est deux fois dix-sept ans et demi. Une fois l’équation rimbaldienne posée, le dilemme s’agrandit entre ce qu’on voulait faire de sa vie et ce qui s’est passé vraiment, jusque là. C’est l’ère des décennies qui défilent et dont on n’attend rien d’autre qu’elles nous permettent d’exister encore : on repense à tous ces amis si présents et pourtant si morts, déjà. On a l’âge qu’ils n’auront jamais et qu’ils ne dépasseront pas et la tentation de la tranquillité est grande. Sauf pour les esprits intranquilles, qui ne se retrouvent pas dans les cercles sociaux, conjugaux, amicaux que leur vie a créés. Qui continuent de regarder ailleurs, jusqu’au plus profond du mépris d’eux-mêmes. A cette époque de ma vie, « Ouessant » génère tout : en me laissant seul avec ce poème, l’année d’avant, Fred Vanneyre m’a condamné à vivre, je l’ai souvent dit. A porter le poids de son existence en plus de la mienne, à faire de ma vie qu’elle ne le déçoive pas, de là-bas. Les projets avortés, de force, sont les plus douloureux dans le souvenir. C’est à cet instant que j’aurais dû – toujours facile de le savoir après – entrer dans la vie de nouveau, créer un univers plus tangible plutôt que d’ancrer la mémoire dans le marbre. Celui de Camille, dont la nouvelle, « Reconnais, Rodin », une œuvre de commande – en lieu et place de Charles Juliet, s’il vous plait – jamais éditée avant qu’elle devienne « Valse, Claudel », dix ans plus tard. Toujours dix ans après. Comme si « Ouessant » - tous les dix ans, peut-être, je ferai le voyage – avait prédéfini le rythme.
17:51 Publié dans Blog | Lien permanent
16/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 5
A trente ans, il faut gérer, déjà, les conséquences des choix de vie, parfois flamboyants, parfois stupides, voire les deux mêlés, et se confronter à leur répercussion pour un nombre d’années conséquent, socialement. Se voir époux, père et fonctionnaire quand on rêvait d’absolu, sans oser se dire une seule seconde que ce fût possible : la question de l’héritage, de la sécurité, la crainte des lendemains. Il faut équilibrer le constat et l’envie, dégager des espaces, de temps, de lieux, sentir, vite, qu’ils risquent de créer des tensions. Il faut se confronter à la vision des autres, qui poussent à ce que vous deveniez celui que vous n’êtes pas, le faire comprendre, parfois maladroitement. C’est le moment de l’entre-deux, où celui que vous étiez, justement, vous observe et se demande si vous ne l’avez pas tout à fait trahi. Dans ma vie, le calcul est simple : quand j’ai trente ans, mon fils en a trois et mon état de nizanien ne m’en laisse plus que cinq pour faire tout ce que je n’ai pas encore fait. C’est sur ce terrain que le manque prospère, ainsi que l’illusion - la jeunesse est si proche, encore – qu’en changeant de vie, la nouvelle nous correspondra mieux. C’est l’heure des premiers choix que l’autre ne comprend pas, qu’il prend pour égoïstes alors que vous ne cherchez, déjà, qu’à sauver votre peau. C’est encore moins le bel âge que dix ans avant. Toute cette ombre portée, même dans le souvenir… S’il m’était donné d’y revenir, je ne rentrerais pas dans cette pièce de l’ENESAD, à Dijon, le 18 janvier 1998, j’échapperais à tout ce qui en a découlé. Dans le même temps, tout fut tellement constitutif de la vie que j’aurais par la suite, ce jour-là : je ne me souviens plus des trois quarts des participants au stage « Enseigner la philosophie en Bac Techno », mais je n’aurais cru personne si l’on m’avait dit que l’organisateur - et unique intervenant - de la semaine, deviendrait, dix ans après, mon premier éditeur. Elle est ainsi, la vie d’un homme : One foot in sea and one on shore. (Shakespeare, "The Picnic")
07:32 Publié dans Blog | Lien permanent
15/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 6
C’est très étrange, également, de savoir remonter très précisément l’élément déclencheur de la volonté d’écrire : en fin de Terminale, j’ai fait un stage d’une semaine au Lycée des Chartreux, me destinant – peut-être – à enseigner l’anglais. Dans mes souvenirs, j’ai fait étudier à une classe de Première, dont certains élèves étaient plus âgés que moi, la chanson « A heart in New-York », d’Art Garfunkel. Mais c’est surtout cette jeune fille, Valérie Calliès, qui s’est montrée très gentille avec moi, m’aidant à me repérer dans les lieux, se souciant de savoir, après les cours, si ça s’était bien passé pour moi. On ne parlait pas autant de bienveillance à l’époque, mais elle l’incarnait, absolument. Et je me souviens donc m’être demandé comment on pouvait retenir ces moments de grâce, empêcher le temps de les corrompre. Ça a été mon premier « portrait » - j’y reviendrai – dans un cahier à spirale qui a disparu, depuis. Mes premières velléités, que j’ai tues une petite décennie avant, le quart de siècle atteint, de prétendre que moi aussi, j’avais quelque chose à dire. Que je pourrais être un de ceux qu’on étudiait au lycée, ou à l’Université (j’ai bien dit prétendre). Avant de commencer à noircir des carnets (perdus, également) puis, ensuite, poser une première ligne manuscrite en me disant que la dernière signerait la fin de mon premier roman. Une fin doublée parce que l’excipit était très exactement « (…) qu’il parvienne à ses fins. FIN* ». Je ne savais pas encore qu’on n’écrit jamais FIN à la fin d’un roman, pas, non plus, que sa réalité détournée en donnait de très mauvais. Je savais encore moins que la traversée silencieuse durerait quinze ans, et me coûterait beaucoup. Il m’arrive parfois de penser à ce qu’aurait été ma vie sans l’écriture. Mais sans regrets excessifs parce qu’elle m’a aussi beaucoup apporté et que, quels qu’en aient été les retentissements, la pile qui s’agrandit me permet de dire que je n’aurai pas fait ça pour rien.
* "l'Amphithéâtre", premier roman inédit et tout à fait destiné à le rester.
11:27 Publié dans Blog | Lien permanent
14/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 7
On ne se doute pas, à vingt ans, de la phénoménologie des choses. Et pourtant, ce jour-là, pile, le 21 décembre 1988 - sept mois après la réélection de Mitterrand et, plus grave, le dernier concert d’Aurélia Kreit - quand je suis rentré dans cette cabine téléphonique proche du lycée des Yvelines dont j’attendais que sorte ma petite amie, je savais qu’en appelant cette autre femme, ma vie allait changer et davantage me correspondre. J’avais pourtant été bien reçu, dans cette belle maison d’architecte, moderne, cossue, élégante. Ces parents - plus jeunes que je le suis maintenant - devaient s’inquiéter que leur seule fille s’énamourache, à dix-sept ans, d’un escogriffe ténébreux qui lui écrivait depuis un an. J’aimais cette jeune fille, mais la scène elle-même, jamais oubliée, me hurlait que ma vie n’était pas là. Je suis heureux, trente ans après, de ne pas l’avoir totalement compromise, d’avoir joué de son patronyme, aussi, pour la garder (un peu) près de moi. Mais je suis rentré dans cette cabine téléphonique, j’ai fébrilement introduit les pièces dans les fentes correspondantes - Ah, cette jubilation de la pièce de 5 francs, le temps qu’elle nous impartissait! - et composé le numéro que l’ami de l’épisode précédent m’avait donné. Sans doute, secrètement, le regrette-t-il encore... Ce qui m’importe, c’est que elle, rétrospectivement, ne le fasse pas.
PS: j’ai déjà écrit, dans ma « lettre ouverte d’un vieux nizanien à son fils de vingt ans », le décalage qu’il pouvait y avoir entre un texte et sa réception: Rimbaud a seize ans quand il écrit qu’on n’est pas sérieux quand on en a dix-sept, j’avais dix-sept ans quand j’ai lu que vingt ne serait jamais le bel âge. Cette terrible et sublime mélancolie ne m’a hélas? jamais quitté.
13:56 Publié dans Blog | Lien permanent
13/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 8
Mes quinze ans sont forcément marqués par la première femme dont j’aie vraiment été amoureux, au premier regard. Le mien. Son profil grec, sa voix douce au timbre légèrement chuintant, son prénom si particulier. Je me souviens m’être dit que si je devais être avec une femme, eh bien il faudrait que ce fût celle-ci. Mais impossible, évidemment, d’assumer quoi que ce soit, encore moins de lui dire. Surtout quand un ami commun, subodorant quelque chose, s’est empressé de me dire qu’elle avait un copain ; ça et l’année de plus qu’elle avait passée à s’ennuyer en 2nde dans un autre lycée auraient pu venir à bout de cette évidence-là, que je ne savais pas encore nommer, ni écrire. J’avais quatorze ans, pour quelques mois, encore. La vie nous séparerait un temps, le temps de vivre autre chose, chacun de son côté, de se perdre, de croire et d’essayer. Dans la cour de ce lycée privé des quartiers chics d’Ainay, ni le gone de la Croix-Rousse ni la sauvageonne des Minguettes ne se doutaient qu’un jour elle les unirait à jamais.
18:08 Publié dans Blog | Lien permanent
12/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 9
De mes dix ans, paradoxe à part, je garde moins de souvenirs que de la décennie qui précède. J’ai quelques visions, bien sûr, notamment une, marquante : écrire 2000, l’année, sans imaginer que je pusse y arriver un jour. Me rappeler le calcul mental des 32 ans que j’aurais, à ce moment-là, me demander si la vie se passerait dans l’espace, comme dans « Cosmos 1999 » : nous en avions déjà les cols roulés en lycra… Je me souviens du jour où j’ai écrit 2000 et où toute cette métaphysique m’est tombée dessus ; avant que je tombe moi-même du muret séparant la cour supérieure de celle des petits, à St Denis. Une peur bleue, un bon réflexe de protection et au final, un bras cassé. Mais une barrière de protection installée, depuis. Depuis quarante ans, à la louche. Quel individu peut prétendre laisser une telle trace, indélébile, dans l’établissement qu’il a fréquenté ?
20:08 Publié dans Blog | Lien permanent
11/12/2018
Ground Countrol to Major Tom - 10
On dit que la mémoire se construit vers six ans, qu’avant, c’est la relecture des impressions qui fait l’impression. On connaît le mécanisme soudain du déclenchement des souvenirs, mais on sait aussi que c’est par petites touches qu’il revient. De ma petite enfance, il me reste le goût de la brioche ronde que m’avait offerte mon grand-père maternel, le seul que j’aie connu, mort quand j’avais sept ans. Mais je me souviens précisément des odeurs de mes grands-mères, tout en contrastes : l’une était ronde et enjouée, à l’accent chantant, l’autre était sèche et austère. Sans doute ce qu’elles mangeaient ou buvaient a-t-il déterminé leur odeur corporelle et chacune des pores et des glandes sébacées de mes mémés ont construit ma mémoire, me ramenant les lieux, les goûters (l’une faisait les gâteaux, l’autre les achetait), les silences et les moments d’échange. Comme l’inessentiel fait office, je me souviendrai de la gaufre que m’a achetée l’une, de l’album de bande-dessinée que m’a offert l’autre. Des BD que j’échangeais dans la cour d’école primaire avec Philippe Cavalazzio ou Frédérique Carabin, avant qu’elle parte et – déjà – m’offre mon premier vrai chagrin d’amour. A sept ans. Depuis, je peux ne pas savoir ce que j’ai fait la veille mais reconstituer pas à pas le théâtre d’une de mes sensations d’enfance. Avec précision. C’était en exergue de « la partie de cache-cache », ce livre que j’ai écrit en sollicitant l’enfant que j’étais, le conjurant de ne pas le tromper.
« La maturité de l’homme, cela veut dire retrouver le sérieux que l’on avait au jeu, étant enfant » Par delà le bien et le mal, F.Nietzsche, 1888
17:42 Publié dans Blog | Lien permanent