18/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (6)
Je n’ai pas beaucoup mémoire d’avoir été parcouru d’un tel frisson à la toute fin d’un roman. Peut-être s’explique-t-il par la part de culpabilité de ne l’avoir pas lu avant, d’avoir connu une époque où je ne lisais plus les livres d’un auteur que j’ai pourtant toujours trouvé essentiel ? Qu’importe, la fin, renversée, de Continuer, 10e roman de Laurent Mauvignier, paru en 2016, m’a tellement bouleversé après que le roman m’a tenu en haleine que j’ai eu de la peine à quitter ces personnages. Samuel et Sibylle, le fils et la mère, qu’on trouve, directement, confrontés à des possibles voleurs de chevaux, une culture au Kirghizistan, ce pays montagneux d’Asie Centrale dans lequel mère et fils se sont exilés pour trois mois, en solitaire et à cheval, donc, puisque c’est tout ce qu’ils ont partagé en 16 ans, marqués par une séparation, un déménagement (à Bordeaux) et un décrochage, à tous les niveaux. Sibylle veut sauver son fils de la perte, rattraper sa vie à elle qui part à vau-l’eau (on saura plus tard pourquoi) : est-ce qu’elle va finir de tomber, comme elle voit que son fils est en train de tomber ? l’acte fondateur (décider) est là, elle vend la maison paternelle à laquelle elle semblait tant tenir, prend une disponibilité de son travail d’infirmière – quand tout la destinait à devenir chirurgien – va contre les moqueries de son ex, Benoit, le père de Samuel, qui n’a de cesse de la ramener – ma pauvre chérie – à tous ses échecs précédents, au sens des réalités qu’elle n’a jamais eu, selon lui. Quand elle le fait venir, chez elle, alors qu’elle s’était juré qu’il n'y mettrait jamais les pieds, il tourne tout en dérision, se moque du robinet qui fuit (ploc)comme s’il était l’incarnation de sa propre nécessité conjugale, se dit qu’un bon pensionnat réglerait tout, comme ça l’a fait pour lui. Mais si Sibylle s’accroche à son idée folle, c’est qu’elle sait que c’est le seul moyen de sortir de sa dépression, de retrouver l’essentiel en renonçant aux fausses valeurs occidentales. Au pays des Chevaux Célestes, elle attend que Starman & Sidious, les montures qu’elle a achetées et que Samuel a nommées – pour Bowie & Star Wars – montrent à son fils qu’elles sont plus que des chevaux, enfin, qu’elles sont devenues des chevaux, qu’il faut comprendre, gérer, bichonner. Elle veut qu’il comprenne la valeur d’une simple bouteille d’eau, de quelques feuilles de papier-toilette, il faut que tu prennes, dit-elle, le moins de place possible dans le monde qui va t’accueillir. L’adolescent taciturne, skinhead en perdition, va regimber, s’enfermer dans ses écouteurs, mais suivre le rythme, dense, vivre les soirées chez les nomades qui accueillent, toujours, parce que c’est la coutume : il y a toujours un homme pour expliquer qu’on doit aider celui qui passe devant la porte de notre maison : si les portes des yourtes ne se ferment pas, c’est uniquement pour respecter cette règle. Sa mère leur parle russe – la langue de ses grands-parents – il en a les bases mais ne dit rien, s’agace de ce que Sibylle pût être populaire, voire plaire à un des randonneurs (français) qu’ils croisent, deux fois. Au fur et à mesure qu’ils avancent dans le périple, qu’ils tombent dans le piège facilement, sans se rendre compte qu’il se renferme sur eux et qu’ils ne pourront pas faire machine arrière, Mauvignier, par analepses, éclaire le passé de Sibylle, quand elle espérait encore en la vie, qu’elle aimait éperdument Gaël, ce motard rencontré sur fond de station essence ExxonMobil, avec le cheval ailé comme symbole qui peuple encore ses cauchemars, récurrents, qu’elle se destinait à la chirurgie et qu’elle avait même écrit un roman, accepté par les éditeurs, comme Beckett – d’où le prénom de son fils – ou Modiano, sans en croire ses oreilles. Il raconte l’histoire d’une vie ancienne, d’une vie morte, dont ne subsistent que la honte, le dégoût, le mépris de soi. Il use de l’anaphore – pourtant, X3 – pour dire à quel point elle était bien partie, dans la vie, et que tout s’est écroulé. À coup d’attentat à la station RER B à Saint-Michel - le 25 juillet 1995, revendiqué par le Groupe islamique armé algérien – une faille dans ses valeurs humanistes qu’elle a tu mais qui ressurgira un soir où Samuel, qui a trop bu, lâchera - sans rien savoir de ce qui s’est passé dans la vie de sa mum’- une diatribe anti-musulmans (les Arabes) stupide et confuse : il a peur des images qu’il voit des banlieues, lui qui n’y est jamais allé. C’est le point de rupture dans le voyage, la séparation brutale, un dénouement violent. Les vies secrètes de deux voyageurs ont pourtant un point commun, qui agira comme un révélateur dans une chute dramatiquement belle : le Heroes de David Bowie, une chanson qui parle de se maintenir debout même si c’est pour un jour, d’être ensemble, des héros pour un jour.
Mauvignier excelle dans la façon de reconstituer, par petites touches, les éléments qui ont fait une vie avant la vie qu’il narre, et se sert d’un roman d’aventures* - paysages et cultures à l’appui - pour écrire sur l’élément fondateur de toute création, l’amour infini d’une mère pour son fils. À ce titre, le renversement final, que Benoît, le père, qui se croyait imbattable, sur tous les terrains, perçoit via une partie de oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent (à cheval) autour d’un mouton décapité, est éloquent. Sans un mot, comme toujours, chez Mauvignier.
*idée venue de la lecture d’un article du Monde en 2014
Laurent Mauvignier, Continuer, les Éditions de Minuit, 2016
18:45 Publié dans Blog | Lien permanent
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