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27/04/2019

Le verre est sur la table.


image.jpgIl suffit qu’un immense amateur de la diction vous explique qu’il faut être en sympathie avec le texte, respecter sa structure et l’élocution nécessaire à l’interlocuteur et en fasse la démonstration au restaurant, gestes à l’appui, pour qu’une vie de quinquagénaire s’éclaire un peu plus encore. Et comprenne l’agacement que provoquent les mauvais diseurs, aux cuistres suspens et aux effets attendus. Dans une phrase, c’est la construction qu’il faut donner à entendre, ne pas faire de leverreest une entité grammaticale qui n'existe pas et qui relèguerait le sur la table au rang de subalterne. Si la langue est construite, c'est qu'il faut qu'elle soit : si je ne suis pas d'accord avec la proposition, je peux accentuer un autre terme et dire que non, c'est la tasse qui est sur la table. Comprenez-vous, ponctuerait Duchamp. Ou Louis Jouvet, auquel je comparais mon hôte du jour, Daniel Mesguich. Venu proposer une lecture - "Phasmes", florilège regroupant des textes de Baudelaire, de Kafka, de Dubillard, de Ribes (et même de cette fieffée crapule d'Aragon) - dans un musée ou sa voix, tous les jours, récite "le cimetière marin", Mesguich a enchanté, au sens propre, le nombreux public par la magie de la langue, sa diction plus que parfaite, éludant le e final de l'Alexandrin mais prononçant toutes les sonorités présentes, insistant sur les sifflantes, profitant des allitérations, sans effet, sans afféterie. Avec une préciosité jamais pédante. Un temps suspendu, pour l'époque qu'il ravivait, celle de la correction. Cet immense comédien ne m'a pas démenti quand j'ai dit que les Français le connaissaient peut-être plus pour sa voix que pour son visage. L'égale de celle d'un Sami Frey, d'un Trintignant. Qui ramène à la surface la réminiscence, celle des moments passés, pour lui, à d'autres époques de sa vie, dans l'île singulière. Tous ramenés, pour l'occasion. On n'aime jamais autant les acteurs que quand on peut fermer les yeux et simplement les écouter dire. 

Photo: Jeanne Davy 

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14/04/2019

Le temps retrouvé.

IMG_3917.jpgOn vit tous avec ses fantômes, et certains sont plus bienveillants que d’autres : ils vous accompagnent, se chargent parfois de vous reprendre quand vous vous égarez, d’un clin d’œil - la photo sur l'étagère - un « coucou, copain » ou un rire sonore. Ils ont fait du temps adouci un temps distendu, un de ceux sur lesquels on s’appuie, de temps à autre, pour s’assurer qu’on ne s’est pas complètement trahi. Là, aujourd’hui, via cet ami que je ne vois plus beaucoup mais qui vit la même permanence, au quotidien, depuis bientôt vingt ans  deux Ouessant, camarade…) je reçois cette vidéo, d’un groupe de rock dont je ne sais rien, même pas que depuis tout ce temps dont je parle, l’un de ses membres a perpétué une des chansons que Fred Vanneyre – puisque c’était lui, puisque c’était moi – a enregistrées pour qui, personne ne le saura vraiment jamais. Aurait-elle figuré dans le 2ème album de NADA, après « Un dernier mot » ? La réponse est dans l’intitulé. Mais aujourd’hui, c’est « l’amour par terre » qui ressurgit d’un néant qui, de fait, n’en est pas vraiment un. À l’heure de découvertes scientifiques fascinantes, de la modélisation des trous noirs, il n’est pas impossible que ce potache de Vanneyre nous fasse une blague. Quoique les siennes étaient quand même franchement pourries. Merci au groupe Geneedy, alors, et à bientôt sur la route.



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16/03/2019

Les jardins d'Ellington.

C’est la trace numérisée d’une époque qui n’existe plus et dont on se demande si on l’a vécue. Si ça a été possible, un jour, de se contenter de ça, de s’en réjouir, qui plus est. Un enregistrement « pirate », comme on le disait, capté au walkman pendant le concert, avec les micros le long de la manche et les bras en l’air le plus souvent possible. Je ne m’y suis jamais risqué, mais je suis rentré, pas à pas, dans le réseau de ceux qui connaissaient ceux qui le faisaient. Il fallait montrer patte blanche, supporter le regard inquisiteur de celui qui pouvait demander à l’entremetteur qui on était, en notre présence. Histoire que les trésors ne passent pas entre n’importe quelles mains. Ou au risque, une fois la copie de la K7 obtenue, de voir l’enregistrement coupé d’une seconde (la touche pause en même temps que le REC) trois ou quatre fois par morceau. Ou seulement – c’était pire – sur le morceau-phare, celui dont on rêvait d’avoir une version live, ne serait-ce que pour reproduire le phénomène Quoi ? Tu ne l’as pas ? Je ne sais pas si je peux te la passer (la K7). Mon fournisseur de l’époque s’appelait Laurent Huchard, il animait une émission branchée sur une radio libre qui s’appelait « Trans-Europ Express », si ma mémoire est bonne. C’est lui qui m’a concédé l’enregistrement du concert de Aurelia Kreit aux 24 heures de l’INSA, le 16 mai 1987, sous une espèce de chapiteau immense dont on ne peut pas dire qu’il favorisait la prise de son, mais rien de ça n’était grave, à l’époque. Pas plus que l’état dans lequel on a vécu le concert, les allumés Kakous en 1ère partie, leur satire du « Nouveau gouvernement » (de cohabitation), leur version pornographique de « Comme un ouragan »… Ce qui reste, c’est le souvenir d’une chanson particulière, que le jeune choriste de l’époque a chantée en lead singer, pour la première fois. Sans reléguer personne, laissant juste augurer une association de voix qui mettra plusieurs décennies pour exister sur disque – ceux qu’Aurelia n’a pas enregistrés – et qui s’avère pour moi une vision de la perfection. La qualité de l’enregistrement (Best l’aura, dans ses petites annonces à la fin, noté à 1 sur 5) ne permet pas de savoir quelle est la phrase que rajoute la deuxième voix, mais elle nous rappelle que le petit jeune était déjà un client. Pas si jeune que ça par ailleurs puisque de l’âge du chanteur, rappelleront-ils de concert bien des années après… C’était l’époque des Jardins d’Ellington, une chanson naïve qui ne m’a jamais quitté mais que seuls les avertis pouvaient écouter chez eux, au casque, avec les mousses qui s’en allaient. C’est Muriel au violon, la voix de Raphaêlle, la surprise d’entendre Stéphane laisser traîner la voix sur soleil, Tito ajouter une ligne en anglais, la guitare de Didier  - des proches que je n'ai jamais connus - que le son saturé ne permet presque pas d’entendre, c’est la frappe de Gigi, c’est un break celte ponctué de « Ouh Ouh » que personne n’utiliserait plus, maintenant, sauf dans « Waterloo Station », c’est un refrain entêtant et festif, une époque absolument révolue dont on sait pourtant qu’elle réapparaîtra, sans lendemain, le 28 septembre, en même temps que « le cœur en croix ». Que tout le monde pouvait – et pourra – écouter librement, sans passer par un dealer de rêves et de pirates.

 

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06/03/2019

Qu'aurait du chien, sans l'faire exprès.

ktd.jpgJ’ai tellement dit, depuis tant d’années, l’admiration sans bornes que je voue au travail de Stéphane Pétrier que j’aurais beaucoup de mal à ne pas dire exactement ce que je pense de son premier roman, un « Kill the Dog » dont je connaissais l’existence depuis quelques années et dont il m’a raconté, récemment, la matrice de l’édition. Un choix surprenant, quand on connaît le bonhomme, puisque, sous l’insistance d’un couple d’amis, ai-je cru comprendre, il a opté pour l’auto-édition. Via Amazon, ce qui ne manquera pas de relancer des débats (« Bande de Français », de Marco Koskas, fit partie de la première sélection du Renaudot, en septembre dernier), mais m’a posé le problème de l’objet-livre, d’ores et déjà : une belle couverture, 4ème compris, mais des marges imparfaites, un taux de remplissage des pages trop important et des dialogues très mal édités (en retrait et sans les tirets semi-cadratin, merci à mon éditeur à moi de me permettre de passer pour un savant). Trop de mots dans une page, c’est dû au format Manuel-d’économie-de-chez-Belin-dans-les-80’s, et ça a un impact sur la lecture parce que la première réflexion que l’on se fait, c’est que le roman est là (l’expression est de Chavassieux, ça compte double), mais qu’il aurait gagné à être resserré, dans l’écriture, dans l’essentiel. Le choix du monologue intérieur, du Stream of consciousness, tel que la critique l’a défini à la fin du XIX°s., est aussi casse-gueule que l’aurait été l’inverse. Pétrier n’est pas Proust (son avatar préfère Dave), même s’il n’échappe pas à la réminiscence (son objet-transitionnel, le chien Nono), même si la phrase oscille entre sujet naïf et registre soutenu, dans la conjugaison. Il n’est pas Céline non plus même si l’élan initial a quelque chose du Bardamu du Voyage, mais on se dit qu’un éditeur l’aurait aidé à moins le dissimuler, ce roman. À éviter de se cacher dans des digressions et des contextualisations qui n’apportent pas grand chose au récit. Si ces lignes paraissent, c’est qu’il les aura validées, et je suis impatient de confronter ce qui lui a déplu de la sécheresse de ma Girafe à ces quelques fioritures qui m’ont quant à moi lesté une partie de la lecture : dans les références, trop nombreuses, dans le côté trop pratique du loser de service, forcément écrasé par la grande gueule en adjuvant – PM, par ailleurs excellent personnage, sous-exploité. J’aurais, en re-writer, éliminé beaucoup, accordé un adverbe sur quatre, un adjectif sur trois et, in fine, une phrase sur deux à l’objet de ce qui est dit, levé le pied sur les imparfaits du subjonctif et taillé les dialogues à la hache : pour être précis, sur les pages 55-56, 148 ou 183 par exemple, les réponses gênées ne sont pas nécessaires, et pourraient être traitées par un passage narratif d’une ligne, puisque c’est lui qui parle. Le livre lui-même aurait atteint les cent pages – il en fait le double - et je prends les paris (avec lui) qu’une réédition, un jour, n’en serait pas loin*. Je lui aurais dit qu’un premier roman sur trois commence par un mort en fin de dernière ligne du premier chapitre et conseillé soit d’attaquer dès l’incipit soit d’attendre un peu, encore. Que les confessions faites au psychiatre sont en italiques dans trois premiers romans sur quatre. Mais trêve de chiffres, et pas de malentendu : je n’ai aucune autorité pour lui dire quoi que ce soit, sinon celle de l’expérience, ce qu’on m’a dit à moi, qui n’en savais encore rien. L’exposition elle-même, qu’on craint « Petits Mouchoirs » dans un premier temps, bascule davantage vers « Nos enfants chéris », on ne s’en plaint pas : des quadras partent en vacances en Croatie (si, si, restez !) et le narrateur – autofictif, choix assumé dès le 4ème, pour mieux tromper le lecteur – velléitaire, couard affectif, « connement amoureux », s’enamourache de l’apparition de ce qu’il pense être une autochtone et s’avère Italienne. Une sacrée salope, dit d’elle Inès, une amie du couple, ex-amoureuse du narrateur, qui l’a laissée à son meilleur ami : fais gaffe, Pétrier, parfois on veut faire du Sautet et on finit chez Lellouche, avec le e qui fait flipper ! La métaphore cinématographique me fait me souvenir que Truffaut s’est permis de fondre deux personnages féminins de « Jules & Jim », le roman de Roché, en un, la Catherine du film. Et que dans « Kill the Dog », il y a quelques personnages de trop – certains se reconnaîtront, d’autres se chercheront - même s’ils font tous corps et si l’auteur veut sans doute les immortaliser. Dans un inventaire dont les figures ressurgies du passé – Caroline Lassalle, prof d’histoire-géo – rappellent parfois les chansons de Vincent Delerm. Pas sûr qu’il apprécie le rapprochement…

Bon, la Chiara, là, ça a beau être du Boticelli, il a « très envie de la niquer », on le comprend. On comprend aussi qu’il va se retrouver dans une sacrée merde, lui qui aspire, dans ses contradictions, à « ne plus puer ». On retrouve – ma seule insère – dans le portrait désabusé des quadras bien nés, la plume acerbe du « Bagdad Disco Club » et sur la terrasse de la villa, les McBook côtoient les livres papier des grands auteurs qu’il dit n’avoir pas lus, ce qui lui autorise le licencieux et l’élégance dans le même temps. Chiara baise, Caro fait l’amour – il y avait de la place, pourtant, entre les deux - porte son enfant. Il vomit sa lâcheté, son inconstance, tous les épisodes misérables d’une vie sans relief. Dans « Kill the Dog », ça produit des analepses sur sa vocation de dessinateur, son rapport à la nuit, qui sont de belles pages d’écriture censées nous éloigner un temps de l’action, sans doute, mais dont j’eus préféré qu’elles fussent plus courtes, là aussi. Qu’on s’en tienne à l’histoire. Que la Chiara-Glenn Close le plonge dans sa « Fatal attraction » (on y pense avant qu’il en parle) et que les hommes résolvent enfin la dichotomie ancestrale entre la bite et le cerveau. Tuer le chien, ça doit être ça, en finir, à la quarantaine, avec les passions de l’âme, les pulsions de (petite) mort. Stéphane – Monsieur Moustache, un clin d’œil à Carrère ? – s’amuse au contraire, nous décrit Madame Dzenanovic dans le moindre détail, en trompe-l’œil. Comme pour tromper son monde, à l’orée de la deuxième semaine, au mitant du roman et la bascule de l’action, dont je ne dirai rien, ici. Il y a de très belles scènes dans ce roman, comme celle où l’amante (la mante) se glisse dans la chambre, aux côtés de la femme (la mère) endormie ; celle où il croit la retrouver au-dessus de la Baie de Sunj, en pleins ébats avec un autre ; celle de la rédemption par le rasage intégral. Des propos prégnants sur le déshonneur et l’héroïsme, sur la paternité ; une analogie avec Bertrand Cantat et Columbo ; une belle recension du jeu de l’assassin, la liste de ses détestations, dont Rohmer et Biolay, les inénarrables occurrences de l’Olympique Lyonnais (et son prestigieux voisin) etc. La crise de paranoïa d’un meurtrier en cavale, dans un rôle trop grand pour lui. Puis il y a l’action, dans son unité, qui tient connement en haleine et vous prend une partie de la nuit, c’est un signe. C’est surtout un tel auteur par ailleurs qu’il ne peut qu’intriguer, sur un plus long terme. Il n’a peut-être pas fait que tuer le chien en allant au bout de ce projet-là, dont la deuxième partie m’a parue plus mûre dans l’écriture que la première. Dans tous les cas, cette toute petite chose (antiphrase) qui comptait pour lui, il en est venu à bout et la seule envie qui me reste, c’est de lui dire bravo. Et bienvenue.

L'auteur sera en rencontre à la Balançoire (223 rue de Créqui, 69003 Lyon), ce vendredi 8 mars, à 19h, pour présenter son ouvrage.

NB : À ceux qui s’offusqueraient d’une trop grande franchise, j’avais promis à mon ami une lecture curieuse, au sens étymologique (qui s’inquiète). Je redoutais pour lui que des recensions fussent courtisanes et complaisantes, et me suis par ailleurs beaucoup amusé ici du retour courroucé d’un auteur de mes amis qui n’a pas aimé mon dernier livre. Sans doute parce qu’il attendait Aurelia, déjà (dont Stéphane est un des parrains, pour rester dans la famille). Je fais encore une distinction entre son roman et ceux de Mestre ou de Royer, chroniqués récemment, œuvres d’écrivains confirmés et talentueux, le second adjectif étant plus abordable que le premier. C’est la sempiternelle sentence de Dan Simmons, marquée à jamais, pour moi, du sceau de Grignan : « Tout le monde peut écrire un premier roman ; c’est le deuxième qui fera de vous un écrivain. » Ça tombe bien, à ma connaissance, c’est en projet, pour Pétrier. Et c’est heureux : une fois qu’il se sera (un peu) excusé d’écrire, il fera les choses (un peu) autrement et elles n’en seront que plus abouties. Et sans la liberté de blâmer, dit Figaro…

* je le sais d’autant plus que je me suis prêté à l’exercice il y a quelques années : 98 feuillets d’un roman de jeunesse fondus en 48 et diffusé sous forme de feuilleton.

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24/02/2019

Animal, on est mal.

guillo.jpgGuillo entame donc son « De profundis clamavi », à son tour, quelques millénaires après la Bible et cent-cinquante ans après la dernière édition autorisée des « Fleurs du Mal », un an après la mort de leur auteur. On dit souvent que du chant d’espérance religieux, Baudelaire a fait un chant de désespoir. À quelques exceptions près, ce pourrait être le credo du chanteur des Landes, qui ouvre son « Macadam Animal » - 3ème opus – par un imparfait, « Nous aimions la Terre », mode majeur d’un disque sombre et étrangement fataliste, quand on connaît la nature du bonhomme. Un réquisitoire sans faille, « un pieu en plein coeur » contre l’espèce humaine, la seule qui se soit jamais auto-détruite. Il y a ce constat, qu’il aborde dans un genre musical différent, avec une voix souvent codée, derrière, voire dénaturée – comme dans « Tout baigne », antiphrase assumée et bashungienne dans ses finales traînantes et ses allitérations : « des habits sales s’amoncellent sur le sol ». Pour en finir avec cette image de gros dur à la voix douce ou pour souligner un mixage différent des deux premiers album, avec des cordes quasi-symphoniques et des emprunts à l’électro ? « Le chant du cygne », « Le paradis perdu », « la noirceur », les occurrences sont nombreuses qui disent que l’homme a dépassé l’esthétique rapport proustien de la première chanson, quand il regarde les maisons blanches « s’éloigner », « s’estomper jusqu’à disparaître ». Pas celle de son enfance, « au parfum des jours de fêtes », bel et bien vendue*. La basse est ronde et les violons équilibrés ; pas de pathos, juste ce procès, entêtant, et anachronique : le monde se revêt lui-même de son linceul (rapport capillotracté avec « la neige », dont on se demande – un coup de griffe pour trois caresses – si elle n’est pas un peu étrangère à cet album-là ?) et le Mal commence tôt. Dans la notion de Progrès, qu’il répète (trois fois) sans rien ajouter, comme pour en démontrer l’absurdité. Celui-ci n’est valable que s’il est partagé par tous et Guillo va chercher les Indiens de son enfance pour un manifeste de la Terre et le refus de son appropriation, « sans fusils, sans or, sans trains ». Voilà l’Histoire des hommes telle qu’elle s’est écrite, contre certains d’entre eux, ces « indigènes » oubliés qu’il ramène ici, dans son immense naïveté – au sens rimbaldien. Ces oubliés qui se réfugieront, des siècles après, dans la violence et le fanatisme, iront tuer d’autres hommes au nom de Dieux auxquels eux-mêmes, s’ils avaient écouté leur coeur, n’auraient pas cru. Aborder les attentats de Paris sous l’angle de celui qui les a commis est un acte d’humanité – « Ô mon petit frère », Cantat & Cohen, Albert, mêlés - et d’amour, une notion que Guillo défend malgré tout, malgré des conditionnels passés (« Des regrets à la pelle ») auxquels il ne nous avait pas habitué : dans l’héritage de sa grand-mère, ses racines nord-africaines, celui, aussi, de la femme qu’il aime plus que celle qu’il aime, à qui il le dit, qui plus est : « Elle est un peu comme toi, en plus jeune ». Goujat, Guillo ? Il faut quelques secondes pour comprendre que, de Nikita à Cendrillon, c’est de leur lien commun, « la somme », qu’il s’agit, celle pour qui il se battra, avec ses armes, l’amour et la Beauté. Tout sublimer, c’est le sens que je donne au finale de l’album, apocalyptique « Bruit des Balles ». C’est le bilan, paradoxal, de l’artiste, qui fait de la noirceur du monde un révélateur de sa Beauté possible. Perdue, peut-être, mais ce qui est perdu, par définition – proustienne, toujours – peut encore être retrouvé. L’espèce de loup-Minotaure qui symbolise, dans le visuel de l’album, l’humanité égarée, l’état de Nature – les peintures rupestres du Pont d’Arc - à la recherche de son essence perdue, manque de renoncer, de jeter la pierre philosophale (« mémoire de caillou ») à la mer. Avant qu’on le convainque, in extremis, de reprendre le combat, la guitare en bandoulière : liquide est la vie, mais jamais linéaire : Guillo sait ça depuis long fleuve.

Musicalement, la force de « Macadam Animal » est d’avoir renouvelé l’identité de l’artiste : une voix moins en avant, moins douce, des ingrédients qu’on retrouve des albums précédents (le banjo, un certain type de percussions) adaptés à la tonalité de l’album. Là encore, l’artiste revendique son côté archaïque : qui s’intéresse encore à un album entier, aujourd’hui, à l’heure des playlists numériques ? « Macadam » est un animal aristotélicien, doué de raison, et il peut encore la faire entendre aux égarés : il suffit d’entendre le spectre musical monter au fur et à mesure que les titres s’enchaînent pour être pris. La force de cet album, j’en suis sûr, c’est d’être moins abordable que les autres : c’est pour ça qu’il durera plus longtemps. 

* un titre qui fait écho à la chance d’avoir vu la sienne rachetée par sa propre soeur.

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08/02/2019

Des chromosomes & des arbres.

ce-qui-nous-revient-500x944.jpgIl y a quelque chose de merveilleusement suranné et de jubilatoire dans l’oeuvre romanesque de Corinne Royer. Suranné, anachronique, dans une telle maîtrise de la phrase et du lexique qu’elle vous en laisse pantois, et heureux : allons, dans une littérature contemporaine qui s’ébaudit de la moindre métaphysique stomacale d’un autofictionnaire sponsorisé (un Café Malongo et une Volvic dès les dix premières lignes de Sérotonine, ça ne choque donc personne ?), voilà un auteur qui sans la moindre préciosité ponctue ses phrases de délices telles igné, puînée, étique, sanie, dilection, halitueuse ou orbe, entre autres. Ça n’est peut-être rien, mais quand ça s’inscrit dans l’écheveau d’un récit choral, et enchâssé, c’est comme un rappel de ce que l’écriture peut faire de mieux. Surtout quand on y ajoute le sujet : pour les mêmes raisons, je fuis depuis longtemps le roman qui n’explore pas autre chose que les miasmes du passé de l’auteur et frémis quand le genre s’empare d’un pan entier d’une histoire méconnue. Comme s’il s’agissait que la fiction, désormais, reprenne le flambeau du témoin puis de l’historien. Ajoute de l’Art à la vérité, et au temps. Pour Corinne Royer, après le très beau « Et leurs baisers au loin les suivent », c’est le destin contrarié de Marthe Gautier qui s’est imposé de lui-même. Qu’on dépasse, enfin, la périphrase fataliste de « la découvreuse oubliée », celle que le Professeur Lejeune déposséda de façon éhontée de la découverte majeure qu’elle fit en 1959 : celle du chromosome surnuméraire de la Trisomie 21. « Le petit chromosome en plus », qui fit comprendre que les Mongoliens n’en étaient pas. Le sujet, donc, comme matériau d’écriture : la rencontre entre la jeune thésarde en médecine, Louisa, 26 ans, et la glorieuse ancêtre, 91 ans quand elles se rencontrent. « C’est vous que je rejoins », ce qui devait être un solennel travail de doctorat se transforme, sous l’effet de l’analepse, en manuscrit de roman, récit à peine transformé des notes et impressions relevées dans des carnets anthracites à spirales. Pas celui, sang d’encre, qu’un facteur indélicat aura égaré, qu’une jeune sauvageonne aura retrouvé au pied d’un hêtre, sans y prêter davantage d’attention que ça. Dans « Ce qui nous revient », la matière est distillée selon différents procédés, alternés : la citation, le récit transformé – tel le compte-rendu d’une enquête – de Louisa, les souvenirs de Marthe. Et les notes en fin d’ouvrage.

La force d’une telle entreprise romanesque est de nous rendre plus savants à la fin de la lecture, et là aussi, c’est une respiration. Comme par revanche sur l’histoire, ce sont les femmes qui sont essentielles, dans ce roman, les hommes n’étant, souvent, que des révélateurs de ce qu’elles ont manqué ou fait de bien, c’est selon : trois générations, Marthe, Elena, Louisa. Trois parcours de vie, accidentés, non linéaires, d’un voyage aux Amériques sur le Mauritania, en 1955 à un Stabat Mater à Douarnenez pour le temps retrouvé, en vidéoconférence. Corinne Royer entremêle ses récits, les fait se croiser et correspondre, comme les strates d’un arbre finissent par en concéder l’âge : la doyenne croira retrouver chez la jeune femme le sourire de la sœur perdue, au même âge, la jeune femme compensera chez la doyenne ce qu’elle a accepté de la perte de sa mère, partie refaire sa vie et retrouvée en plein chœur, si j’ose dire. Elena, la muse, l’absente, à qui l’on doit dans le roman des pages SUBLIMES sur l’annonce (de la perte, du choix d’autres bras), sur son corollaire final, in abstentia. Jusqu’à un climax qui laisse sur le flanc, la sentence désenchantée de l’Oncle Ferguson, adjuvant révélateur : « Les femmes qu’on aime, il vaut mieux qu’elles nous quittent, ça évite qu’elles nous regardent vieillir. » On réfléchit à l’ordre des choses dans « Ce qui nous revient », et chacun se fait l’image mentale de sa propre antichambre de l’ostracisme. On interroge les mœurs, les époques, la dose de lâcheté qu’il faut pour déposséder et effacer quelqu’un des tablettes ; sur la communauté scientifique, aussi veule d’une part que courageuse de l’autre (réjouissant passage sur le refus de la canonisation de Lejeune). Et sur les arbres, aussi, le recours aux forêts qui ramènent à l’essentiel et nourrissent l’inspiration (parallèle touchant entre les chromosomes et les arbres qui ne s’élèveront jamais vers la lumière). Qu’il faudra transformer, avec méthode, sous peine de s’étioler, « à s’en vicier le sang », comme Nicolaï, faute de retrouver l’âme. La condition humaine – entre l’humanité chancelante et le souvenir des jours heureux - est sollicitée, dans toutes ses sphères, amoureuses, artistiques (quel peintre peint-il pour oublier qu’il est un mauvais peintre ?), esthétiques, par de touchants parallélismes : « Dit ce qu’elle pense devoir dire. Tait ce qu’elle pense devoir taire. »

On peut trouver des petits défauts à ce roman, la répétition de références un peu convenues (à Audiard et « Forrest Gump », on préférera « Mort à Venise » ou Kathe Winslet, au hasard), une légère propension au Deus ex Machina et à la mise en abyme, dans sa dernière partie, un poil accélérée. Voilà, c’est dit, et moi-même n’y crois pas : ce ne sont que des concessions à la construction d’un livre, amené à se terminer, même quand le lecteur n’en a pas envie. Même quand on le tient sur une dernière tempête, qui submerge le phare de la Jument, au large de l’île d’Ouessant, en même temps que la révélation finale – de celles qu’on ne dit pas dans une chronique – qui, avec un peu d’ironie et de tristesse, redonne corps aux protagonistes masculins. La connivence avec l’océan n’est pas la même qu’avec la forêt, un élément est plus mâle que l’autre dans son énonciation comme dans sa façon de soustraire. Pourtant, dans les deux endroits, les hommes se laissent emporter, nous dit l’auteure. Sans qu’on sache vraiment si l’acception est funèbre ou cyclique, comme une Valse. Ou comme ce livre.

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07/02/2019

Le regard de Gerda.

gerda.png« Vivre. Vite. Intensément vivre », telle était la devise, reconstituée pour l’histoire, de Gerda Taro, l’héroïne du dernier roman de Serge Mestre, « Regarder »*. Titre échenozien s’il en est, mais très vite réinvesti par un auteur qui m’avait déjà impressionné par son travail particulier sur Lorca (« Ainadamar, la fontaine aux larmes », 2016). Mestre, c’est un tiers d’histoire, un tiers de romance et un tiers d’insères narratives, de réflexions propres ou de projections dans le temps (il appelle ça « des coups de pied à la chronologie »). Ce qui lui permet, par exemple, de solliciter « la vie mode d’emploi » - publié quarante et un ans après la mort de son personnage – juste histoire de familiariser son lecteur avec une reconstitution précise, pointilleuse, où l’art de la photographie – elle voulait devenir photographe, plus encore, « femme-photographe » - côtoie son histoire et ceux qui l’ont faite. Dans « Regarder », on croise David « Chim » Seymour, Halsman, Kertész, Cartier (sans Bresson, trop bourgeois) et évidemment Capa, dont les photos ont immortalisé la guerre civile en Espagne. Que des hommes, dont la belle et fougueuse Gerda, qu’on découvre tenace et inféodée dès la première scène et les dix-sept jours de détention qui s’ensuivront, devra se distinguer. Ses frères ont inondé la place de Leipzig de tracts appelant à la résistance contre le régime fasciste se mettant en place : l’action démarre en Allemagne en 1933 et la famille de celle qui s’appelle encore Gerta (Pohorylle) est juive et polonaise, ça suffit à situer le contexte. D’un destin et d’un roman. D’abord d’exil, avec des insères sublimes sur la condition des migrants de l’époque : « A l’auberge de la haine », écrit Mestre, « la cuisine de la déraison est en effervescence », évoquant « la discrétion des exilés », le rôle du hasard dans « le monde des émigrés ». Dans ces conditions, nulle surprise de voir la jeune femme débarquer en France et se faire, à force de ténacité, d’égalitarisme – jusque dans l’amour, elle ne laissera pas l’homme jouir avant d’avoir eu son plaisir – et de rencontres marquantes. Puisque être photographe est sa « visée de départ », elle apprendra de tous ceux qui lui montreront, jusqu’à son initiation à la prise de vue par André Friedmann – pas encore Robert Capa – sur l’île St Honorat, le jour de ses 25 ans. Elle apprendra puis s’en défera, puisque c’est son nom (photo Taro) et le sien seul qu’elle veut voir figurer dans les plus grands tirages de l’époque, que Mestre convoque : Alliance-Photo, les magazines Vu, Regards, le Ce Soir d’Aragon. Pourtant, la deuxième partie du roman la liera à jamais à Capa, jusqu’à la séparation, nécessaire. « Regarder » est aussi un roman sur l’amour, insensé pour l’époque : dans sa quête d’intensité, son incertaine certitude d’aimer, Gerda est une femme libre et indépendante, n’oublie jamais ses petits amis à tel point qu’ils en deviennent grands, se dit l’amoureuse de deux hommes à la fois et tient à Georg, son amour initial, un discours magnifié : « Si nos chemins vont séparément, ils demeurent néanmoins parallèles ». La scandaleuse au Leica n’a plus qu’une quête, dans cette Europe qui se livre au chaos – on relève la lâcheté du Front Populaire français, qui retient son aide aux Républicains – montrer « ces gens qui refont l’Histoire », dépasser le folklore des paysans dans les fermes collectivisées, aller au plus près de ceux qui se battent - dont les brigades de femmes catalanes - monter au front dans un camion médical, prendre des risques, subir le feu pour mieux en faire part. Faire ravaler à Hemingway le sobriquet de Capa’s Girl dont il l’a affublée.

Gerda Taro n’aura vécu que 27 ans, difficile d’en faire une fresque historique. C’est pourtant en plein cœur du XX°s. qu’on la retrouve, au moment où l’Histoire elle-même s’est jouée. Mestre peut faire de Elisabeth Bernier, de Max Ophuls, d’Edwige Feuillère, Stephan Zweig ou Abel Gance d’un côté, de Rafael Alberti (¡A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar!), Jose Bergamin ou St Exupéry de l’autre des personnages qui traversent le récit. En caméo, puisque la scène centrale de la transformation des noms se fait sous l’égide hollywoodien de Franck Capra et de Greta Garbo. Mestre se défait d’une distance parfois ironique – sur ses propres métaphores, zeugmas ou oxymores – pour accélérer dans la dernière partie, qu’il serait criminel de raconter. Puisque ce livre, on vous le dit depuis le titre, est à regarder, d’abord. Paradoxe à part, en fermant les yeux, à chaque fois que l’auteur recrée en mots une image qu’on a déjà vue mais que notre mémoire n’a pas signée. Chaque étape de ce qui fait une bonne photographie est parfaitement reconstituée, dans le roman, même quand, dans la plus désespérée des plaintes, des pans entiers de l’humanité hurlent en silence.

Ecrire un roman est une chose. Faire revivre, à jamais, une héroïne, l’ancrer dans son pan d’histoire et y plonger un lecteur en est une autre. Par une langue subtile, un équilibre dans les trois axes de l’énonciation, par sa façon à lui de déstructurer la linéarité, Mestre y parvient aussi bien que pour son Lorca. C’est dire.

* Sabine Wespieser, sortie aujourd'hui.

En rencontre, ce soir, 18h30, à "l'Echappée Belle", Sète.

 

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28/01/2019

C'est écrit.

Flyer-NOZ-KREIT-R°-page-001.jpgOn n’aura jamais autant annoncé un livre, ni aussi à l’avance. Les lecteurs qui me restent et ceux que j’espère rattraper savent à quel point cet ouvrage-là m’aura coûté, en années, en énergie, en sacrifices, dans beaucoup de domaines. Mais l’heure n’est pas à l’apitoiement : c’est au Réalgar, finalement, que sortira, dans huit mois exactement, « Aurelia Kreit », mon roman russe. Celui que je devais écrire, cette somme dont Christian Chavassieux, qui s’y connaît, dit : « Ce à quoi l'on s'attend dans un livre historique, c'est la fresque, l'ampleur du récit, l'aspect bien documenté. Ce  livre exploite des thèmes rares comme l'histoire de la résistance juive en Europe, à cette époque, les groupes de défense qui se constituent. C’est très neuf. De nombreux passages émouvants, quand la nostalgie gagne les personnages, dans les méditations, les pensées, les questionnements. ». Mon histoire de l’Ukraine du début de siècle (le XX°s.), ma réflexion sur la question juive, ma vision de l’histoire d’Aurelia. Cette petite dont les parents naturels se retrouveront sur une scène, trente ans après, pour un événement unique. Au sens où il ne se reproduira pas. J’attends cette rencontre, ce passage de témoin, sans impatience, avec juste le brin d’excitation qui rappelle que je n’aurai pas fait ça pour rien. Et quitte à être classé comme un auteur du XIX°s – mon aspiration absolue – autant que ça se fasse avec panache.

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