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26/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (9)

livre_moyen_2707319643.jpegJ’avais une petite appréhension en extirpant mon Dans la foule de ma pile à lire : les livres qui vous ont profondément marqué sont rares, et parfois, les reprendre vous amène à vous demander pourquoi vous leur avez consacré tant d’attention, toutes ces années. Un livre qu’on a aimé, c’est comme une histoire qu’on a vécue, on a toujours un peu peur d’en avoir enjolivé le souvenir. Mais là, c’est un nouveau coup de poing reçu à l’estomac, la (re)lecture de ce roman qui avait déjà l’immense nouveauté de traiter d’un événement par un angle inattendu, indirect. Par derrière, ai-je déjà écrit à propos de Mauvignier, puisqu’il y a souvent parenté avec l’héritage sartrien.

L’événement, c’est la finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions, le 29 mai 1985, le choc entre la Juventus de Turin – l’Italie des riches, la réussite insolente de Fiat – et des Reds de Liverpool, ville sinistrée et soumise au chômage de masse – deux belles écuries, dit-on dans le milieu, dont l’une, l’italienne, est menée par Michel Platini – pour une fois que les Français ont un joueur qui est Dieu – 30 ans à l’époque et 70 aujourd’hui même, qui dira au retour, dans l’avion, qu’il arrête le football. Non pas parce qu’il a tout gagné, y compris ce match-là, mais parce qu’il l’a gagné – et qu’il a célébré son but – alors que les deux équipes et la moitié du stade du Heysel ignoraient que les bagarres du virage Z, la charge des Anglais, la panique qui a suivi, ont provoqué 39 victimes, au final. On parle d’une dizaine de morts, entend-on dans les travées autour du stade, tout au début, puisque c’est là que l’action du roman se passe et qu’elle trouve sa genèse : la veille, Tonino & Jeff – un français de la Bassée, toujours – sont venus tenter leur chance – 11000 supporters de Liverpool, 60000 de toute l’Europe (dont beaucoup d’Italiens qui auront acheté des places belges), 400000 demandes –  tant les sésames sont rares et Gabriel, tout à sa joie du poste qu’il vient de décrocher, ne se méfie pas quand il invite les deux hommes à boire un verre avec eux ; il se méfiera davantage du regard que Tonino porte à Virginie, sa compagne, mais ne verra rien du moment où il dérobe les billets dans le sac de la jeune fille. Furieux, une fois rentrés chez eux, du subterfuge commis, il se jure de les retrouver le lendemain – j’attendrai et guetterai le moindre Teddy avec Chicago inscrit au dos – et part à leur recherche, autour du stade. Là où l’Europe a rendez-vous. C’est de là qu’il vivra ce chahut et ce mouvement qui soulève les gens quand ils sont à plusieurs et que déjà ils ont bu, cette ivresse au-delà de l’alcool qui fait que les Anglais vont mettre la capitale belge sur le pied de guerre. Il ne sait rien de Francesco & Tana, que ses voleurs – un grand aux allures squelettiques (…) et l’autre, l’Italien, plus petit et bouclé – ont rencontrés dans le métro, juste avant d’aller au match : eux viennent de se marier, voyagent à destination d’Amsterdam avec arrêt à Bruxelles pour assister au match, puisqu’on leur a offert le Graal. On ne meurt pas pendant son voyage de noces, se répètera Tana, hébétée, après que son homme l’aura sauvée de la horde – cours, Tana– quand lui périra étouffée par une foule bloquée, en bas des tribunes, par des barrières de béton – désormais interdites – qui ne céderont pas et provoqueront l’étouffement de nombreux spectateurs. C’est une scène qui ressemble à la porte des Enfers, et les supplications de Tana – Francesco, ne me protège pas- résonneront longtemps après, dans toute la narration, en fait. Aucun d’entre eux, ni Tonino, ni Jeff – et les livres qu’il écrirait – ni Francesco, ni Tana, ni Gabriel, ni Virginie ne savent (encore) rien des frères Andrewson, dont Geoff, le benjamin - parti avec Doug et Hugie sans doute parce qu’ils n’ont pas réussi à convaincre leur père de prendre la 3e place – découvre l’effet de masse, les faces rouges et rondes pour la plupart, à moins, au contraire, qu’elles soient maigres et cassées, les hectolitres de bière consommés et les England ! England ! qui fusent. C’est par Geoff, qui se demande s’il est vraiment en train de faire ça, qu’on remontera l’écheveau de la misère sociale, la mère qui les défendra à distance et jusqu’au bout, avec cet aveu terrible, dans le roman : il parait que c’est une croyance très anglaise et très optimiste, au final, de penser que si l’on ne dit rien des choses terribles, elles ont d’elles-mêmes la faculté de s’estomper et de se dissoudre dans les brumes du Midland. C’est par Geoff qu’on comprendre les mécanismes de la sauvagerie, sa fatalité, aussi, la honte et la disgrâce, dira Margaret Thatcher, tombées sur (leur) pays. Tu veux croire qu’on t’aimera en faisant comme ils font, lâche Elsie, sa petite amie, à Geoff, à son retour : elle est infirmière, lit Rimbaud dans le texte, elle le sauvera sans doute quand ses frères et leurs amis sont déjà damnés avant d’être condamnés.

C’est par le biais de ces narrateurs divers, Jeff, Gabriel, Tana, Geoff, par leurs positions (dedans/dehors) que les cercles concentriques se rapprochent, qu’on aborde l’événement par ses frontières narratives. Par des actions secondaires, anodines – la jalousie qui fait que Gabriel, retrouvant Tonino inanimé, va effacer le numéro de téléphone de Virginie qu’il avait laissé inscrit sur sa main – qu’on aborde l’essentiel, cette chose que l’Europe entière a vue en croyant ne pas la voir. Par le dérisoire des objets – rien de plus insurmontable que l’existence de deux brosses à dents et d’un gobelet en plastique - que Tana prend conscience de la perte à venir. Se dire que ça ne tenait qu’à un grillage et à un mur de béton. La troisième et dernière partie porte sur le deuil insurmontable – reprendre le dessus, tu parles d’une expression à la con ! – et des répercussions qu’aura le procès (de 26 visages, de 24 meurtriers), trois ans et quelques mois après le drame. C’est la ouate, entre temps, a trusté les charts en France, mais la chanson est à prendre au sens premier, tant Tana n’a aucune intention de s’en sortir, puisque s’en sortir, c’est accepter le pire. Il faudra un voyage en Italie et en Sardaigne pour que les cercles se bousculent d’eux-mêmes, encore, et qu’un après se dessine, peut-être. Qu’on aille au-delà de l’étourdissement.

Les clubs anglais seront interdits de compétition en Europe pendant cinq ans, les mesures de sécurité prises seront drastiques, les condamnations ont été lourdes – même le secrétaire général de l'UEFA a écopé de trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs belges d'amende – mais il faudra du temps pour que le You’ll never walk alonereprenne ses lettres de noblesse autour des stades. Qu’on se souvienne que Liverpool, c’est d’abord Paul, John, Georges et Ringo. Et que chacun comprenne que la sauvagerie, quand elle est motivée par des pulsions identitaires, n’a pas de Nation.

Laurent Mauvignier, Dans la foule, les Éditions de Minuit, 2006

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

20:04 Publié dans Blog | Lien permanent

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