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11/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (3)

s-l960.jpegEt puisque l’Algérie – les événements – s’est inscrite en filigrane, disais-je, dans les deux premiers romans de Laurent Mauvignier, il est temps de me souvenir d’un ouvrage que j’ai eu le loisir de faire étudier à des classes de 2nde, c’est dire si ça n’est pas d’aujourd’hui. Non pas que je n’aie plus eu, entre-temps, à m’occuper de 2nde, mais parce que faire étudier un tel roman, désormais, est inenvisageable : pas parce qu’il est (trop) complexe, mais parce que le processus d’abrutissement, lancé à pleine allure, ne le permettrait plus ailleurs que dans des cercles privilégiés. Bref. Des hommes, paru en 2009, trois ans après Dans la foule, qui avait marqué les lecteurs par sa construction, là encore (chronique à paraître), c’est un roman sur la Guerre d’Algérie comme il en paraissait peu, encore – je citerais Le Dehors ou la migration des truites, d’Arno Bertina, Une guerre sans fin de Bertrand Leclair et, j’ose, ce petit roman, Tébessa, 1956, dont on parla un temps. Couplé dans ma mémoire à un film majeur, pas assez reconnu, la trahison, de Philippe Faucon, le dilemme des harkis, la porte qu’ils ouvrent dans leur conscience avant de la laisser ouverte aux sourires kabyles des fellaghas…

Pourtant, en reprenant Des hommes, c’est toujours The Deer Hunter, le film de Michael Cimino, qui revient en mémoire, tant la structure – et la volonté – sont les mêmes d’aborder LE sujet par derrière, une époque par celles qui ont suivi, qui les a déterminées sans que ses acteurs l’aient choisi. Des hommes commence dans la même semi-campagne (entre exode rurale et milieu industriel) que dans Loin d’eux, La Bassée. On entre, via le découpage d’une journée (après-midi, soir, nuit, matin) qui structure au roman, dans la salle des fêtes du village qui accueille la retraite de Solange, cantinière du collège, et ses 60 ans. Arrive Bernard, son frère ainé - qui ne voit plus qu’elle de la famille nombreuse dont ils proviennent. Un narrateur omniscient et tournant décrit une scène qui va glacer la fête quand Bernard, l’alcoolique (pour faire vite) que tout le monde ici appelle Feu-de-Bois, lui offre une grande broche en or nacré, de chez Buchet, qui surprend l’assemblée, Solange en tête, mais aussi tous les témoins, qui jasent : avec quel argent ? On le soupçonne de l’avoir volé à sa mère, qui ne voulait plus le voir, lui intériorise C’est à Solange, c’est pour Solange, ça ne regarde personne mais la broche va se faire déclencheur de tous les non-dits – le fonds Mauvignier – et les rancœurs accumulés. Ils ont toujours crevé de jalousie, pense-t-il. Et, comme si un ressort avait été cassé, va déclencher le mécanisme de la mémoire autant que ce que ce Bernard assène à Saïd (Chafraoui), l’un des convives. - Lui, le – Arrête – le bougnoule, les mots sont lâchés et comme toujours chez Mauvignier, c’est ce qu’ils ne disent pas qui compte. Rabut, le cousin, le bachelier, le pense en lui-même, néanmoins : impossible pour moi de porter la main sur Feu-de-bois ; il est membre du conseil municipal – le même qui a rejeté la candidature en son temps de Chafraoui – membre de l’Amicale des Anciens d’Afrique du Nord et à partir de là, toute la violence et le ressentiment contenus des décennies écoulées vont construire le récit. Parce que Feu-de-bois, chassé de la fête, part s’en prendre à la femme de Chafraoui, chez lui, dans une scène glaçante d’implicite dont le lecteur gardera longtemps le sourire mort, impossible de l’agresseur via la description, clinique, d’une mobylette au sol, dans la cour, avant l’arrivée du mari, qui le met en fuite.

Des hommes, le soir, c’est le conciliabule de ceux, importants, qui se réunissent chez Patou pour savoir quelle suite donner à l’affaire – il aurait pu faire pire, je veux dire – considérer la plainte qu’il faut porter ou pas. Ce sont les pensées du cousin Rabut qui voudrait dire Monsieur le Maire, vous vous souvenez la première fois que vous avez vu un Arabe ? mais qui ne le dit pas parce que ça n’est pas permis. Qui voudrait interpeller l’édile (est-ce qu’il y est allé, est-ce qu’il a vu ? Est-ce qu’il s’est ennuyé, est-ce qu’il a eu peur ?) mais sait qu’il est trop jeune pour ça. Il y a Solange, qui défend un idiot alcoolique, mais pas un idiot méchant. -  Qu’est-ce qu’il vous a fait, Bernard, pour que vous le détestiez comme ça depuis toujours ? Il y a cette faille chez les Anciens d’Algérie, leur façon de ne pas en parler, du séjour au Club Bled, cette part d’eux-mêmes cachée ou calfeutrée (…) endormie. Il ne s’agirait pas qu’on remette sur Feu-de-bois toutes les haines et les rancoeurs qui trainent encore dans les familles. La mort de sa jeune sœur Rosie, qu’il a rejetée, sa façon, en catimini, de nous mépriser, pense Rabut, parce qu’il a vécu un temps, en banlieue parisienne. Quand, lorsque la quille est arrivée, il a envoyé un télégramme à ses parents, Bernard, pour dire qu’il ne rentrerait pas. Il a mis 15 ans pour le faire quand même, laissant Mireille, fille de colon, rencontrée à Oran et les deux enfants qu’il a eus d’elle sans un mot d’explication. Désireux de récupérer l’argent de la loterie que sa mère lui avait pris, puisque  mineur, alors. Le reste, on n’en saura rien (quand il est revenu, pas un mot, à personne) parce que dans Mauvignier, les choses ne se dévoilent pas, elles se devinent et s’imbriquent entre elles. Et quand il est revenu, je veux dire, quand il est revenu, quinze ans après tout le monde, ça a été comme si pour lui la guerre venait de se terminer.

La guerre, on y retourne par analepse au tiers du roman, quand Bernard prend le train pour Marseille, en 1960, avec sa valise en bois et son missel ; il se jure de tenir les 28 mois réglementaires pour ensuite récupérer son dû, ne fait pas attention aux jeunes hommes comme lui qui s’entassent, en ricanant ou sans un mot. Il se dit, quai de la Joliette, que cette fois, il va voir la mer, même pour une nuit, sans savoir que toute sa vie sera perforée de ce coup de sirène qui annonce le départ. Qu’il la passerait sous les petits serments qu’on s’était faits à soi-même de ne rien dire de ce que c’était là-bas. Et le roman, dans sa nuit, d’ouvrir sur les expéditions punitives, villages rasés, bébés projetés au sol, le moindre suspect (de rien) abattu. Il y a Rabut, Bernard, Châtel le pacifiste, Nivelle – ironie ? - Poiret, les autres. Il y a les photos des chéries qui les attendent (ou pas) : ici, les femmes sont des souvenirs cachés dans le portefeuille, ou celles qu’on va voir en permission, sans que ça compte. Il y a la peur du guet, l’effroi du craquement de brindilles sous des pas, il y Fatiha, 8 ans, dont Bernard gardera la photo quand il aura oublié ses enfants, il y a Idir et son grand-père, héros de Verdun, mais ca ne compte pas, ces harkis, traîtres aux Algériens. Ils parlent des Arabes, comme si tous les Arabes, comme si. Il y a surtout l’absurde de l’expédition punitive d’une expédition punitive, le médecin de la caserne retrouvé muscles arrachés jusqu’au squelette, et les questions que Bernard – pas encore Feu-de-bois – se pose - ce qu’on ferait aussi, nous autres, si on nous privait de nos terres – et qu’il tait, sur la place d’armes. Tous savent déjà que quelque chose a changé. On ne sait pas quoi. Rien ne va changer. Et pourtant tout.

Des hommes, c’est un roman sur savoir se taire (…) mais plutôt se taire et ne pas savoir. On assiste au basculement de Bernard – dans l’alcool et la fureur - à la suite d’un rendez-vous amoureux manqué au Météore, quand il en était encore aux projets d’avenir et aux pensées humanistes (s’il était Algérien, sans doute serait-il fellaga), quand il se demande si des hommes font ça, des deux côtés. À l’essence de l’inimitié avec Rabut, aux vieilles histoires qui ressurgissent entre eux. Au cœur qui se vide, aux mains qui en viennent à elles, pour une bagarre qui va déterminer leur vie : parce qu’ils passeront la nuit en prison, qu’ils ne seront pas au rendez-vous de la caserne, que… C’est Février qui raconte un dénouement qui n’en est pas un, puisqu’il crée lui-même le nœud des existences et de leur récit. Cette idée ridicule (…) de penser qu’ils ne se sont pas réveillés… Avant que le matin soit laissé à Rabut, pour un finale époustouflant de beauté triste.

Mauvignier, en 2009, avait déjà laissé une trace importante, en une décennie de littérature ; là, en s’emparant d’un sujet – la guerre, la Grande pour les vieux – c’était pas Verdun, votre affaire – la corvée de bois et les lâchages en hélicoptère des plus jeunes partis sauver le pays dont lui (Bernard) n’avait pas vraiment compris qu’il était en danger – qu’on pouvait à peine évoquer (Benjamin Stora a toujours établi qu’il fallait 50 ans pour parler d’une guerre, on y était), il devient un auteur majeur dans sa façon de laisser les choses se dire d’elles-mêmes, une fois de plus. Pas sur les photos, qui ne laissent rien savoir de la peur au ventre. Mais dans les correspondances des événements et de leur conséquence sur la vie qu’ont vécue les personnages – si Mireille n’a pas été au rendez-vous du Météore, c’est que les pieds de vigne de son père ont été saccagés, Tous des communistes, tous d’accord avec des terroristes. Même dans l’Histoire, la phénoménologie joue son rôle. Surtout dans l’Histoire.

Laurent Mauvignier, Des hommes, les Éditions de Minuit, 2009

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

22:50 Publié dans Blog | Lien permanent

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