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20/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (7)

seuls.jpegSeuls est un roman extrêmement condensé qui date de 2004, dans l’ordre, c’est le 4e de Laurent Mauvignier. Lequel condense, là encore, toutes ses énigmes dans un titre qui suggère que les solitudes sont multiples et que chacun y a droit, à sa façon. L’histoire, c’est celle de Pauline qui revient de l’étranger – où elle a vécu avec Guillaume, qui y est resté – et reprend naturellement sa place dans l’appartement que Tony et elle partageaient quand ils étaient étudiants. Sans savoir que son être, son départ et son retour ont totalement déterminé Tony, dans ce qu’il a fait – l’abandon de sa maitrise de Lettres, le refuge dans un travail sisyphien de nettoyeur de trains – et dans ce qu’il s’est toujours refusé à dire, même à lui-même. Trouvant normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui, prétextant sa folie à lui de rester patient autour d’elle ; ils partagent tout, les confidences, les galères, mais elle ne se rend pas compte qu’il est là pour elle exclusivement, qu’il a beau tenter de se convaincre qu’attendre Pauline était plus beau qu’être avec elle – en mode proustien – il ne voit son rêve coïncider avec la réalité que dans l’illusion d’un retour qui n’en est pas un, qui sera soumis à temporalité, forcément. Que le goût amer qu’il y a à partager les échecs, il le vit au centuple, quand elle s’en remettra, toujours. Il se bat pour ne pas succomber à cette haine de croire que Pauline lui devait des comptes, s’est arrangé physiquement, s’est apprêté pour l’accueillir comme il se doit, qu’elle se sente chez elle… Il ne demande rien davantage que partager cette grande banalité de la vie, celle que son père a vécue avec sa mère avant qu’elle meure et qu’elle les laisse seuls, à deviner comment un homme doit faire pour vivre comme ça. Il lutte, Tony, toujours enclin au reniement de lui et à l’effacement, à consigner pour lui ce qu’il pense dans ses carnets secrets. Il s’était bien déclaré, à 12-13 ans, mais elle avait mis ça sur le compte d’une passade, était revenue à ses vrais soucis de jeune fille, qui grandira dans la certitude, dit Pauline au père de Tony, qu’il n’a jamais aimé que l’impossibilité d’être aimé. Le père, c’est celui qui va recueillir les confidences de son fils, poussé à croire qu’avec elle, c’était tout ce qui semblait possible du temps où ils étaient étudiants qui était revenu. Qui verra son fils s’enfoncer dans un autre deuil impossible, se renfermer sur lui-même – vous savez, c’est étrange, ces derniers temps, Tony est redevenu Tony, lui dit-elle. - J’aurais voulu la gifler, se souvient-il. Puis disparaître, sans prévenir personne, après avoir délibérément choisi de ne pas venir au déménagement de P. qu’il avait lui-même organisé. Après être passé voir son père pour lui dire qu’il ne savait plus faire, mentir, s’arranger ; vouloir – enfin - lui dire parle-moi de l’Algérie et en être incapable : toujours Pauline qui revenait. Deux jours après, c’est l’ancien qui va la voir pour tout lui dire, enfin (également) de qui est son fils et de ce qu’elle en a fait, autant que lui. Avant qu’elle renverse l’accusation, et que la fin laisse exsangues les protagonistes et le lecteur dans ce qu’elle révèle de tout ce que personne n’a voulu voir. Et les montre Seuls face à leur perception de l’histoire, le poids de ce que chacun cache et que peut-être il ignore. Le désastre déjà joué, que racontera un ultime narrateur de ces vies entremêlées.

Il y a 21 ans, Mauvignier s’ancrait dans l’écriture du silence et des mots cachés. Dans tout ce qu’il y a derrière ce qu’ils disent. Les mots faits exprès, fait-il dire à son narrateur. Dans la description pointilliste des situations qui les arrachent – on fume beaucoup et on boit autant, pour leur échapper, dans Mauvignier – dans la litière du chat, la tasse de café ou la cendre qui s’accumule. Dans Seuls, c’est par accumulation qu’il construit un récit par strates, jusqu’à la chute – la fin de l’attente - qui révèle tout ce que le sacrifice peut contenir de déni et de refoulé. Ce que les apparences doivent à la colère.

Laurent Mauvignier, Seuls, les Éditions de Minuit, 2004

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

16:08 | Lien permanent

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