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06/02/2025

Le secret, du live au livre.

"Les mystères sont-ils faits pour être dévoilés ? Les murs qui les abritent ne sont-ils pas là pour conserver l’équilibre qu’un dévoilement ne manquerait pas de provoquer ? S’imagine-t-on, au bout de la nuit, quitter la maison sur la pointe des pieds, rassurer Thelma — qui n’en a pas besoin — lui souffler qu’il suffira de passer le pont de pierre et s’enfoncer, plein ouest, à travers les champs, histoire d’aller vérifier si le secret qu’elle dit avoir découvert était encore en place. De quel ordre sont les secrets d’enfance ? Ne reste-t-il pas — par nature et étymologie — ce qui reste séparé, à part, ce par quoi un sujet pourra se libérer du langage comme discours de l’Autre... Pourquoi Thelma tient- elle à me le révéler, sinon parce qu’elle n’a pas la force de l’aborder seule, parce qu’il est trop grand pour elle, au sens propre ? En me confiant ce qui doit rester caché, en le partageant, Thelma devient elle-même son mystère, jusqu’à m’inciter à le vérifier moi-même, dans la nuit. Nous voilà marchant sur la pointe des pieds, chaussures à la main, frôlant la chambre des parents. Lieu, déjà, de tous les non-dits. Trop petits pour envisager l’héritage traumatique, assez hardis pour se lancer dans cette exploration. Pour y trouver quoi ? Mon rôle de grand-frère se limite à l’esbroufe et je fais semblant d’être confiant, quand nous traversons les chardons, les bruyères, mais plus on avancera dans l’inconnu, moins j’aurai de certitudes : c’est une évidence que Thelma a comprise, mais que je ne lui concéderai pas, tant que nous avançons."

extrait des Noz d'émeraude, l'An Demain éditions, 2024

https://www.audasud.fr/les-noz-d-emeraude

vidéo: David Ranaldi.

10:56 Publié dans Blog | Lien permanent

02/02/2025

Le Voyage en Suède.

41YiPli+GXL._SX210_.jpgC’est toujours assez fascinant de lire un livre dont on a connu les premiers manuscrits : parce qu’on a un peu oublié d’une part, et que l’histoire se dévoile à vous avec complicité, mais aussi parce que le travail est passé par là et que ce qui s’annonçait comme prometteur s’avère, ce qui peut satisfaire l’auteur et celui à qui il a confié la lecture pour avis. Pas de triomphalisme, mais l’assurance forte d’être allé au bout d’un projet. Dans le dernier rêve de René Descartes (Éditions Istya & Cie), le philosophe Jean-Louis Cianni joue d’un ouvrage à trois niveaux de lecture.

Le premier est romanesque et table d’entrée, dès l’avertissement, sur la vérité possible mais invérifiable : l’histoire qu’il va raconter le sera via un personnage inconnu de l’histoire officielle, Thomas Vasseur, jeune orphelin recueilli par le sulfureux abbé Picot, libertin notoire – au sens politique et physique – qui le confie à son tour à son illustre ami Des Cartes (la graphie sera celle-ci), lequel a repéré sa vigueur- Thomas est du genre je bande donc je suis -  et son talent pour les mathématiques, cette façon de sortir de la grande rotation des apparences (quand la philosophie, lira-t-on, consiste elle  à les refuser).

Le deuxième est philosophique, strictement, puisqu’en faisant de Descartes un personnage, Cianni permet au lecteur d’en saisir le propos comme si le Maître s’adressait à lui (au discours direct, en italique). Il y a un indéniable apport de savoir dans l’ouvrage, mais il n’est jamais didactique : ainsi croise-t-on, au hasard, la description de l’arbre de la connaissance tel que Descartes l’a défini, avec la métaphysique comme racine, la physique comme tronc et toutes les autres sciences comme branches ; l’appareil à mesurer la pression de l’air, qui lui permet de nourrir la réflexion sur le vide qu’il mène avec son jeune ami Pascal ; ses travaux sur l’animal-machine, sur les passions humaines, dans les entrailles d’un lapin écorché vif ou via les mouvements de Monsieur Grat, son petit chien. On notera également les façons dont Descartes (Cianni ?) règle quelques comptes avec ses opposants, contemporains, tels Gassendi, prêtre et savant atomiste, qui prêche l’inverse de son cogito, et Thomas Hobbes, l’Anglais, pour qui l’essentiel n’est pas dans ce que je suis, mais celui que je suis. Ou des plus anciens, Platon en tête, cette vieille peau de l’Antiquité.

Le troisième niveau de lecture, enfin, est historique, puisque le roman se construit sur l’invitation de Descartes à la Cour de Christine, Reine de Suède, et fabrique son exposition là-dessus : sur l’hésitation qu’il met à y répondre – du fait de son âge, son peu d’appétence pour le froid, sa misanthropie, aussi : J’aime la solitude et la liberté. Je me consacre à la recherche de la vérité. Pourquoi me jetterais-je dans le nid de vipères d’une cour royale ? - puis au mitan du roman, sur la décision et le voyage lui-même, qui s’organise. La reine Christine désire que le philosophe l’éclaire sur l’amour et le souverain bien, des questions sur lesquelles Thomas, à Egmond, le sollicitera aussi, tiraillé entre les séances furieusement sexuelles qu’il s’accorde avec Geertje, la fille de ferme et l’émotion absolue que lui a procurée Ana - l’exquise passante - dès le premier regard. Elle est femme du marchand de fleurs, l’entreprend pour travailler son français, se refuse à lui tout en se promettant. En Hollande, Thomas perd de son innocence, commence à contester l’autorité du maître – tout lui semble artificiel dans le monde de Descartes (…) La vérité n’a pas sa place ici – ses accointances avec des milieux ésotériques (les frères de la Rose-Croix), sa duplicité dans son histoire amoureuse. Il règle sa rivalité avec Schlütter, le secrétaire, par une émulation dans la mathématique qui le voit suppléer, pas à pas, son aîné. Voit l’homme qu’il est venu servir se servir pour résoudre son dilemme (partira, partira pas ?) de la méthode énoncée dans le discours du même nom, celle du chemin en forêt : Quand on se perd dans une forêt, il faut aller tout droit ; on arrive toujours quelque part. au terme, , où qu’on se trouve, on s’est au moins sorti de l’égarement et de l’indécision.

La deuxième moitié du roman, sans trop en dire, s’annonce en son juste milieu, en titre de chapitre : la mort pourrait venir. L’Histoire a retenu que Descartes a quitté la Hollande pour la Suède en septembre 1649, qu’il est mort à Stockholm en févier 1650, à 54 ans. Après un dernier portrait à Haarlem réalisé par le peintre Hals, de la chambre de rhétorique, dans lequel Thomas jurera reconnaître un bout de l’âme du philosophe, Descartes et sa troupe prennent la mer, une odyssée au cours de laquelle Thomas s’affranchira plus encore d’un philosophe qui lui confie pourtant une mission essentielle, une fois qu’ils seront arrivés à Stockholm : retrouver Francine, qui y vit, qu’il a aimée jadis – un amour d’enfance dont le vrai Descartes n’a jamais cherché la trace, tu t’en doutes, me glisse l’auteur. Le même Descartes qui sera averti via le pittoresque Commandant du bateau des mœurs assez confuses de cette Reine qu’il va visiter, son genre indéfini, le piège dans lequel il pourrait tomber, dans ce nid de vipères que Picot confirmera par lette, dès son arrivée. Entre temps, sur mer, on aura droit à de belles scènes, comme celle où Pierre, matelot français (de Marseille, avé l’assent) démontre à Thomas, sur les filins des mats, qu’entre penser et agir, il y a une distinction que sa connaissance ne dépassera jamais, ou quand dans une scène quasi-théâtrale (stichomythies à l’appui), Schlütter et Thomas se confrontent enfin, déterminant la prise de pouvoir du second. Descartes, lui, fait encore illusion, expliquant le phénomène de parhélie, l’impression d’avoir deux soleils, le premier n’étant qu’une réplique lumineuse du second, là aussi. Mais Monsieur Grat est mort en mer, et la superstition est forte, dans ce milieu : c’est un mauvais signe, que le séjour du philosophe à Stockholm confirmera. Les dés sont pipés entre le calvinisme de la Reine de Suède et le pan luthérien que défend Descartes en lui parlant d’Elisabeth de Bohème – tout en restant distant sur le terrain de ses propres croyances, même quand le retors père Viogué l’entreprend sur le terrain glissant de la transsubstantiation (du lexique barbare, pour Thomas) et sa parabole issue des Méditations métaphysiques, le morceau de cire* extrait de la ruche -   à qui il a dédié les principes de la philosophie, à qui il a dédié le traité des passions de l’âme. La Reine Christine, mystérieuse, le bat froid tout en le maintenant en résidence, s’intéresse davantage à son jeune secrétaire, qu’elle entraînera via sa suivante, Astrid, dans des parties qui lui rappelleront – la construction est cyclique – celles qu’il menait à Paris avec Lisette, dans l’insouciance. Mais entre-temps, l’homme a vieilli et s’est affranchi, comme on le fait d’un maître dont on a tiré la leçon. La mort de Descartes, inattendue – au vu du centenaire qu’il s’était lui-même promis – laisse une part policière à un roman dont on nous dit qu’il est en soi une enquête                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      libertine, avec ses rebondissements finaux, ses leurres féminins, et la fin de l’innocence de celui qui aura passé neuf mois – une éternité – auprès de M.Des Cartes. La vérité telle que nous voudrions qu’elle soit, définitive et incontestable, n’existe pas, dit Thomas, en guise de finale. On jurerait que Jean-Louis Cianni romancier s’est joué lui-même des mille masques imaginés pour incarner à son tour la grande fable qu’est la vie, et le rêve qu’il a prêté à René Descartes, en 311 pages. 

* « Prenons pour exemple ce morceau de cire : il vient tout fraîchement d'être tiré de la ruche, il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, il est maniable, et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci. Mais voici que pendant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine peut-on le manier, et quoique l'on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son. »

18:58 Publié dans Blog | Lien permanent