15/11/2024
Benoît.
C’est une nouvelle à laquelle on s’attendait mais qui fait basculer la temporalité de l’autre côté, dans ce qu’elle a d’inéluctable. Benoît est mort, me dit-on, et là, c’est tout un pan de mon enfance qui remonte, et avant tout - au même titre que ma grand-mère paternelle - une figure de l’autorité. Il n’y a pas si longtemps, il me demandait pourquoi je ne le tutoyais pas, comme les autres le faisaient, je lui ai répondu que je n’oserais jamais, que c’était très bien comme ça. Quand Cécile, sa plus jeune fille, me trouvait casse-prunier (l’expression est d’époque) dans nos jeux d’enfants, elle menaçait de le dire à son père et la seule image me convainquait de ne pas l’être davantage (si tant est que je le fusse !). Pourtant, il n’a jamais élevé la voix, Benoît, c’était juste une présence, une force à elle seule. Une tonalité grave, une poignée de mains franche – une fois la casquette ôtée, c’est l’usage - et les deux yeux plantés dans les vôtres, à demander des nouvelles, sans jugement, jamais. Il avait 94 ans, Benoît, c’est un âge honorable pour mourir, mais on pensait égoïstement qu’il tiendrait encore au moins 38 ans, le temps qu’on y arrive, nous, à cet âge-là. Parce qu’on n’a jamais autant incarné le bon sens paysan, au sens le plus noble qui soit. Il n’aura jamais su que je n’ai jamais osé aller me chercher une salade dans son immense potager, quand je suis allé réviser mon Bac à St-Romain, parce que je ne savais pas comment on les cueillait et que je n’ai pas osé lui demander. Il ne saura pas non plus que quand on me disait que les lapins – les siens – à qui j’allais donner à manger n’étaient plus là parce qu’ils étaient partis en vacances, je l’ai cru, et très longtemps. Benoit & Janine, c’est l’histoire de St Romain-de-Popey à eux seuls et dans une enfance aux trois mois et demi de vacances, c’est beaucoup de temps partagé, quasiment une éducation parallèle. C’est comme si je perdais un grand-père, moi qui n’en ai pas connu, ou presque. Ma sœur Françoise est devenue leur voisine il y a 6 ou 7 ans, déjà, en rachetant le terrain familial, en faisant construire en lieu et place de la maison Phénix à laquelle les Berger, cachés derrière le buis, ne donnaient pas dix ans et qui en a tenu 36. Elle faisait le lien temporel et Emma, sa fille, ma nièce, n’aimait rien plus que d’apporter une bière (ou un mojito) à son Benoît, qu’ils papotent un moment. On savait que ça arriverait, mais on a le droit d’être triste, de se réjouir qu’il soit mort dans son sommeil, peut-être en pensant à sa prochaine partie de boules, ou à la Chambre d’agriculture dont il fut le président, au devenir d’une activité qu’il incarnait à lui seul. Benoît, c’est le paysan de la parabole d’Alain sur le travail, celui à qui le philosophe demande pourquoi il passe une 3e fois la serfouette pour creuser un sillon alors que deux suffisent, et qui répond que la 3e c’est pour que ce soit bien fait. C’est cette forme de rectitude morale qui disparait avec lui, sauf à ce que ceux qui l’ont reçue de lui la fassent vivre et la transmettent. C’est le paradoxe des disparitions, dans ce qu’elles ont de quasiment joyeux, d’engageant : il n’est plus là, mais il survivra, longtemps.
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10/11/2024
Le Chercheur d'âme.
"Sinon, quand on est un groupe depuis 40 ans et qu’on fait des chansons, la seule façon de tenir 40 ans de plus, c’est de trouver l’inspiration d’en écrire d’autres, voir si elles correspondent entre elles, si l’unité de sens est suffisante pour qu’on les aligne sur un album, ce truc qui fait sourire ceux qui ne les ont pas à eux seuls, les 40 ans, voire qui en ont deux fois moins. Et à la Casa, l’autre fois, dans ce monde où tout allait à peu près bien parce qu’Éric était encore chez lui, là-bas, ils en ont essayé deux, des nouvelles chansons, celles qui provoquent, dans le public, une première ré-action, au sens propre, puis de la curiosité, l’envie de les entendre encore, de précipiter le temps qu’il reste avant de les avoir pour soi, chez soi. Il y a ce Chercheur d’âme qui joue sur les mots et sur l’idée d’une droiture érigée en conduite, la rivière des hommes fiers, du trésor qu’elle est supposée recéler mais que le chercheur ne trouve pas. En tout cas pas tant qu’il n’aura pas compris que le trésor est justement dans cette façon juste d’avoir vécu. Le parcours, pas l’arrivée, c’est la finalité du Voyage. On imagine le pionnier – qui creuse encore – se douter que la vérité est ailleurs mais que renoncer maintenant signifierait une vie échouée, pas seulement une vie d’échecs : il en a pourtant trouvé, un peu, des silences qui valent de l’or, des promesses pailletées, ça l’a maintenu dans l’illusion, le cul au fond du torrent. Il cherche encore, essaie de ne pas écouter Charlotte (Sometimes), la sceptique, pour ne pas avoir à se demander si elle avait raison. Qu’on nous a bien pris pour des cons et que rien, dans cette quête, ne justifie de la passer au (petit) tamis. C’est la question de l’amour, du sens, une autre nuance entre le nihilisme et l’aspiration, l’amour et la baise. On voit même passer Tristan, le plus vaillant des chevaliers & Iseut, la fille de roi, fière et loyale, dans cette belle chanson ; et leur amour, plus fort qu’eux, qui survivra dans les branches entremêlées de deux arbres plantés de part et d’autre d’une (vieille) chapelle ? Que dalle. Épuisé, le filon, depuis longtemps. Du moins, c’est ce que dit Charlotte. On n’est pas obligé de la croire, et vouloir, coûte que coûte, chercher encore. C’est quand on arrête de chercher qu’on meurt, de toute façon."
extrait des Noz d’émeraude, radioscopie du Voyage, l'An demain éditions, 240 pages, 20€
À paraître début décembre 2024
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09/11/2024
Nachtstück.
Il faut savoir retourner à la fac, surtout dans ce bel écrin de la maison de l’université Jean Monnet et son amphithéâtre, qui accueillait hier l’ouverture du 2e festival Voix Intérieures, créé et animé par Clara Védèche, « ma » petite violoncelliste. Qui a tout d’une grande, désormais, de par son âge et par son talent. Hier, elle ouvrait sur cette belle scène épurée avec Marie Sans, guitariste classique, dans un duo qui marquait leurs retrouvailles, après des études menées conjointement. Elles se sont retrouvées à Bâle, et le lien s’est fait de lui-même, l’harmonie aussi. Elles sont vêtues des mêmes couleurs - du moins l’éclairage le laisse-t-il paraître - un vert émeraude en haut, du noir en bas, mais tout les distingue, dans l’ordre nordique pour l’une, la latinité chevillée au corps de l’autre: tout est prêt pour que ça fonctionne, alors. Elles sont jeunes, brillantes, miment parfaitement l’assurance quand elles présentent et interprètent des Lieder - ces courtes pièces de musique vocale, à caractère populaire ou savant, chantées sur un texte en langue germanique - de Schubert, sur une pastorale de Goethe - Schubert et Goethe se rencontreront sur du papier à musique 71 fois, Schubert n’hésitant pas à composer plusieurs versions d’un même poème - ou sur le thème de la nuit. Elles racontent les adaptations, quand un piano-voix est ici interprété par deux instruments à corde, la gravité du violoncelle laissant entendre ce que le poème raconte. Le son de la guitare est cristallin, l’équilibre parfait. Marie joue en douceur, imperceptible, quand le visage de Clara est très expressif, comme si la beauté devait passer par une forme de douleur. Ses bras dénudés sont bandés dans les passages musclés, sa chevelure, retenue, dit tout de la lionne qu’elle a toujours été, quand Marie, le pied posé sur un support, reste imperturbable. C’est sans doute cette symbiose qui a opéré en plein, quand elles reviennent pour interpréter du Manuel de Falla, en une seule pièce - d’où les applaudissements retenus, cette fois . Je me retiens de hurler « Dans le ventre d'une Espagnole, Il y a l'espoir qui se gonfle et qui gonfle Et qui attend... Et qui attend... », mais je sais me tenir. Il y a 6 pièces sur les 7 transcrites pour violoncelle et guitare par Konrad Ragossnig, la complicité des deux musiciennes est évidente, passe par le regard, toujours mutin chez Clara quand il s’agit d’évoquer des thèmes qui la dépassent, mais jamais techniquement. C’est toujours fascinant de voir d’aussi jeunes gens s’emparer de sujets aussi graves sur des instruments d’un autre siècle que celui d’avant celui-ci. Le mysticisme, la solitude, l’animisme sont logiquement des préoccupations trop grandes pour elles mais c’est à nous qu’elles les restituent par l’action de leurs mains sur des morceaux de bois. Marie revient seule, jouer trois pièces pour guitare, de Mertz et de Schubert, encore, puis le duo se refait pour une suite de Raffaele Bellafronte, compositeur contemporain - preludio, Histérico, Romantico & Tango - on se sent à un moment dans la BO d’un film d’Hitchcock, ça cavale, ça virevolte. En guise de rappel, elles refont Die Nacht, le premier morceau qu’elles ont joué, la boucle est bouclée, il y a des sourires, de soulagement et de satisfaction, des promesses pour les concerts d’aujourd’hui - avec Manon Galy au violon etJorge Gonzalez Buajasan au piano pour accompagner Clara - les concerts méditatifs de dimanche. J’aurai traversé un bout de la France pour la voir à l’œuvre, ma petite musicienne - n’oubliez pas, mon athéisme vacille à chaque fois que je croise une violoncelliste - et je n’ai pas été déçu, loin de là. Et je mesure la chance - et l’obligation qui va avec -de l’avoir à mes côtés bientôt, à Florensac, pour notre duo Littérature & Musique. Je l’attends avec impatience. Aurelia, Camille et les autres aussi.
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08/11/2024
Vigilance.
-Qu’est-ce que tu fous là, toi ? C’est quoi, ce bazar ? Elles sont où, les clopes, les conserves, Bordel de Dieu !
Il y avait toujours de l’assurance dans la colère de Medvedenko, qui ne pouvait pas considérer Vladislav comme un ennemi, puisqu’ils étaient du même camp.
– Ils sont où, les autres, nom d’un chien ! On s’est fait avoir, si tu veux mon avis.
– Ils sont partis, les autres, Medvedenko. Il n’y a plus que toi, moi et le Boche, dehors, qui ne devrait pas tarder à se réveiller.
Il fallut du temps au cerveau enfumé de l’homme d’Odessa pour assimiler les informations. Comment ce gamin connaissait-il son nom, lui qui ne savait rien du sien ? Qu’est-ce qu’il racontait sur les autres, avec qui il était venu, sa brigade ? Pourquoi est-ce que, vaguement, ce type lui disait quelque chose ?
– Ça t’a fait quoi de tuer mon père, Medvedenko ? Tu as ressenti quoi au moment où il a rendu l’âme ?
L’autre ne comprenait décidément plus rien à la situation. De quoi lui parlait-il, de qui ? Quel père aurait-il tué ? Était-ce le moment de s’en soucier ?
– Je vais te rafraîchir la mémoire. Odessa, l’auberge du vieux Moshe, la rue Vorontsovs’kyi, le lendemain. Il s’appelait Nikolaï Bolotnikine, taillé comme une ablette, incapable de faire du mal à une mouche...
À la façon dont il regardait tout autour de lui pour voir quels étaient les moyens d’échapper à ce qu’il se passait ici, Vladislav comprit que le souvenir, petit à petit, lui revenait.
– Tu l’as tué parce qu’il était Juif. Est-ce que tu sais ce que c’est que d’être Juif, Medvedenko ?
– Mais pourquoi tu me racontes tout ça, Cyka ? C’était il y a cent ans...
– Laisse-moi finir. On est Juif parce qu’il y a une valeur universelle donné à l’être juif. C’est comme si le Juif n’était pas seulement dans le Juif, mais dans l’homme en général. Comme s’il y avait une part de Juif en toi...
(…)
– Être Juif, Medvedenko, ça n’est pas seulement se trouver une communauté, c’est une expérience spirituelle. En tuant mon père parce qu’il était Juif, c’est toi qui en as fait un Juif. Je sais, c’est plus compliqué que d’égorger des lapins, mais tu vas m’écouter jusqu’au bout. J’ai attendu ce moment depuis si longtemps, comme tu dis. Mais ça n’est pas le temps qui passe qui répondra à cette question : pourquoi est-ce que tu l’as tué ? Le sais-tu, au moins ?
AKII, le Réalgar, 2023
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02/11/2024
Une note d'il y a 14 ans.
Un homme m'a contacté par mail hier, pour me raconter une histoire poignante, dont je regrette qu'elle n'ait pu, de fait, figurer dans "Tébessa, 1956". Sous l'intitulé "Djeurf, 1956", il me raconte comment, jeune instituteur rappelé comme officier, il s'est retrouvé affecté en mai 1956 dans les Aurès, "le pays d'origine" de la plupart de ses élèves. Après un passage par Tébessa, le voilà à Djeurf, " dans un paysage lunaire", avec le fort, "orgueilleusement perché sur la crête des falaises qui dominent l'Oued Hallail". Mais surtout, rajoute-t-il, le regard du jeune soldat qu'il était s'est immédiatement fixé sur "une série de tombes toutes fraiches, proprement alignées dans leur enclos tout aussi blanc". Sa compagnie relevait la compagnie tombée dans l'embuscade du 5 avril. Celle de Gérard. Celle aussi d'un jeune sous-officier qui resta un mois avec les nouveaux arrivés pour assurer la transition. Et qui leur parla de ceux qui étaient tombés. De Gérard, sans doute, de sa passion pour les fleurs et les dominos, peut-être... Mais l'anecdote que ce monsieur m'a racontée n'est même pas là, encore: dans l'embuscade, un adjudant-chef qui n'était sans doute pas aussi fou-de-guerre que celui que j'ai décrit dans le roman est tombé "à la tête de ses hommes". Il avait une chienne qu'il amenait partout avec lui, mais qui là, ne l'a pas accompagné dans la mort. "Ensauvagée et traumatisée", la pauvre bête ne rentra dès lors plus au fort que le soir, à la nuit tombée, pour manger près des barbelés la nourriture que les soldats déposaient pour elle...
Cette chienne-là, j'en aurais volontiers, je le répète, fait un personnage central de Tébessa, le roman. Mais cette histoire montre que la parole et l'émotion sont liées, et qu'un livre peut faire, à sa façon, qu'une histoire continue de circuler. Je remercie chaleureusement, ici aussi, ce monsieur dont la dignité, la mémoire et l'écriture sont autant de leçons de vie. Et je joins à ce message la photo du cimetière qu'il m'a envoyée.
18:39 Publié dans Blog | Lien permanent