05/10/2019
Roupie de cent un sonnets.
Sans jamais prévenir, la nature renverse
Ce que l’on croit à soi, qu’on n’imagine pas
Prendre du cours des choses la direction inverse
L’aube le crépuscule et la vie le trépas
Quand le Ciel le décide, la pluie tombe à verse
Freine le pérégrin et embourbe ses pas
Maquille au carrefour la conscience adverse
Et laisse l’homme au sort qui jadis attaqua
L’inconnu sans chemin dont la douce hébétude
S’égare dans le champ de son incertitude
D’un temps entier voué aux choix qui accaparent
Le promeneur perdu dans les vicissitudes
Que procurent au passant la douce quiétude
D’un sentier de forêt que deux allées séparent
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04/10/2019
Retours d'Aurelia.
"Ce parallèle constant entre la créativité de l'homme - les avancées de l'ère industrielle, le talent de Nicolai et Anton, l'ambition des deux hommes à améliorer toujours les outils et les conditions de travail, sans véritable ambition personnelle - et sa férocité - tabassage, tueries, jalousie, désir de nuire, indifférence."
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03/10/2019
Gaële & les AKïens*.
Gaële Beaussier-Lombard fait partie de ces gens qu'on a toujours un immense plaisir à retrouver, et pas seulement pour son sourire irrésistible. Voilà quelqu'un que j'ai connu dans les jardins de la Casa Musicale, dans les couloirs de l'école Presqu'île, qui a créé son propre environnement professionnel en proposant des interventions par modules dans différentes grandes écoles sur ce qu'elle connaît le mieux, entre sa formation d'historienne et son métier de journaliste. Une vraie, à l'ancienne, une qui sait de quoi elle parle, qui promène son micro pour des interviews ciselées qui donnent l'impression à celui qui répond qu'elle connaît mieux le sujet que lui. Elle s'est, il y a longtemps, intéressée à mon travail, m'a accordé une longue interview sur les Pentes au cours de laquelle, à défaut de casser la baraque, j'ai cassé le siège instable qu'on m'avait offert. Elle m'a reçu en format cours pour Paco, je l'ai laissé respirer pour la Girafe mais je ne pouvais pas ne pas répondre à ses questions sur Aurelia et, plus globalement, sur les thèmes qu'elle a dégagés de sa lecture. Le résultat est ici, aujourd'hui, livré tel quel, dans ses 7mn et des poussières. Vous m'entendrez ainsi bafouiller, hésiter, me perdre et me retrouver. Une archive à venir comme une autre, qui dit l'attachement, aussi, que je garde à la ville de Lyon, un peu plus encore depuis samedi. La nouvelle radio pour laquelle Gaële travaille - son précédent employeur lui a demandé d'être davantage dans l'entertainment que dans la culture, il la cherche encore, je crois - s'appelle Lyondemain.fr : à la fin de chaque chronique, il est demandé à l'invité(e) de dire quelle est sa vision de la ville, à l'avenir. C'est sans doute ma meilleure réponse, mais c'est à la fin.
* Thanks to Valérie B.
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02/10/2019
Retours d'Aurelia.
Christian Chavassieux qui chronique "Aurelia", c'est sur le fil de son extrême bienveillance et des quelques travers qu'il lui trouve. Sur lesquels nous n'avons pas toujours été d'accord, qui plus est. Lui, certainement, aurait ajouté une année de plus à ce projet, serait allé chercher le roman tel qu'il le devinait, à l'intérieur; son travail, celui d'autres, aussi, dans les phases de découragement, m'ont permis de trouver le mien tel qu'il a été livré, puisque c'est le mot. Réjouissons-nous, il n'a pas eu - a priori - envie d'éclater Aurelia à grands coups de pelle comme il menaçait de le faire pour Clara (Ville). Ouf.
Ce sont ses mots, ICI, sur kronix-de-chez-blog-d'en-face.
La photo est prise dans le Jardin de papier, la papeterie que vient d'ouvrir sa douce, à Roanne. Si vous n'êtes pas loin, passez-y : l'endroit donne envie.
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01/10/2019
Lost in the mists of time (2/2).
Le morceau que le groupe répétait à cet instant des balances, c’était The Eternal wave, il fallait y voir une allégorie, sans doute, mais le plus marquant fut d’abord la tenue des artistes, en mode détente, puis l’impression immédiate que rien n’avait changé, ni la mèche de Didier, les coupes de cheveux des filles, ni les lunettes de JJ. La casquette chinoise de Tito a disparu au profit d’un chapeau rond, le même qu’il porte pour jouer de la basse dans Nellie Olson. Basse qu’il a transmise à Jérôme, guitariste du groupe de la peste, appelé en renfort dans le AK2019 pour que le chanteur se concentre exclusivement sur l’interprétation. Jérôme, dont j’ai dit à quel point le projet global lui devait, pris d’un trac d’adolescent et d’un complexe de légitimité imbécile avant le concert, heureux comme un gosse après. J’aurai, samedi, entendu deux morceaux avant tous les autres, j’aurai été un peu seul dans une salle avec Aurelia Kreit sur scène. Quand ils ont fini de faire le son, je les rencontre tous, un par un, peut-être ceux qui ne me connaissaient pas ont-ils reconnu le jeune homme qui est encore en moi, je ne sais pas, mais je suis reçu avec joie, et curiosité. Je les laisse entrer dans leur bulle, je n’abuserai pas de mon pass pour aller dans les loges, je ne me collerai pas au premier rang non plus. J’envisage le côté, puis je me rabats vers le petit groupe de ceux qui sauront pourquoi, avoir vainement lutté, je pleure à chaudes larmes dès le pont musical de « Night by night », le deuxième morceau : je l’ai fait sampler pour « Trop Pas ! » dans une autre vie. Il y a celui avec qui j’allais les voir en concert, je sais qu’il vit la même chose que moi. Ils sont revenus comme si c’était naturel, Tito ne veut pas s’encombrer de trop de remerciements, il est métamorphosé, dans sa pantomime new-wave, entremêle les baguettes d’une batterie électronique à laquelle il est affecté, de temps à autre. Ça tourne du feu de Dieu, j’imagine qu’il en est pour se demander d’où sortent ces types aux morceaux extraordinaires et à l’expérience avérée, mais ça n’est pas pour eux que jouent les Kreit. C’est pour les fans massés à droite de la scène qu’on regarde, qui chantent, sautent et sortent des briquets numériques, seul concession au temps qui a passé. On a oublié que Tito, dès le début, a demandé l’indulgence, rappelé la longue absence. Raphaëlle est lunaire à l’arrière, ponctue ses chœurs de cris et d’onomatopées pop, JJ est son compagnon d’infortune dans un brouillard trop épais de fumigènes. Didier est stoïque, derrière sa Gretsch, la tête tournée, toujours, vers la droite, vers les solistes en voix et violon. Muriel a troqué sa salopette de balance pour une tenue très élégante, elle illumine la scène, rayonnante : elle qui a d’abord refusé de revenir, prétextant n’avoir jamais été une rock star, dira à qui voudra l’entendre, après le concert, qu’elle en était devenue une, ce soir-là, et qu’elle ne lâcherait pas. C’est sans doute à ses filles qu’elle a envoyé des multitudes de baisers à la fin du « Cœur en croix » - reprise instrumentale comprise - ce morceau que tout le monde attendait et qui m’a littéralement achevé, pour tout un tas de raisons. Elle le sait, Muriel, qu’elles incarnent un temps qui n’est pas passé pour rien. L’après-concert ne sera qu’une succession d’embrassades, de verres partagés, de larmes qu’on essuie. Denis Simon me dit « Allez les Verts ! » à chaque fois qu’il me croise, c’est dire à quel point la faille est immense. Ils me le pardonneront, mais je n’aurai vu le concert des Noz que par bribes : ils ont suffisamment de suiveurs pour se permettre d’en perdre un, qui reviendra vite. J’ai entendu Opéra, Que la fête commence, d’autres, et surtout « Anassaï », qui incarne pour moi le premier concert que j’ai vu d’eux, au Vaisseau Public, en 87. Quand ils s’apprêtaient à faire mieux que les autres groupes de l’époque : un album sur compact-disc, inusable, irrayable, avec plus d’une heure de lecture. Bonheur de revoir Emmanuel Perrin, Moustaki électrique, Clapot à la basse et Tollon aux claviers, Aldo l'Inoxydable. J’aurai raté Mumu, le jeune pianiste, la pendaison finale, mais mon ami Saïd – 200 concerts latino par an, deux rock, le même soir, samedi – me demandera à la fin qui est ce showman extraordinaire et pourquoi il n’a pas fait carrière. Sans savoir qu’elle commence à peine : le Mur de Berlin vient juste de tomber, tous les espoirs sont permis.
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30/09/2019
Lost in the mists of time (1/2).
C’est le moment que j’attendais et appréhendais le plus : quand j’ai poussé la lourde porte coupe-feu de la salle de concert de la MJC Ô Totem, à Rillieux, quand, après les salutations d’usage des gens croisés dans l’entrée – qui s’affairaient au marchandisage – j’ai fait la jonction entre ces deux époques tant évoquées, ces derniers jours. Ainsi, trente années de nos vies respectives étaient rattrapées et, pour la première fois – si j’excepte la répétition publique du théâtre de la Mi-Graine, le 22 février 1987 – j’entrai dans l’intimité du groupe en accédant aux balances, fort de mon joli badge backstage aux couleurs des deux groupes, et des deux K7 de l’époque. Les balances – je l’ai suffisamment vécu avec Fergessen - c’est le moment où le trac se transforme en langage codé avec l’ingénieur du son, jusqu’au filage de l’entrée du premier morceau. Je me cale contre le mur du fond, je fais tout pour qu’on ne me remarque pas, mais Muriel m’a vu entrer, me salue, JJ aussi, de ses baguettes croisées. C’est maintenant, ou l’avant-maintenant, je ne sais plus. Je sors d’une bonne heure et demie dans une librairie blindée, à raconter l’histoire d’Aurelia via les questions de Romain, j’ai retrouvé, comme à chaque passage à Lyon des visages amis et bienveillants, l’émotion m’a rattrapé une première fois quand les gros livres rouges ont défilé sur ma table, pour que je les signe et que leurs nouveaux propriétaires partent avec, s’emparent de son histoire. Ce week-end ouvrait à Lyon une faille spatio-temporelle forte, et la rencontre au Tramway n’y a pas manqué. J’ai eu le temps de voir mon fils acheter un livre et s’en aller sans mot dire (je l’ai retrouvé le lendemain, pas de panique), sa cousine me dire qu’elle avait mis la jupe qu’Aurelia. J’ai vu un copain de basket – qui fait lire mes livres par sa femme – s’arrêter devant Thierry Mortamais, immense comédien venu en ami et lui dire qu’ils avaient joué au foot ensemble à Chasselay il y a à peu près quarante-cinq ans. J’ai vu Olga, personnage du roman, entrer dans la librairie sous les traits de Véronique, l’historienne à l’origine du projet, mais pas à sa conclusion. Christian Chavassieux, aussi discret dans l'assemblée qu'essentiel à la réalisation du roman, j'y reviendrai. Des amis, des ex-amants, des curieux, mais pas suffisamment de livres pour tout le monde ! Les 35 exemplaires commandés sont écoulés, ceux qui pourront l’acheter le soir le rétrocèdent à ceux qui ne seront pas du concert, un exemplaire non dédicacé pourrait se vendre sur Ebay au même titre que les places introuvables du Totem. Sur la place, je retrouve des petites grappes de personnes après ma longue séance de dédicaces, c’est drôle de voir des livres rouges sur les tables. C’est le moment où l’on voudrait retrouver une normalité, mais on est encore un peu au centre des débats ; d’autant qu’il ne faut pas traîner, monter vivre le deuxième acte d’une journée folle. Le matin, je confiai à Gaële qui m’interviewait pour Lyondemain.fr* que ma carrière d’écrivain ne m’avait pas mené à une distribution folle de mes œuvres –pérenne, tout de même – mais qu’elle m’avait mené au Bordas pour Tébessa, à Grignan pour « cache-cache », à la Moutète avec Alain Larrouquis et au cœur d’un groupe que j’ai tant aimé pour mon petit dernier. Mon frère, dans sa ville, me conduit au Totem, sur l’esplanade, c’est Xavier Desprat et les techos que je vois en premier, comme un continuum. Je rentre, d’office, on me tend ce badge VIP pour lequel, il y a trente ans, j’aurais pu tuer (des gens que je n’aime pas, hein !). L’espace de vente est très étroit, déjà occupé, pas adapté du tout aux livres que l’éditeur a apportés. On se placera dans un premier temps debout, sur une banque en face, mais l’étroitesse du lieu, la file d’attente du bar nous ramèneront vite, en deuxième période, entre les disques de Simplex Records et les t-shirts d’une héroïne qui n’est plus la mienne, plus tout à fait la leur à eux seuls. On salue les mêmes têtes, Eric Martin, qui a produit tout ça, Stéphane Pétrier et Christophe Simplex presqu’un an après un bon repas pour aborder la question. Au bout du couloir, la salle de concert. J’ai retardé l’instant, mais je sais qu’il faut y aller, maintenant, que c’est l’heure de la jonction. Dans le sas, on n’entend quasiment que les frappes de caisse claire de JJ. Une respiration, et je pousse la lourde porte coupe-feu.
* le son en ligne dans les prochains jours, entre deux retours.
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29/09/2019
Retours d'Aurelia.
Exceptionnellement, il n'y aura pas de note dès ce soir sur la journée incroyable d'hier: je me garde le privilège de nourrir un peu ces souvenirs immédiats. Mais c'était évidemment sublime, peut-être plus encore. J'y reviendrai. Place à la première critique reçue d'Aurelia. Jocelyne est une ancienne journaliste, elle est auteure et vit à Sète, désormais. C'est elle qui m'interrogera à la Nouvelle Librairie Sétoise le mardi 29 octobre. Et ce sont ses mots, livrés tels quels :
Avec la parution d’« Aurelia Kreit », l’écrivain Laurent Cachard signe son 18e ouvrage tous genres confondus.
Son « roman russe », comme il l’appelle, relate par le biais d’un narrateur omniscient la fuite d’Ukraine de deux couples de juifs et de leurs enfants à travers l’Europe de l’aube du XXe siècle jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Des bords du Dniepr à Lyon, et même Saint-Étienne, en passant par Constantinople, Vienne et Paris. Pour connaître la genèse de ce roman que l’auteur a mis dix ans à écrire, il faut se tourner vers le groupe mythique de musique « new-cold wave » de la scène lyonnaise des années 1980 : Aurelia Kreit, la vie de l’héroïne éponyme composait alors le répertoire du groupe éponyme.
Plusieurs niveaux de lecture pour ce pavé de 430 pages. L’épopée romanesque d’abord. Et là, on est face à un véritable « page turner » avec, en particulier, des portraits de femmes tout en nuances qui déclenchent une émotion intense. L’ histoire est bien construite, on y adhère du début à la fin.
Au-delà, on côtoie le développement de la sidérurgie, la question de l’identité ukrainienne et celle de la judéité et on assiste aux premiers pas de la psychanalyse. Çà et là en cours de lecture, on relève aussi quelques références littéraires, essentiellement nizaniennes, privilège de l’auteur qui sème ainsi dans chacun de ses romans.
L’ouvrage n’a pas prétention à être historique, toutefois la grande Histoire est en toile de fond : les pogroms dans ces villes où les anciens serfs ukrainiens étaient venus chercher du travail dans des manufactures à la pointe souvent dirigées par des juifs. L’incapacité ou la réticence des autorités russes à contrôler la violence des cosaques ou des civils. La lutte entre mencheviks et bolcheviks, l’émergence du sionisme politique, les innovations industrielles... tout y est jusqu’à la déclaration de cette guerre qui devait durer quelques semaines et qui ensanglanta le monde pendant quatre ans.
Un seul bémol pour ma part : la partie consacrée à Constantinople traitée presque en totalité en analepse à partir du séjour à Vienne m’a laissée sur ma faim…
« Aurelia Kreit », éditions du Réalgar, est disponible dès le 28 septembre en librairie.
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28/09/2019
Le roman d'Aurelia (89-19 15/15)
Aurelia Kreit, 115 ans, égérie de l’Ukrainité, revient ce soir sur scène, sur disque et en roman.
RENAISSANCES D’AURELIA
Elle n’était pas censée revenir quand ses cinq fondateurs, lassés sans doute des vicissitudes de la scène, ont décidé d’en finir, il y a trente ans. Ont quitté la vie d’un groupe qui a marqué le milieu musical lyonnais par sa singularité et, disons-le, son violon. La culture classique des deux de ses membres, qui équilibre la cold-new wave, Mahler et Joy Division, diront-ils en interview. Ils ont été sélectionnés pour représenter la France à la Biennale de Barcelone, ont ouvert – à la Bourse du Travail – pour le dernier groupe autorisé à sortir de l’URSS. Des repères qui datent, forcément, mais moins, encore, que la date et le contexte de sa naissance, en Ukraine, aka la Petite Russie, juste avant la première Révolution, quand le siècle, le sien, avait quatre ans (si on ne compte pas les intervalles, comme Hugo). C’est que nous révèle sa biographie retrouvée, à Aurelia, ce document que les membres du groupe évoquaient en rencontre, au forum de la FNAC, par exemple, quand ils étaient venus présenter la K7 rouge, dont personne n’aurait imaginé, à l’époque, qu’elle serait, trente ans durant, le seul témoignage musical de ce groupe qui a compté. Dans ce dépliant, il est dit qu’elle meurt à Lyon, à 17 ans, après avoir traversé l’Europe à la recherche de son père. Personne ne savait non plus qu’un fan du groupe croirait tellement à cette histoire qu’il se jurerait de l’écrire, fût-ce différemment. Qu’il devrait pour cela entreprendre une étude historique, politique, culturelle et industrielle d’un pays dont il ne connaissait rien. Aucun lien, de fait, avec le romantisme de la petite héroïne, réelle ou (déjà) fictive, peu importe. Aurelia Kreit, son journal intime, son cœur en croix, la photo datée de 1917 (nom du 1er groupe), tout cela, à commencer par elle, ne pouvait pas mourir. Alors, en pleine ascension littéraire, convaincu que rien ne saurait lui résister, l’écrivain s’y est collé, a lancé son histoire russe sur la grande table d’une maison de campagne à St André-sur-Vieux-Jonc. En 2011… Il faudra huit ans, autant de versions, de chutes et de remontées à cheval pour que le travail soit complet. Parce que raconter une histoire n’est rien, quand elle ne s’ancre pas dans l’Histoire elle-même : celle de la judéité, de la misère, d’un siècle qui bascule déjà. Anton et Nikolaï n’ont pas d’autre solution, pour sauver leur peau et leurs familles respectives, que de fuir les pogroms qui approchent, la haine du Juif qui revient. Nikolaï, cet ingénieur qui a vécu à Paris, qui est revenu sur ses terres, à Iekaterinoslav, sur les conseils de son beau-père ambassadeur, qui voit d’un bon œil les investissements (français, anglais, belges) dans le secteur florissant de la sidérurgie. Ils vont la fuir à deux familles, cette Ukraine que la Grande Sœur voisine ne reconnaît pas comme telle, traverser l’Europe via Constantinople, la Vienne florissante de 1910, Paris, Lyon… Vont passer de la clandestinité à l’apatrie, puis à la nationalité autrichienne, au plus mauvais moment. Ils vont connaître les horreurs d’un monde qui vacille. Aurelia, elle, n’a que quatre ans quand l’épopée se dessine, n’a pas voix au chapitre, mais c’est pour elle qu’ils s’en vont : pour qu’elle ait la chance de vivre, et, qui sait, de revenir. Dans le roman-fleuve, elle est l’infans puis l’égérie, subit les traumatismes puis les combat. On suit l’attelage, les pertes fatales, les défections, les cœurs en croix, on passe – en trois parties, autant d’ellipses – de la fuite à la vie en exil, jusqu’aux Cités du textile à Lyon, la Manufacture d’armes à St Etienne. Il est question de destins, de trahisons – des êtres, des classes – avec, en filigrane, l’inexplicable âme slave, la forme russe de mélancolie, ou de mélancolie russe, on ne le sait pas non plus. Il est surtout question de maintenir en vie une héroïne, quitte à la raviver trente ans plus tard. En grandes pompes, au Totem de Rillieux ce soir, puisque Aurelia Kreit, le groupe, et Aurelia Kreit, le roman, se rencontreront enfin. L’un dix ans après le projet, l’autre trois fois plus. Trente ans après avoir posé le violon, le reprendre et affronter la scène, la mémoire, l’arthrose. Mais voir enfin, comme la gémellité que traite le livre, deux nouveau-nés, puisque Simplex Records, pour l’occasion, édite « Artifical Dream », vinyle flamboyant – rouge, évidemment – compilation de dix titres d’AK, dont les inoubliables « Cœur en croix » et « Jardin d’Ellington », ces morceaux dont on se passait les versions pirates sous le manteau après avoir vérifié que l’impétrant valait le coup. Ils retrouvent ce soir, sur la scène, un groupe qui leur a succédé, dans le genre et dans la place, qui, lui, ne l’a jamais quittée : ça fait 30 ans et des poussières, maintenant, que le Voyage de Noz écume les salles de Lyon et alentours, 30 ans que leur premier CD – un support qu’AK n’aura jamais connu – « Opéra », est sorti, avec comme titre marquant, entre autres, une certaine… « Aurelia ». Eux aussi verront leur K7 bleue ressusciter sous forme de vinyle de la même couleur et peut-être, 30 ans après, leur chanteur viendra-t-il, une fois encore, faire les chœurs dans ce groupe qu’il a lui-même tant admiré. Après 440 pages d’un roman dense, c’est curieux de s’arrêter sur l’adjectif qui orne l’affiche : unique. Quoi, l’événement, le concert ? Les retrouvailles (ah, non, ça ne marche pas) ? Gamine, l’année dernière, s’est retrouvé 30 ans après pour une série de concerts, s’est re-fâché dans la foulée. Peu de chances que ça arrive pour les membres d’Aurelia, quittés bons amis et rentrés au bercail tels quels, mais peu enclins, la cinquantaine passée, d’aller au-delà de l’événement. Pas un simple coup d’un soir non plus : qui peut prétendre pallier, en une soirée, trente ans d’absence avec un concert, un vinyle et un pavé sous le bras, en repartant ? Il y a l’appréhension proustienne du moment qu’on préfère repousser jusqu’à l’extrême limite parce qu’on en devine déjà les saveurs de l’après. C’est un des thèmes centraux du roman, également, la somme des péripéties heureuses, la chance qu'on sollicite et qui répond, à chaque fois, jusqu'à la fin, au moment où elle présente la note. Une addition que la soirée va largement adoucir : l’avantage des personnages auxquels on s’attache, c’est qu’on continue de les faire vivre même quand l’histoire est terminée. C’est ce qui s’est passé pour Aurelia il y a trente ans, à une époque où, là aussi, le monde changeait, Rostropovitch au pied du Mur. Il y a l’idée de la somme, qui effraie un peu, mais il y a surtout un souffle, une fresque. « Des thèmes rares, dit quelqu’un qui l’a surveillé longtemps, ce roman, un vrai atout. Comme l'histoire de la résistance juive en Europe à cette époque, les groupes de défense qui se constituent. » Et, rajoute-t-il, « de nombreux passages émouvants, quand la nostalgie gagne les personnages, dans les méditations, les pensées, les questionnements. » Il est aussi question d’une allégorie finale – un jeune garçon, une colombe et une île déserte – censée incarner la psyché et la résistance d’un pays et d’une culture. Tout ce qu’Aurelia aura mis trente ans à ramener, pas à pas. Esther Rochant
Rendez-vous à 14h30, aujourd'hui, à la Librairie du Tramway (Lyon 3e).
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