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25/11/2014

Un début.

pt22010.jpgOn n’a jamais rien su de lui, sinon qu’il venait des hauteurs de Palazzuolo sul Senio, un village au-dessus de Firenzuola, au Nord de la Toscane. C’est tout ce qu’il a dit aux Carabinieri, quand ils l’ont attrapé, parce qu’il n’avait rien d’autre à dire, rien, en tout cas, qui n’aurait intéressé quelqu’un. C’était un gamin comme l’Italie de la fin du siècle dernier en a fait des milliers, trop conscients du monde auquel ils n’avaient pas droit pour faire comme leurs parents, se taire et entretenir la filiation. On vivait plutôt bien, dans son village, mais on vivait sans aspiration, sans envie que les choses changent. Et du changement, il en voulait, lui : des voyages, des villes éternelles, des voitures de luxe et les femmes qui vont avec. De cela, non plus, il n’en avait parlé à personne : on l’aurait dissuadé de tenter sa chance, on lui aurait dit de mesurer celle qu’il avait d’être là, sans manquer de rien. Au pire, on l’en aurait empêché : son père, son frère aîné, qui y avait sans doute pensé, lui aussi, sans rien oser. Ils auraient menacé de tout raconter à la Mamma, se seraient servi de cette menace-là, celle de la faire mourir de chagrin. Il y pensait bien, au chagrin qu’il lui causerait, à sa mère, le soir, dans son lit. Quand il comptait tout, ce qu’il perdait, ce qu’il aurait à gagner. L’argent qu’il pourrait leur envoyer, pris sur sa première paye, son premier retour, ici, au volant d’une décapotable, rouge, évidemment. Ses rêves de victoire dans la Capitale, ses appartements, l’extase de ses parents quand il les y inviterait, eux qui avaient déjà renoncé, dans leur vie, à la connaître, cette ville qui leur paraissait comme tous les autres villes de l’étranger, étrangère à eux-mêmes. Pour eux, il n’y avait pas de fatalité, juste un choix qu’on avait fait pour eux et qui ne se discutait pas : que le petit dernier ait, très tôt, commencé à remettre ça en question les avait froissés, plus qu’inquiétés. Ils avaient tablé sur une crise passagère, misé sur un retour du raisonnable, la marque familiale. Ils s’étaient dit, un soir, qu’il était temps, certainement, de confier aux deux fils plus de responsabilité qu’ils en avaient jamais eu, qu’ils puissent s’inscrire dans une continuité, envisager les décennies à venir comme eux les avaient envisagées. Mais lui, dans son lit, un soir, fit basculer la décision, en une seconde. Pas plus qu’il ne se voyait passer sa vie ici, il n’envisageait pas de partager la ferme familiale avec son frère, quand ses parents n’y seront plus. En fils cadet, il serait toujours relégué, devrait rendre des comptes et retrouverait une autre figure d’autorité. C’était acté : il partirait, un matin, sans rien dire à personne, se construirait là-bas, puis reviendrait, oui, c’est cela, c’est ce qu’il allait choisir. Alors, un jour, à l’aurore, il prit le paquetage qu’il avait, la veille, dissimulé sous sa couche, passa sans bruit devant la chambre des parents, qui se lèveraient, comme à leur habitude, une demi-heure plus tard, le temps qu’il mettrait pour descendre la colline, puis trouver une voiture qui l’emmènerait loin de tout ça.

Il n’éprouva rien de particulier quand il ferma la porte, sans un bruit. Même le chien se demanda ce que pouvait faire son maître dehors, à une heure pareille, mais ne se manifesta pas autrement qu’en l’accompagnant jusqu’en bas du pré, de là où il le regarda partir, ensuite. Dans chacun de ses pas qui l’éloignait, il y avait un mélange de crainte qu’on dépasse et de fierté de l’avoir dépassée. Il lui semblait qu’il était déjà vainqueur, qu’il suffisait de l’avoir fait pour déjà gagner sa liberté. Il entrerait dans Rome comme il sortait du pré, ça ne faisait aucun doute.

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24/11/2014

Filer à l'anglaise?

Je lis ici une anthologie de différentes façons de quitter une soirée, selon que l'on est Français, Anglais, donc, Irlandais pour les Américains, ou Hollandais, encore. Une étude qui me renvoie à un sujet d'étude, récent, appliqué au roman et, merveille de la mise en abyme, à l'interrogation permanente du bien-fondé de ce blog, après cinq années de notes quotidiennes: en fait, le blog devient doute quand l'édition se fait attendre. Après, il devient accompagnement de ce qui se passe autour du livre. Tout n'est jamais que cercle vicieux, dans ce domaine, de toute manière. On rejette un livre qui, paru ailleurs, fait l'objet d'éloges et d'interrogations: mais pourquoi ne pas l'avoir sorti autrement? Bref, j'approche, d'ici à quelques mois, des 1500 notes (en réalité plus, mais j'en ai enlevé au bout de la première année). Je souris en me disant que si tout va bien pour Aurélia à ce moment, le blog vivra de lui-même. Je souris mais la condition est émise, tout de même. J'aime les gens qui doutent, disait Anne Sylvestre. Je la comprends, mais c'est dur.

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23/11/2014

Merlin.

Enchanté!

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22/11/2014

L'héritage de la Valse.

J’ai déjà tout dit sur la Valse de Camille Claudel, mais elle me semble justement concentrer toutes les émotions qu’il est possible de concentrer sur un seul mouvement dont il est impossible, à son contact, de penser qu’il puisse être immobile. Un rappel :

« Une valse génère autant qu’elle sépare,

à tourner sur moi-même je m’use la raison

je crois que je gravite, autour d’un astre noir

je rentre dans le feu d’une valse-hésitation ;

« déjà morte», Camille, lors même qu’en ton cœur,

il n’est nulle fortune que l’un d’entre vous meure…

Le groupe apollinien se ferme sur lui-même

puis s’ouvre au mouvement, se contient puis explose :

c’est à la Volupté que le drapé m’emmène,

je m’emmure vivant et mon corps s’ankylose »

extrait de « Valse, Claudel»

plus une affiche, celle du film de Bruno Nuytten, inégal mais  inégalé, avec une appropriation du rôle jamais envisagée jusque là. La Valse, c’est une frénésie qui incarne le sentiment, puisque l’illusion y est totale : comme quand on fixe un point sur un mur jusqu’à le voir bouger, les deux amants qui s’adonnent à la danse sont en fait les représentants de tout ce qui fait qu’un émoi précède la raison et la détermine. La main droite de la femme est délicatement posée sur celle de l’homme qui ne se l’approprie pas mais lui oppose un bras ferme et musclé, dont l’épaule marque la ligne de force. Dans le difficile chemin d’une émotion, à ce titre, une simple main posée par empathie sur le bras de l’autre peut entrainer non pas un malentendu – on n’en est plus là, à ce niveau de réflectivité – mais l’édifice d’une vie parallèle nourrie par l’imagination. Dans la Valse, ce n’est plus la valse qui compte, mais le récit amoureux des deux danseurs. Lesquels sont trop penchés l’un sur l’autre pour qu’on ne les prenne pas pour des amants, ce que la position de la main droite de l’homme ne peut que corroborer. Mais il est des imaginaires qui se nourrissent de ce qui n’existera jamais et en cela, oui, on vit parfois mieux que moyennement dans des récits parallèles qu’on ne se fait pas (ce serait pathétique, au sens propre) mais qui se font d’eux-mêmes. Les plus belles histoires d’amour, indépendamment de celles que nous avons vécues, se font parfois le temps d’un trajet de métro ou d’autobus, dans la construction mentale d’une histoire qui ne connaîtra même pas de premier pas. S’évitant ainsi autant de derniers mots. La Valse, c’est l’allégorie des amours que nous voudrions vivre mais que nous ne vivrons pas. Qu’on trouve le principe – qui n’en est pas un puisqu’il ne se décide pas – pathétique, soit, mais il n’en reste pas moins qu’on peut dans de tels moments vivre plus que ce qu’on l’a vit ou ce que l’on a déjà vécu. Regarder les danseurs peut amener celui qui les regarde à considérer son existence au regard de celle qu’ils ont eue et si la raison est toujours là pour rappeler que leur existence n’est pas réelle, elle ne peut empêcher de considérer la réalité de la sienne comme inférieure à la leur, fût-elle virtuelle. Il est ainsi des caps que l’on peut franchir pour apprivoiser les émotions que l’on sécrète : le premier consisterait à les hiérarchiser et ne jamais laisser une émotion déjà vécue supplanter celle qu’elle supposerait remplacer ; le deuxième revient à les ancrer dans une réalité qui leur serait possible, sans qu’elles soient dénaturées. Ainsi, il semble préférable de ne vivre que ce qu’il est possible de vivre d’une relation plutôt que de s’en priver en amont pour des raisons qui ne sauraient être, de toute manière, que morales et sociétales. L’adultère, par exemple, est un procédé, pour peu qu’il soit voulu, indéfendable, non pour des raisons morales, mais simplement parce qu’il est la résultante d’une accélération des émotions qui finit par les annihiler. Plus de frôlement, plus de séductions, plus d’approches, on va vers un immédiat qui ne fera qu’accélérer les frustrations, dans un sens ou dans un autre : on peut, si le plaisir est là, le mettre au sens de la quête et souffrir de l’impossibilité de sa fréquence ; s’il n’est pas là, regretter d’avoir perdu les étapes qui auraient pu le provoquer. C’est difficile, hélas, au bout du compte, difficile…

Hiérarchiser les émotions en regardant la Valse, c’est comprendre que les deux protagonistes sont trop engagés dans le mouvement pour que celui-ci ne soit que le mouvement qu’il prétend qu’il est ! Il a d’ailleurs fallu que Camille habille ses personnages pour qu’on crie – oh, bien tardivement ! – au génie alors même que le nom qu’elle donne à sa pièce n’est qu’un leurre. Il y a donc du vertige, de l’envie, du refoulement et la certitude qu’une partie de ce qu’on ressent a déjà été vécu, peut-être même par nous même si l’on ne s’en souvient pas vraiment. Ou par bribes, seulement. Il se peut que ceux qui n’arrivent pas à remonter le cours de leurs émotions finissent égarés parce que ce qu’ils ont conscience de ne pas retrouver est supérieur en soi à ce qu’ils s’efforcent de considérer comme essentiel. Il en faut moins pour qu’un homme perde ses repères. La Valse n’est ainsi pas à conseiller à ceux qui pensent que l’insatisfaction ne peut en aucun cas être moteur d’une existence. L’individu qui aura ainsi patienté Rue de Varenne pour rien n’est en fait qu’une représentation de cet entre-deux, entre le temps détruit et le temps essentiel : plus tout à fait dans la volupté de l’attente ni dans la déliquescence de l’après. Quand revoilà le « ou bien, ou bien », le choix et la conscience de son contraire, qui oblige celui qui s’y prête de tout porter en lui jusqu’à la fin. Ne jamais rien abandonner tout à fait, garder le gène de l’émotion telle qu’elle est apparue, c’est ce à quoi se destine l’Epiméthée de l’émotion. Parce qu’il est, par essence, condamné à échouer (puisque défiant la finitude des choses). Mais il se peut que son échec soit supérieur en matière à la prétendue réussite des autres, à condition qu’il ne s’y complaise pas, ce qui, de toute manière, dénaturerait l’émotion ressentie. C’est ainsi qu’on peut se confronter à l’existence terrible de Camille Claudel et à ses amours avortées parce que ni l’une ni les autres n’auront été à la hauteur de ce qu’elle en a représenté. A ce titre, il est confondant de constater que la plupart des gens à qui l’on en parle pensent qu’elle est morte jeune alors que justement, sa vie s’est étirée dans un long calvaire, dont on n’imaginait pas la langueur quand déjà, elle confiait dans sa correspondance :

« D’où vient une pareille férocité

Vous qui connaissez mon attachement à mon art,

Vous devez savoir ce que j’ai dû souffrir

Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

Comme si elle n’avait compris que trop tardivement qu’on lui ferait payer l’absolu qu’elle avait réussi à enfermer dans ses êtres de bronze. La société des hommes a fini par recréer les damnations des Dieux grecs, mais avec toute la médiocrité qui les caractérise quand ils se contentent d’être eux-mêmes au regard des autres qui composent la société. Des êtres manifestes, seulement. « La Valse » touche à l’intime, et ça, c’est punissable.

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20/11/2014

N°4.

Evidemment, au moment où j'en aurais besoin, je ne la retrouve pas. Mais cette photo d'amateur, agrandie pour l'occasion, qu'on m'a offerte à la Moutète, pour le salon du livre en 2012, représente l'idole locale, à qui j'ai consacré un roman, débordé par son adversaire, qui trouve le moyen de sourire, en même temps qu'il fait admirer sa pointe de vitesse. C'est une photo en noir et blanc, les shorts sont courts et en satin, les sponsors sont locaux, on en est au tout début du professionnalisme, un mot qui faisait bien rire les deux protagonistes de la photos, quand arrivait le moment de la fameuse 3ème mi-temps. C'est une époque révolue, dont les pans tombent les uns après les autres, même si l'un des deux de la photo, est en pleine forme et fait vingt ans de moins que son âge. L'autre l'a débordé une fois de plus, sur le mode Anquetil, à qui Louison Bobet rendit visite sur son lit d'hôpital: "Alors, là aussi, tu vas finir deuxième?". Mais l'avantage de ceux qui ont marqué leur époque, c'est qu'ils peuvent lui survivre. Pour le reste, le crissement des baskets sur le plancher, l'odeur particulière de chacune des salles des sports, les commentaires de Jean Raynal ("C'est trois points si ça rentre"), le basket d'avant les trois points, justement, j'ai déjà dit tout ça. Peu de gens le savent mais je l'ai fait.

17:58 Publié dans Blog | Lien permanent

19/11/2014

Un roman à l'envers (20) - fin.

J'écrivais des "Noces incertaines", d'Isabelle Flaten, qu'un des passages que j'ai repérés disait des voyages que le moment qu'elle leur préférait restait le retour. Après deux semaines en Ukraine, j'ai le léger regret de ne pas avoir, financièrement, aller au bout de la logique romanesque, prendre un bateau de Odessa pour Istanbul, puis un train vers Vienne. Mais ce monde sans queue ni tête fait payer trois fois plus cher un retour de Vienne à Lyon, sachant que la distance est risible, que de Odessa jusqu'à Lyon, en passant donc par l'ancienne Constantinople. Et il n'y a plus de bateau de passagers entre Odessa et Istanbul: on est parfois rattrapé par les époques, quand on les confronte... Je rentre donc, supporte les insupportables aéroports et leur lot, décuplé, de sonneries de portables et de conversations fortes: l'apanage de ceux qui doivent penser qu'ils sont importants. J'ai de nouveau envie de tuer les gens, mes réflexes occidentaux sont revenus. Mais je suis parti, c'est l'essentiel, et le journal d'Aurélia sera là pour en témoigner, quoi qu'il advienne. Je vais en corriger les fautes de frappe, inévitables avec l'écriture automatique, le mettre en page, puis en ligne. Et consacrer, dans l'attente de l'édition, le temps qu'il me reste de libre à des travaux divers, auprès d'artistes que j'aime: Sandra Sanseverino et un "autre chose, noir", Franck Gervaise et "Ombres, lumières & horizons", Fergessen avec "Of Mouse And Men".

18:39 Publié dans Blog | Lien permanent

18/11/2014

Un roman à l'envers (19).

image.jpgAu même titre que mon 16 novembre avait commencé le 15, en montant dans le train pour onze heures de cahots, ma dernière journée à Odessa, celle d'avant le départ, aura commencé hier, quand je suis ressorti sous la pluie, décidé à trouver un restaurant moins conventionnel que ceux prescrits par les guides, ou hélant le chaland dans la rue principale. Le soleil des deux premiers jours a laissé place à la brume maritime, au crachin froid. Je prends mon parcours habituel, puis l'allonge, jusqu'au port: trois quarts d'heure de marche vive dans les rues désertées. Je suis armé d'un parapluie de Cherbourg (véridique, trouvé par mon fils dans un Vélov'), je ne risque rien et j'aime les marches apéritives. Arrivé en haut de l'escalier, je m'aperçois que je suis vraiment seul, que je l'ai pour moi, ce qui ne doit pas être fréquent. Je prends une image à l'arraché, comme je l'ai fait depuis le début du séjour: je ne prends aucun soin des photographies, me sers de mon portable et pourtant, certaines d'entre elles sont très belles et se lieront facilement à mon souvenir. En bas, vers le quai, il n'y a personne, il fait nuit noire et je passe par des tunnels patibulaires, mais je souris: il y a deux semaines, je me demandais ce que j'allais trouver en Ukraine et si je n'y risquerais pas ma vie et là, dans ces villes, avec cette culture-là et mon mètre quatre-vingt cinq, je n'ai jamais été embêté. Le vent décorne les bœufs et mon Cherbourg passe à deux doigts de la Mer noire, mais j'atteins mon but, au bout du bout de la jetée: un restaurant de poissons, ravi de m'accueillir en cette période où seuls quelques habitués continuent de le fréquenter. Je me régale, rachète le luxe (relatif pour moi, rédhibitoire pour l'Ukrainien moyen) par l'authenticité. Pour moi qui ai mangé comme l'homme de la rue à quelques exceptions près, c'est important. Il me reste quarante-cinq minutes sous la pluie, à traverser la ville, mais mon expédition est réussie, et je me sens bien. Le lendemain, je concède à mon organisation l'usage d'une carte, que je décide d'ouvrir à un point central, l'Opéra, pour que mon air ours, finalement, me ramène... à deux cents mètres de là où j'habite, ce qui est cocasse. Et encore, devant la porte, j'hésite, mais une dame me fait signe que ce que je cherche est au fond de la cour: invisible, le musée de l'histoire des juifs d'Odessa est un appartement dans lequel se trouve un trésor, celui d'une culture qu'on a voulu éradiquer. Je suis reçu par un monsieur qui me parle dans un très bon anglais, me demande l'objet de ma visite. Je lui réponds en auteur, il se montre plus qu'intéressé par l'histoire que je compte raconter, m'explique  son musée, me montre une photo murale du "Fanconi", un bar populaire juif d'Odessa dans lequel on se pressait au début du vingtième siècle, avant que les événements incitent à moins de futilité. Sur le mur est attachée une vieille cuillère, mon hôte m'explique qu'elle est d'époque et qu'elle vient de lui être envoyée par une famille réfugiée aux États-Unis depuis plus de cent ans, maintenant. Les salles sont pleines d'objets d'époque, des coupées de journaux, des machines à écrire, un harmonium, des tourne-disques à aiguille. C'est émouvant et, au mur, une photo m'interpelle: je suis seul à le saoul, mais c't Nikolaï, c'est ainsi, exactement, que je me l'imaginais. Peu importe la vérité, que je me fais expliquer quand même, à cet instant. Dans le carré de photos, je retrouve mon personnage, avec les trois autres adultes. Totalement ce que j'étais venu chercher, sans pouvoir même l'imaginer. La suite de la visite ne les concerne plus, puisqu'ils ont fui, mais Odessa est une ville spéciale pour l'un d'entre eux, qui n'ira pas plus loin: je ne peux pas en dire plus, évidemment, mais les affiches antisémites, les photos et dessins de pogroms me font froid dans le dos. Les chiffres aussi, les 600 juifs qui resteront d'une ville qui l'était en majorité. Au regard, le musée Pouchkine - gentiment suranné, avec ses mamies qui me suivent dans chaque pièce et m'expliquent des choses en Ukrainien avant d'éteindre la lumière quand je suis passé dans une autre - paraîtra fade, même s'il est intéressant de savoir que les Odésistes lui vouent un culte alors qu'il n'y a passé, en tout et pour tout, que peu de temps: dix lois dans la maison qui sert désormais de musée, un an, peut-être, à l'hôtel du Nord de son ami français. La Babouchka m'apprend qu'il parlait français, anglais, grec: dans une vitrine, entre deux éditions de manuscrits et de dessins originaux, il y a du Lord Byron, du Shakespeare, du Goethe et une nouvelle édition ("plus complexe que toutes les précédentes") du Dictionnaire philosophique de Voltaire, datée de 1789. Ça suffit à mon bonheur: je ne serai pas passé à côté d'Odessa, qui n'est plus - et de loin - celui d'Isaac Babel, mais qui n'aura pas été, pour moi, la petite pétasse décérébrée dont elle se donne parfois les apparences. 

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17/11/2014

Un roman à l'envers (18).

image.jpgDans les villes qu'on visite, il y a les circuits pour touristes, les autobus à impériale qui vous conduisent aux points cruciaux, pour ne pas perdre de temps. Puisque, du temps, on m'en a donné, j'ai une autre politique: je repère vaguement le bus que je dois prendre pour aller à tel endroit et, arrivé à la station, sans pouvoir lire les directions, je me dis je vais prendre celui-ci, si ce n'est pas le bon, j'en prendrai un autre. C'est ainsi que j'ai procédé ce matin, pour rejoindre Arcadia. Un endroit que je détesterais sans doute l'été tant il représente tout ce que je n'aime pas (un Ibiza local pour jeunesse friquée et décadente), mais qui me permettait de sortir du centre-ville et de me mettre en face de la mer Noire. À chaque montée, je me dis que le niveau de la mer s'éloigne, et que c'était de l'autre côté qu'il fallait aller. À chaque descente, je reprends espoir. Un vieux plan délavé dans le bus pourri ne m'en laisse aucun, mais je préfère sourire du chauffeur qui s'arrête et descend se chercher à manger à la supérette locale. Puis remonte, et continue son brusque chemin, tout en téléphonant. À un croisement, je vois un tramway 5, sans doute est-ce  celui-ci, plutôt que le bus du même chiffre, que je devais prendre? Mais dans quelle direction? Je repense à mon ami Ali qui m'avait interrogé sur le sens du mot sens. À mon fils qui, à six ans, avait écrit un mystérieux message: "le sens, c'est pas du sens, on peut parfois aller en arrière". Je me résous à demander mon chemin, un jeune homme me l'indique, me dit que ce n'est pas loin, que je n'ai pas besoin de prendre le bus. Puis qu'il aimerait pratiquer son anglaise et converser avec moi, si je n'y vois pas d'inconvénient. Les réflexes occidentaux de méfiance ne sont jamais loin, mais je me rappelle de cet homme, à la Havane, qui nous avait accompagnés, Pedro et moi, quand nous ne trouvions pas notre chemin. Je le suis, donc, et la conversation s'installe: j'ai enfin affaire à quelqu'un qui n'est pas de la bourgeoisie odésiste, qui me raconte un parcours intéressant, me confie ses espoirs, aussi, ceux que sa maman a placés en lui, avec ses derniers deniers: Dima, c'est son nom, a quitté la campagne, avec sa mère et sa sœur, pour étudier en même temps qu'il travaille, comme programmeur informatique. Son anglais est balbutiant, mais nous parlons, tandis que la mer s'agite et ne donne aucun espoir de s'en approcher trop. Comme prévu, l'endroit est désert, les paillotes démontées, squelettes attendant leur résurrection. Dima a trente ans, mais fait dix ans de moi que son âge, facilement. Il me dit aimer marcher dans la ville, moi aussi, nous parlons études, voyages - ceux qu'il n'a pas faits et qu'il aimerait faire - et basket-ball, puisqu'il y joue. Au bout d'un beau circuit d'une heure et demie, je lui offre un thé, puis nous nous séparons: bêtement, je lui demande s'il a un compte Facebook, il me dit non, qu'il ne s'est inscrit que sur l'équivalent russe. Ce sera donc une rencontre comme il n'en existe peut-être plus chez nous, juste marquée par le souvenir d'un temps ensemble. La pluie s'invite, elle est faible mais glacée, je vais rentrer. Par le bus 5. Qui n'arrive pas. Au bout de 20mn et puisque c'est la journée, je demande à une jeune femme pourquoi il n'arrive pas. Elle me répond dans un sourire et un anglais parfait que j'aurais dû lui demander pus tôt, et que c'est courant, ici, d'attendre trente minutes pour un bus. Elle me dira où descendre, c'est déjà ça de gagné sur mes parcours hasardeux, toujours moins plaisants par temps maussade. Et puisque j'ai de la chance, je tombe sur une journaliste, qui me pose des questions sur ma présence ici et, très vite, ce que je pense du conflit ukrainien: je lui réponds que je n'en ai pas la moindre idée fiable, sinon que le discours occidental moyen véhiculé par les médias me semble caricaturer la position russe. Une forme de nouvelle guerre froide, en somme. Okcaha réfléchit, me dit qu'ici, les blocs qui se sont affrontés l'année dernière faisaient peur des deux côtés, mais que pour eux, pour son mari, pour sa petite fille d'un an, la plus grande inquiétude restait la mobilisation, toujours menaçante, la perspective de voir les hommes partir servir. La réalité, que je n'ai jamais perdue de vue, est ici incarnée. Avant le parti de la guerre, il y a la guerre elle-même. Et deux individus dans le bus 5, pas exactement à égalité de chances. 

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