14/11/2014
Un roman à l'envers (15).
Hier soir, j'étais encore dans le confort de mon statut d'occidental en déplacement pour ce que mon Ministère de tutelle a appelé "convenance personnelle". Je rentrais du restau, repu, conscient qu'à 240km de là, on s'apprêtait, de nouveau, à rentrer dans la guerre, comme si on l'avait jamais quittée. Je rentrais donc, à six jours de mettre 2945km entre là où j'étais, et les "événements", comme on doit les appeler encore, dans ce jargon diplomatico-politico-militaire, et j'ai eu une idée, littéraire: celle de faire croire qu'un des deux jeunes hommes qui m'ont accueilli ici m'avait proposé, par provocation, de l'accompagner aujourd'hui à Donetsk, et que j'avais accepté. J'allais écrire le récit d'une journée fictive, les autorisations qu'il m'a trouvées, le passage des barrages, la vue d'une ville dévastée, vidée de ses habitants et, pas si loin, les colonnes de fumée signalant l'aéroport. Là où les milices s'affrontent, parfois à quelques couloirs de terminal près. J'allais illustrer mon article de photos trouvées sur Internet et recardées, habilement. J'ai hésité: après tout, la littérature est une usurpation. Et puis je ne l'ai pas fait, par respect pour les populations qui se retrouvent prises dans l'étau. Mais puisque je suis ici, et que le In situ du roman ne trouve que quelques bonnes raisons que j'y sois, je lis, quand je ne me promène pas, ce qu'on dit, de loin, sur ce qui s'y passe, ou est censé s'y passer: je constate que la rhétorique est la même, que d'une dépêche, tous les titres de presse tirent la même conclusion. Une colonne de véhicules devient une colonne de chars, et l'effet n'est pas le même. Le Russe est l'ennemi, depuis Superman, les imaginaires occidentaux sont préparés. Le meilleur article que j'aie trouvé sur le sujet vient du "Figaro", une fois n'est pas coutume ("Ukraine, après le Mur de Berlin, le mur de Kiev?", par Alexis Feertchak, le 13.11.2014). Et moi, ici, à Dniepopetrovsk, je trouve le temps un peu long: l'absence de préparation du voyage m'a fait passer ici un jour de trop, plutôt qu'à Odessa, et je sature du bruit permanent des centres commerciaux sur la place. Mais peu importe, je l'ai dit: l'important, c'est d'y être venu. Si les "événements" se transforment en "guerre totale", ces deux mots qui font, immédiatement, que les gens qui m'aiment s'inquiètent pour moi, d'abord je serai rentré depuis longtemps, et puis je saurai considérer l'espace que la guerre aura pris. Ça ne me donne aucune autorité sur le sujet, évidemment. Mais on se souvient des lieux comme des gens qu'on a laissés là-bas. À Kiev, à Dniepo, à Odessa, il y a eu des morts, l'année dernière. Pour l'instant, il n'y en a plus.
14:48 Publié dans Blog | Lien permanent
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