16/11/2014
Un roman à l'envers (17).
Il y a des jours sans et d'autres qui comptent double. Du genre quitter une ville en fin d'après-midi, monter dans un train du siècle d'avant celui d'avant celui-là et débarquer, au petit matin, à Odessa. Mesurer, là encore, le poids de l'histoire, après une nuit sur une couchette spartiate, dans un compartiment partagé avec une Babouschka qui ronfle. Pas beaucoup de sommeil, le jeu des imaginaires qui se met en marche, comme toujours dans les trains, plus, encore, quand le voyage fait onze heures. Onze heures à essayer de grappiller quelques minutes de sommeil, quelques ombres dans la campagne ukrainienne. Onze heures à souffrir d'une température démentielle. Ne cherchez pas, les Suisses et les Ukrainiens sont à 82% responsables du réchauffement climatique. Pourquoi 82%? Parce que j'ai envie. Heureusement, comme dans mon roman, les premières embûches se lèvent d'elles-mêmes, et qu'on aille pas prendre ça pour de l'angélisme: quand on sollicite la chance, il se peut qu'elle réponde, mais elle demande, souvent, des contreparties, par la suite. Je verrai bien, mais après un échange de mails assez incompréhensibles, Larissa est venue le chercher à la gare, pour m'éviter une galère. À 6h, c'est appréciable. Nous prenons un taxi qui se signe plusieurs fois, je ne sais pas si c'est de bon augure. Pour la première fois du séjour, j'intègre non pas un appartement, mais une chambre indépendante, très spacieuse, au cœur d'un appartement qui fait plus de 200m 2 et qui devait faire le bonheur des logements collectifs soviétiques. Maintenant, des chambres sont louées, ça sous-entend le partage des espaces communs, mais pour trois jours, ça ira. Je dors 3h, à mon réveil, Larissa et ses amis m'offrent un thé, mais nous ne nous comprenons toujours pas. Avec deux ordos (clavier cyrillique oblige) et Google traduction, elle le conseille d'aller à l'Opéra, le plus beau du monde avec celui de Milan, d'après elle. C'est sur mon premier chemin, dans la ville, je prends une place pour le soir (18h30) et me lance à l'aveugle dans la Cité: j'aperçois le port, et, évidemment, l'attroupement autour de l'escalier mythique du film d'Einsenstein. Un des moments-clés de Aurélia Kreit. Je fais comme tout le monde, je le descends, le remonte, il est plus petit que je l'imaginais, moins imposant que celui de Auch, mon rituel annuel, avec salut à D'Artagnan. Mais j'ai conscience d'y être, là encore, et il y a peu de gens qui prennent conscience de mer rapport au monde. J'explore les parcs et les allées du quartier autour, Odessa est une ville riche, c'est ostensible et ostentatoire: rien de prolétaire comme à Kiev ou Dniepo, que du luxe, et des Odessistes en bottes griffées, jupe courte et manteau de fourrure. Jusqu'à l'Opera, le soir, j'aurai un drôle de goût dans la bouche devant cet étalage, mais c'est ainsi: je me refais mon film (enfin, mon livre), puis m'échappe vers le port, jusqu'au bout de la jetée, devant la Mer Noire, pour la première fois. Il y a un an, quasi jour pour jour, je me baignais à Sète, assez longuement. Là... Je remonte, parcours les artères, au hasard, vais boire un thé dans le café le moins branché possible, puis c'est l'heure de l'Opéra, dans un bâtiment magnifique, le plus vieux théâtre de Odessa, détruit par un incendie puis reconstruit en 1873 par des architectes de Vienne: là aussi, le roman croise la réalité. J'assiste à un Opéra sublime, avec des ballets prodigieux dans des tableaux contenant parfois plus de cinquante danseurs! Décors, éclairages, musique, tout est de très haut niveau, et un tableau d'une fête de village russe, au XIX°, donne l'occasion de voir des danses russes sans tomber dans le ringard. Je ne comprends pas grand chose à l'histoire, les sous-titres ukrainiens ne m'aidant pas beaucoup, mais je passe une bonne soirée, nonobstant les imbéciles qui se croient autorisés à utiliser leur portable ou appareil photo, malgré l'interdiction, créant une insupportable pollution visuelle, pendant la représentation. Les danseurs sont sublimes, du très haut niveau mondial, et ma place en première loge m'a coûte une vingtaine d'euros: j'ai même cru, quand l'ouvreuse m'a fait rentrer dans la place, que Al Pacino y serait déjà. L'histoire, un Faust local, est assez sombre, les tableaux de la forêt, avec monstres, les machineries en 4D sont impressionnants, et le danseur étoile, très grand, semble bondir à un mètre du sol, retomber sans un bruit. Pour une journée commencée hier à 19h28, les émotions auront été nombreuses. J'ai même, comme Anton, cherché dans les rues adjacentes les marques des premiers écoulements d'égout, mais je n'ai pas trouvé: je suis plus démiurge, mais beaucoup moins ingénieur que lui.
21:16 Publié dans Blog | Lien permanent
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