22/11/2014
L'héritage de la Valse.
J’ai déjà tout dit sur la Valse de Camille Claudel, mais elle me semble justement concentrer toutes les émotions qu’il est possible de concentrer sur un seul mouvement dont il est impossible, à son contact, de penser qu’il puisse être immobile. Un rappel :
« Une valse génère autant qu’elle sépare,
à tourner sur moi-même je m’use la raison
je crois que je gravite, autour d’un astre noir
je rentre dans le feu d’une valse-hésitation ;
« déjà morte», Camille, lors même qu’en ton cœur,
il n’est nulle fortune que l’un d’entre vous meure…
Le groupe apollinien se ferme sur lui-même
puis s’ouvre au mouvement, se contient puis explose :
c’est à la Volupté que le drapé m’emmène,
je m’emmure vivant et mon corps s’ankylose »
extrait de « Valse, Claudel»
plus une affiche, celle du film de Bruno Nuytten, inégal mais inégalé, avec une appropriation du rôle jamais envisagée jusque là. La Valse, c’est une frénésie qui incarne le sentiment, puisque l’illusion y est totale : comme quand on fixe un point sur un mur jusqu’à le voir bouger, les deux amants qui s’adonnent à la danse sont en fait les représentants de tout ce qui fait qu’un émoi précède la raison et la détermine. La main droite de la femme est délicatement posée sur celle de l’homme qui ne se l’approprie pas mais lui oppose un bras ferme et musclé, dont l’épaule marque la ligne de force. Dans le difficile chemin d’une émotion, à ce titre, une simple main posée par empathie sur le bras de l’autre peut entrainer non pas un malentendu – on n’en est plus là, à ce niveau de réflectivité – mais l’édifice d’une vie parallèle nourrie par l’imagination. Dans la Valse, ce n’est plus la valse qui compte, mais le récit amoureux des deux danseurs. Lesquels sont trop penchés l’un sur l’autre pour qu’on ne les prenne pas pour des amants, ce que la position de la main droite de l’homme ne peut que corroborer. Mais il est des imaginaires qui se nourrissent de ce qui n’existera jamais et en cela, oui, on vit parfois mieux que moyennement dans des récits parallèles qu’on ne se fait pas (ce serait pathétique, au sens propre) mais qui se font d’eux-mêmes. Les plus belles histoires d’amour, indépendamment de celles que nous avons vécues, se font parfois le temps d’un trajet de métro ou d’autobus, dans la construction mentale d’une histoire qui ne connaîtra même pas de premier pas. S’évitant ainsi autant de derniers mots. La Valse, c’est l’allégorie des amours que nous voudrions vivre mais que nous ne vivrons pas. Qu’on trouve le principe – qui n’en est pas un puisqu’il ne se décide pas – pathétique, soit, mais il n’en reste pas moins qu’on peut dans de tels moments vivre plus que ce qu’on l’a vit ou ce que l’on a déjà vécu. Regarder les danseurs peut amener celui qui les regarde à considérer son existence au regard de celle qu’ils ont eue et si la raison est toujours là pour rappeler que leur existence n’est pas réelle, elle ne peut empêcher de considérer la réalité de la sienne comme inférieure à la leur, fût-elle virtuelle. Il est ainsi des caps que l’on peut franchir pour apprivoiser les émotions que l’on sécrète : le premier consisterait à les hiérarchiser et ne jamais laisser une émotion déjà vécue supplanter celle qu’elle supposerait remplacer ; le deuxième revient à les ancrer dans une réalité qui leur serait possible, sans qu’elles soient dénaturées. Ainsi, il semble préférable de ne vivre que ce qu’il est possible de vivre d’une relation plutôt que de s’en priver en amont pour des raisons qui ne sauraient être, de toute manière, que morales et sociétales. L’adultère, par exemple, est un procédé, pour peu qu’il soit voulu, indéfendable, non pour des raisons morales, mais simplement parce qu’il est la résultante d’une accélération des émotions qui finit par les annihiler. Plus de frôlement, plus de séductions, plus d’approches, on va vers un immédiat qui ne fera qu’accélérer les frustrations, dans un sens ou dans un autre : on peut, si le plaisir est là, le mettre au sens de la quête et souffrir de l’impossibilité de sa fréquence ; s’il n’est pas là, regretter d’avoir perdu les étapes qui auraient pu le provoquer. C’est difficile, hélas, au bout du compte, difficile…
Hiérarchiser les émotions en regardant la Valse, c’est comprendre que les deux protagonistes sont trop engagés dans le mouvement pour que celui-ci ne soit que le mouvement qu’il prétend qu’il est ! Il a d’ailleurs fallu que Camille habille ses personnages pour qu’on crie – oh, bien tardivement ! – au génie alors même que le nom qu’elle donne à sa pièce n’est qu’un leurre. Il y a donc du vertige, de l’envie, du refoulement et la certitude qu’une partie de ce qu’on ressent a déjà été vécu, peut-être même par nous même si l’on ne s’en souvient pas vraiment. Ou par bribes, seulement. Il se peut que ceux qui n’arrivent pas à remonter le cours de leurs émotions finissent égarés parce que ce qu’ils ont conscience de ne pas retrouver est supérieur en soi à ce qu’ils s’efforcent de considérer comme essentiel. Il en faut moins pour qu’un homme perde ses repères. La Valse n’est ainsi pas à conseiller à ceux qui pensent que l’insatisfaction ne peut en aucun cas être moteur d’une existence. L’individu qui aura ainsi patienté Rue de Varenne pour rien n’est en fait qu’une représentation de cet entre-deux, entre le temps détruit et le temps essentiel : plus tout à fait dans la volupté de l’attente ni dans la déliquescence de l’après. Quand revoilà le « ou bien, ou bien », le choix et la conscience de son contraire, qui oblige celui qui s’y prête de tout porter en lui jusqu’à la fin. Ne jamais rien abandonner tout à fait, garder le gène de l’émotion telle qu’elle est apparue, c’est ce à quoi se destine l’Epiméthée de l’émotion. Parce qu’il est, par essence, condamné à échouer (puisque défiant la finitude des choses). Mais il se peut que son échec soit supérieur en matière à la prétendue réussite des autres, à condition qu’il ne s’y complaise pas, ce qui, de toute manière, dénaturerait l’émotion ressentie. C’est ainsi qu’on peut se confronter à l’existence terrible de Camille Claudel et à ses amours avortées parce que ni l’une ni les autres n’auront été à la hauteur de ce qu’elle en a représenté. A ce titre, il est confondant de constater que la plupart des gens à qui l’on en parle pensent qu’elle est morte jeune alors que justement, sa vie s’est étirée dans un long calvaire, dont on n’imaginait pas la langueur quand déjà, elle confiait dans sa correspondance :
« D’où vient une pareille férocité
Vous qui connaissez mon attachement à mon art,
Vous devez savoir ce que j’ai dû souffrir
Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »
Comme si elle n’avait compris que trop tardivement qu’on lui ferait payer l’absolu qu’elle avait réussi à enfermer dans ses êtres de bronze. La société des hommes a fini par recréer les damnations des Dieux grecs, mais avec toute la médiocrité qui les caractérise quand ils se contentent d’être eux-mêmes au regard des autres qui composent la société. Des êtres manifestes, seulement. « La Valse » touche à l’intime, et ça, c’est punissable.
16:00 Publié dans Blog | Lien permanent
Les commentaires sont fermés.