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18/11/2014

Un roman à l'envers (19).

image.jpgAu même titre que mon 16 novembre avait commencé le 15, en montant dans le train pour onze heures de cahots, ma dernière journée à Odessa, celle d'avant le départ, aura commencé hier, quand je suis ressorti sous la pluie, décidé à trouver un restaurant moins conventionnel que ceux prescrits par les guides, ou hélant le chaland dans la rue principale. Le soleil des deux premiers jours a laissé place à la brume maritime, au crachin froid. Je prends mon parcours habituel, puis l'allonge, jusqu'au port: trois quarts d'heure de marche vive dans les rues désertées. Je suis armé d'un parapluie de Cherbourg (véridique, trouvé par mon fils dans un Vélov'), je ne risque rien et j'aime les marches apéritives. Arrivé en haut de l'escalier, je m'aperçois que je suis vraiment seul, que je l'ai pour moi, ce qui ne doit pas être fréquent. Je prends une image à l'arraché, comme je l'ai fait depuis le début du séjour: je ne prends aucun soin des photographies, me sers de mon portable et pourtant, certaines d'entre elles sont très belles et se lieront facilement à mon souvenir. En bas, vers le quai, il n'y a personne, il fait nuit noire et je passe par des tunnels patibulaires, mais je souris: il y a deux semaines, je me demandais ce que j'allais trouver en Ukraine et si je n'y risquerais pas ma vie et là, dans ces villes, avec cette culture-là et mon mètre quatre-vingt cinq, je n'ai jamais été embêté. Le vent décorne les bœufs et mon Cherbourg passe à deux doigts de la Mer noire, mais j'atteins mon but, au bout du bout de la jetée: un restaurant de poissons, ravi de m'accueillir en cette période où seuls quelques habitués continuent de le fréquenter. Je me régale, rachète le luxe (relatif pour moi, rédhibitoire pour l'Ukrainien moyen) par l'authenticité. Pour moi qui ai mangé comme l'homme de la rue à quelques exceptions près, c'est important. Il me reste quarante-cinq minutes sous la pluie, à traverser la ville, mais mon expédition est réussie, et je me sens bien. Le lendemain, je concède à mon organisation l'usage d'une carte, que je décide d'ouvrir à un point central, l'Opéra, pour que mon air ours, finalement, me ramène... à deux cents mètres de là où j'habite, ce qui est cocasse. Et encore, devant la porte, j'hésite, mais une dame me fait signe que ce que je cherche est au fond de la cour: invisible, le musée de l'histoire des juifs d'Odessa est un appartement dans lequel se trouve un trésor, celui d'une culture qu'on a voulu éradiquer. Je suis reçu par un monsieur qui me parle dans un très bon anglais, me demande l'objet de ma visite. Je lui réponds en auteur, il se montre plus qu'intéressé par l'histoire que je compte raconter, m'explique  son musée, me montre une photo murale du "Fanconi", un bar populaire juif d'Odessa dans lequel on se pressait au début du vingtième siècle, avant que les événements incitent à moins de futilité. Sur le mur est attachée une vieille cuillère, mon hôte m'explique qu'elle est d'époque et qu'elle vient de lui être envoyée par une famille réfugiée aux États-Unis depuis plus de cent ans, maintenant. Les salles sont pleines d'objets d'époque, des coupées de journaux, des machines à écrire, un harmonium, des tourne-disques à aiguille. C'est émouvant et, au mur, une photo m'interpelle: je suis seul à le saoul, mais c't Nikolaï, c'est ainsi, exactement, que je me l'imaginais. Peu importe la vérité, que je me fais expliquer quand même, à cet instant. Dans le carré de photos, je retrouve mon personnage, avec les trois autres adultes. Totalement ce que j'étais venu chercher, sans pouvoir même l'imaginer. La suite de la visite ne les concerne plus, puisqu'ils ont fui, mais Odessa est une ville spéciale pour l'un d'entre eux, qui n'ira pas plus loin: je ne peux pas en dire plus, évidemment, mais les affiches antisémites, les photos et dessins de pogroms me font froid dans le dos. Les chiffres aussi, les 600 juifs qui resteront d'une ville qui l'était en majorité. Au regard, le musée Pouchkine - gentiment suranné, avec ses mamies qui me suivent dans chaque pièce et m'expliquent des choses en Ukrainien avant d'éteindre la lumière quand je suis passé dans une autre - paraîtra fade, même s'il est intéressant de savoir que les Odésistes lui vouent un culte alors qu'il n'y a passé, en tout et pour tout, que peu de temps: dix lois dans la maison qui sert désormais de musée, un an, peut-être, à l'hôtel du Nord de son ami français. La Babouchka m'apprend qu'il parlait français, anglais, grec: dans une vitrine, entre deux éditions de manuscrits et de dessins originaux, il y a du Lord Byron, du Shakespeare, du Goethe et une nouvelle édition ("plus complexe que toutes les précédentes") du Dictionnaire philosophique de Voltaire, datée de 1789. Ça suffit à mon bonheur: je ne serai pas passé à côté d'Odessa, qui n'est plus - et de loin - celui d'Isaac Babel, mais qui n'aura pas été, pour moi, la petite pétasse décérébrée dont elle se donne parfois les apparences. 

18:14 Publié dans Blog | Lien permanent

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