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18/09/2023

Mon été avec Quignard (5/5).

affiche2_Conservatoire_120x176-page-001.jpgSinon, Pascal Quignard écrit aussi des romans normaux. Enfin, contemporains. Pourtant, c’est la même écriture, les mêmes mécanismes qui se mettent en place, même quand il place l’action dans une région qu’il connaît bien et qui est en partie restée la même depuis son XVII° de prédilection, la Bretagne. Ainsi, les Solidarités mystérieuses, un roman daté de 2011, se situe quelques années avant, quand Claire quitte Paris pour s’installer sur les terres de sa jeunesse, entre Dinard et Saint-Énogat. Elle ne décide pas de s’installer, elle vient pour un mariage puis, de fil en aiguille, de retrouvailles en retrouvailles avec des figures oubliées, sur lesquelles la vie a passé, elle ne rentre pas. Devient la femme de compagnie, camarade d’apéritif de la vieille Madame Ladon, son ancienne professeure de piano, évidemment : Ta tante est morte est morte quand nous en étions arrivées aux barcarolles de Fauré. Madame Ladon, qui va finir par lui céder la ferme familiale qu’elle n’occupe plus, et que Claire va nettoyer et rénover avec Madame Andrée, la femme de ménage. En revenant, Claire remonte l’écheveau de son passé, de son amour jamais oublié avec Simon, le maire de la Clarté. Il est resté, lui, a fait sa vie et pourtant, chaque apparition de l’un créé chez l’autre les mêmes dépendances que Quignard installe dans son œuvre. C’est devant la grotte de la Goule – Elle prit l’habitude de descendre avec la corde, seule, à l’intérieur de la faille (…) Elle l’attendait parmi les oiseaux et les crabes – chère aux frères Lumière qu’on repêchera son corps (divulgâchis !) à lui, ce qui précipitera sa chute à elle, qui s’enferre dans le silence et la marche. Mais comme toujours chez Quignard, ça ne change rien à leur histoire, impossible dans la réalité, la temporalité, mais permanente dans la mémoire et l’intensité. C’est même l’aveu d’un interdit moral : tant qu’il vécut, elle souffrit. Son frère Paul, sa fille Juliette, prennent la narration du roman, quand elle ne le fait pas, mais l’histoire est celle de Claire – qui tuerait si on l’appelait Marie-Claire, et que sa mère furtive appelait Chara, par antiphrase  – et tout s’organise autour d’elle, sans qu’elle ne dise rien. L’avantage de situer un roman là-bas – on dirait la continuité du Conte d’Été d’Éric Rohmer – c’est que la mer est partout. Buissons, falaises, criques, roches, grottes, îles, barques. Bien sûr c’étaient toujours des stations qui avaient concerné Simon Quelen, mais la présence de Simon n’y était plus nécessaire. Les signes si beaux de son attachement, au-delà de leur beauté, traçaient dans l’espace une espèce de route. Comme un continuum.

Le même – toujours – que dans Villa Amalia, où la bien nommée Ann Hidden, refuse de se cacher à elle-même plus longtemps et quitte tout de sa vie, elle aussi, jusqu’à son apparence, pour aller se réfugier à Ischia*, une île au Sud de l’Italie. Villa Amalia s’articule en quatre parties, dont les deux dernières s’accélèrent : la première la voit solder les comptes de sa vie précédente (« Tu mets tout ce qui appartenait à ta mère en vente ? »), elle (la partie) est bavarde, les dialogues se multiplient, paradoxaux (- J’ai envie de parler, lui dit-il. – Et si moi je n’avais pas envie d’entendre ? lui répondit-elle) avec Thomas, El Desdichado**, mais le 20 janvier, à force de préméditer le vide, le compte à rebourscommence à s’effilocher, à hésiter. La solitude radicale – qu’elle se prépare – constituait-elle vraiment une durée succulente ? Ce n’est qu’une fois sur place, au cours de ses pérégrinations - avec au premier plan, à gauche, Capri, le pointe de Sorrente. Puis c’était l’eau à perte de vue – qu’elle voit cette villa, qui la happe, qu’elle prend, tout de suite, comme le lieu de sa reconstruction. Le contact avec la vieille paysanne revêche est difficile, et il faut un emportement – Elle lui intima fortement de la laisser en paix. Même, pour se faire bien comprendre, elle se mit à crier sur elle (…) Alors Ann s’était emportée à son tour – pour que les deux lâchent – Les deux femmes s’étaient mises à pleurer en se tenant par la main – deviennent confidentes –  Je crois que mon père vous aurait aimée, lui dit Amalia. Mon père ne m’a jamais aimée, répond Ann – tombent d’accord sur une location insigne pour cet emplacement du paradis – où elle se construit de nouveau, connaît des hommes, les quitte froidement (- Ann, ne dites pas ce que vous vous apprêtez à dire !) , s’énamoure d’une enfant, Léna, lui apprend à orchestrer dans l’espace la symphonie d’abord incompréhensible du temps. - Car tout dans la nature, les oiseaux, les marées, les fleurs, les nuages, le vent, les heures des étoiles, dit au temps son temps, expliquait-elle à Léna. Elle connaît les deuils et les ruptures inhérents à toute vie, mais prend la mesure de son existence, et pas seulement en pianiste - elle écrit de la musique contemporaine abrupte et appréciée des connaisseurs, de courtes pièces sans coda car tout doit se terminer avant la fin, écrit « Libé » dans « l’Art de rompre » (mars 2006). Elle n’a plus, in fine, le courage de mourir, lit-on en (presque) excipit, mais là où elle est, finalement, elle commence à avoir peur du soleil. Qu’on veuille en être maître ou pas, comme une ultime prétention, on est toujours face à son crépuscule.

*Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,  Le prince d'Aquitaine à la tour abolie  Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé  Porte le soleil noir de la Mélancolie. Gérard de Nerval, les Chimères, 1854

** Il est en effet question, dans Villa Amalia, de l’île d’Ischia, du sémitique I-schra signifiant Île noire, dont l’ancien nom est Pithécusses et qui se situe en mer Tyrrhénienne, au nord du golfe de Naples. Île volcanique formée par les laves de l’Époméo, qui culmine à sept cent quatre-vingts mètres d’altitude, et dont les éruptions se sont prolongées jusqu’au XIVe siècle, c’est là que Typhon, dit parfois la légende, aurait été enfermé, et c’est sous sa protection que se met Ann Hidden en s’y aménageant une tanière, c’est-à-dire, par analogie, l’habitation sommaire rappelant le gîte d’un animal et, par extension, une habitation habituellement éloignée et utilisée par les hors-la-loi. Glacet, Aymeric. « L’Emplacement du Paradis », Roman 20-50, vol. 44, no. 2, 2007, pp. 103-114.

À lire également sur le site du Festival.

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15/09/2023

Mon été avec Quignard (4/5).

affiche2_Conservatoire_120x176-page-001.jpgJe n’aime pas beaucoup le ton affecté des émissions littéraires, dans lesquelles j’entends davantage de jubilation d’être là – choisi – que de véritable questionnement sur l’écriture, le seul sujet intéressant, me semble-t-il, quand on invite un écrivain. Mais le sujet est polémique, et je n’irai pas plus loin. J’ai regardé, ce mercredi 13 septembre, « la grande librairie », parce que Quignard en était l’un des invités, parce qu’on n’aurait pas compris que je ne le fisse pas, et parce que, après tout, j’étais en droit d’interroger la posture de l’auteur des Heures heureuses, le 12e tome du Dernier Royaume de l’auteur, rappelle l’animateur branché. Posture au sens réel : Quignard ne sait jamais comment poser sa grande carcasse – j’aurai le même problème le 29.09 – il est avancé sur son siège, les mains croisées sur les genoux, eux-mêmes relevés. Toujours curieux de l’autre, il est confronté, sur le plateau, à Cynthia Fleury, philosophe, psychanalyste, auteure de la Clinique de la dignité, au Seuil. Amusant quand on se rappelle qu’Emmanuèle Bernheim – on y reviendra - considérait son ami comme le psychanalyste qu’il n’aurait jamais pu être pour elle. Le temps, sujet de l’œuvre globale de Quignard. Cynthia Fleury parle d’une voie lactée, une succession de scintillements. Des textes qui dialoguent entre eux, sur le jadis, souvent. Des textes philosophiques sur le meta, le principe, sur la sensorialité : des fragments, des aphorismes, des haïkus longs. Il faut ouvrir le symbolique pour retrouver de la vie, dans l’esprit. Fleury cite Virillio comme penseur de la synétique et de la vitesse, Quignard lui oppose la volonté de ne jamais s’assujettir au temps, qui doit rester inorienté, imprévisible. On doit résister par l’intersticiel, dit Cynthia Fleury, chercher les contradicteurs du temps, dit Quignard, le sommeil et le rêve, par exemple. Ne pas lui résister en tant que tel, l’aimer pour ce qu’il est, regarder l’eau, les fleurs, se promener… L’émission, pourtant sponsorisée par Volvo, envoie une pastille de Marguerite Duras, datée de 1985, quand elle annonce qu’en l’an 2000, il y aura la télé partout, peut-être, mais qu’il restera la mer, les océans et puis la lecture. Quignard est ému, Duras était son amie, il se réjouit des prouesses du temps qui permet de voir les morts, mais s’amuse de la vision chaplinesque de l’avenir qui n’a pas eu lieu. Quel sera le monde en 2080, il est absolument incapable de répondre à des questions pareilles, mais confie que les effets pervers sont parfois des merveilles, qu’il faut savoir ruser avec. Et puis, il y a la mer : Quignard rappelle son enfance dans un port détruit (le Havre),se souvient de cet élément immense, bruyant, quand la ville n’était pas là.

Dans « les ombres errantes », dit l’animateur, il y a des passages fulgurants sur la lecture : il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire, c’est errer. Quignard parle de récapitulation pour soi-même, annonce – Cynthia Fleury n’est pas du tout d’accord – que lire n’est pas fait pour tout le monde, que ça demande du silence, du temps, ça nécessite de ne pas s’étourdir. Pour que les heures soient véritablement heureuses, il faut s’extirper des heures mal comprises : la connaissance créé une accumulation de souvenirs, plus aimants et plus éblouis. Pour comprendre l’heur du bonheur et du malheur, voire celle de nous plaire, il sollicite le kaïros, veut retraduire ce qui a été traumatique en quelque chose de touchant. Même les figures de ses cauchemars, il les accueille avec reconnaissance de leur retour. Il cite Bashô, moine shintoïste du XVII° - sinon ce ne serait pas Quignard – qui revisite l’histoire du Japon en réenchantant son passé. Quand le chagrin le guette, lui demande-t-on ? Il le fuit à toute allure, se réfugie dans le plaisir sensoriel de la musique, son toucher profond. Ça tombe bien, l’interlude musical concerne les Folies d’Espagne de Marin Marais. Quignard est ému de voir Jérémie Maillard au violoncelle, cet instrument, dit-il, qui fait résonner le torse autant que la caisse. Le contact et le corps, il cite Jankélévitch qui disait que la musique – cette impulsion semblable au battement du cœur de la mère - lui permettait de penser. Il semble stupéfait (Ah oui ?) que Cynthia Fleury, qui a besoin de silence, n’y soit plus sensible. Elle a pourtant théorisé sur Jankélévitch, lequel ne lui aurait pas permis de le faire si elle avait regimbé devant les deux pianos à queue de son appartement. Elle a écrit Clinique de la dignité, Quignard rappelle qu’il n’a pas compris – du tout - le suicide assisté de son amie Bernheim, se dit qu’en assumant celui de son père, elle a provoqué le sien : ça s’est retourné contre elle, dit-il, encore ému. On quitte Pascal Quignard en se disant que la prochaine fois qu’on le verra, si tout va bien, ce sera en face de soi, sur la belle scène du Conservatoire de Sète. Il y a des rendez-vous moins marquants.

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14/09/2023

Mon été avec Quignard (3/5).

affiche2_Conservatoire_120x176-page-001.jpgL’amour, la Mer est aussi un titre trompeur. Parce qu’il n’est pas plus question de l’amour (ni de la mer) davantage que dans les précédents opus de Quignard et parce qu’à la paronomase que nous avons tous apprise à l’école – celle de Pierre de Marbeuf, Et l’amour et la mer ont l’amer pour partage, extraite du recueil des vers, en 1628 – il manque l’amertume, l’auteur des récentes Heures heureuses n’ayant aucune appétence ni pour la nostalgie ni pour le regret. À moins que l’amer désignât le point caractéristique à terre qui sert à la navigation maritime (à Ouessant, la pointe de Porz Doun, la pyramide du Runiou, l’alignement avec le clocher de l'église et le rocher de la pointe de Pern), mais l’ouvrage n’est pas maritime, sinon par les passages qu’il lâche ici et là, puisque son écriture est telle : « Tant le vacarme de la mer assaillait. Les hautes roches de granit en amplifiant l’écho. Les vagues explosaient au-dessous d’eux et leurs embruns montaient en l’air comme des fusées qui les enveloppaient dans leur pluie mystérieuse. ». L’amour, la mer, comme son nom ne l’indique donc pas, est un roman supplémentaire sur la musique, au mitan du Grand Siècle, l’époque à laquelle, approximativement, l’auteur disait encore récemment espérer être lu. Dans son anachronie revendiquée, Quignard raconte, en digressant, l’histoire de la violiste Thullyn (fille d’un capitaine de navire disparu, élève de M. de Sainte-Colombe, figure totémique des romans de l’auteur) et de l’organiste Lambert Hatten, lequel a quitté Dieu – il voulait être pasteur – pour la musique et porte un regard très distant sur l’édition et le succès, souvent les pires ennemis de l’œuvre. Thullyn aime les eaux glaciales de Finlande - Voit-elle l’océan qu’elle plonge – et ne mesure pas à quel point l’époque (les guerres religieuses perpétuelles, le Royaume de France opposé à celui d’Espagne, la Fronde, les famines, les épidémies…) est dangereuse, pour les artistes peut-être plus encore que pour les autres : quand on dévalise un musicien de son instrument, quand les pirates (anglais) dérobent la Rhétorique des Dieux à cause des eaux-fortes de Nanteuil, de Meaume – celui de Terrasse à Rome – et de Bosse qu’ils y découvrent, c’est un pan de l’humanité qu’on écorne. Quignard jongle entre réalité – celle des compositeurs qui ont existé, comme le claveciniste Johann Jakob Froberger et ses extemporaires, l’organiste John Blow, et le luthiste Blancrocher– et fiction pure, mais inscrit ses figures dans des pans d’histoire qui sont marqués de mutations : le luth, par exemple – et sa variante, la tiorba, à deux manches, à deux chevilliers – est affilié, nul ne saura pourquoi, au luthéranisme, est à deux doigts de disparaître. Comment créer en périodes de guerres de religion ? s’interroge l’auteur, dont on se demande si, à force de se réfugier dans le passé, il ne questionne pas un présent dans lequel il a peu de chances de se reconnaître.

Tout homme, toute femme qui met un objet à l’amour, n’aime pas. Comme d’habitude avec Quignard, l’histoire est prétexte à une déclinaison de ses thématiques amoureuses, obnubilée par l’absence (Tous les ports poussent des cris de départ), le délitement et, pire, l’appropriation. La fabrication d’un souvenir qui ne dit rien de ce qui a véritablement été, puisqu’il ne le peut pas. C’est une histoire d’amour autour de laquelle s’articule un panorama de scènes de la vie des musiciens traversant une Europe déchirée, celle de Pascal, des mortifications et des memento mori baroques, dit Pauline de Toffoli. Quand Thullyn sort de l’enfance en découvrant et en aimant le sexe de Hatten, elle pleure parce qu’il ne l’a pas tutoyée et prendra l’habitude de pleurer après l’étreinte, comme s’il fallait s’apesantir sur ce qui est déjà passé. Comme si vivre contenait en soi la part mortifère d’avoir vécu. On retrouve les obsessions de Quignard, qu’il les cache dans l’histoire du XVII°s. ou les ramène sur les chemins côtiers de Dinard ou St Énogat. On est en droit d’être un peu perdu dans l’immense mappemonde culturelle décrite, devant les références permanentes et l’érudition joueuse, reste 1) qu’on a retrouvé le sens du titre 2) qu’on comprend que Quignard sous-entend, davantage qu’il l’annonce, les deux thèmes manquants pour qu’éclose le romantisme, si l’on considère que la mer est l’élément naturel : le temps – toute l’œuvre de Quignard est une Recherche – et la mort. En cela, l’insère de la Princesse Sibylla de Wurtemberg (tout est lié chez lui) et de sa jument Josèphe, cet amour entre elles qui, en vieillissant, en s’amplifiant, en se radicalisant, devint même jaloux de tout autre amour, est-elle dans son achèvement l’illustration absolue de ce à quoi il faudrait pouvoir renoncer : Plus la marée est grande, plus la mort est proche, plus l’estran est sublime. Plus la merveille est discontinue et vaste. Plus le monde est profond, la nuit immense. Le ciel infini. Tout est affaire d’orientation, de toute manière, entre l’estran et les bras de mer : on n’en a jamais terminé.  / L’amour, la mer, Gallimard, 2022

Également en ligne sur le site du Festival du livre de Sète.

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11/09/2023

Mon été avec Quignard (2/5).

affiche2_Conservatoire_120x176-page-001.jpgCe qui Vie Secrète établit du silence, c’est qu’il en est l’apologie. En effet, ce que le narrateur de ce roman à tiroirs dit de la musique – son violon d’Ingres, sans jeu de mots – c’est que l’absolu de ce qu’elle peut apporter tient dans le rêve du concert muet, désengagé de tout affect et de toute manipulation des émotions. Comme à son habitude, Quignard met en relation une histoire d’amour – qu’il vit, qu’il a vécue, tout est affaire de relativité – et prétend désosser les mécanismes de la cristallisation, de mettre en relation le fascina et le fulgur, puisque tout relève de la précipitation, la chute. En linguiste, il joue des préfixes pour dé-fasciner, considérer l’emprise qu’on peut avoir sur l’autre et vice-versa. Il exploite cliniquement les homophonies, entre fascination et fascisme, désir et désastre, interroge l’étymologie : puisque amor dérive de amma, mamma, mamilla, il y a une explication originelle à ce bouleversement. Et comme toujours avec lui, c’est de l’anachronie qu’il se sert pour interroger sa propre existence, son histoire avec Némie – qu’il regarde jouer du piano, les pieds comme un organiste. Il aurait, annonce-t-il dès le départ, voulu pénétrer sa vie secrète, la laisser jouer en l’air sa sonate- des pièces qui ne devraient être interprétées en salle de concert qu’à la muette – sollicite l’âme, pour cela. Les instruments de silence dont il rêve évitent d’être conduit à l’écart, le sens de seducere. L’amour est le lien antisocial, écrit-il en théorème (il n’est jamais utile d’écouter les gens qui se savent être vus) et s’il va chercher la Clélia de la Chartreuse de Parme pour opposer cristallisation et désidération, c’est pour dire, dans la construction de sa pensée, qu’il cherche à écrire un livre où (il) songe en lisant. Comme Montaigne, Rousseau, Bataille et donc Stendhal. Ce ne sont que quelques-unes des références dont Quignard a besoin, toujours, pour dé-considérerl’importance qu’on donne ou qu’on a donnée au lien qui s’est imposé de lui-même : les amants se croient toujours à l’origine de l’humanité. En ethnologue, cette fois, il peut aussi citer Nukar, le chasseur de phoques célibataire, la tombe de Tchouang-tseu dans le village de Zhuangzi, les rapprocher de Hegel, de Nietzsche, d’Heidegger et de la mythologie grecque, affiner son argumentaire – thèses, arg., corollaires etc. – et ne comprendre qu’à la fin du livre, comme s’il se l’était expliqué à lui-même, pourquoi il dut oublier Némie.

Son manifeste de la télépathie de l’âme, Quignard l’a voulu à l’image de son œuvre : foisonnant, parfois décousu mais avec une logique stricte. La structure du roman (?), ses 53 chapitres, l’alternance des registres, argumentatif, laudatif, poétique, analytique, le fait qu’il cherche à expliquer la connivence et le jamais-revoir par des figures de toutes les époques et de toutes les cultures montrent que toutes les sorties de soi – les ekstasis – sont autant de sorties de route. Comme il sait le faire, Quignard sort son bestiaire, assène que nous sommes devant l’attachement ainsi que les poissons devant l’air et la lumière. Au moins les poissons, quand ils retrouvent l’eau, oublient-ils tout de la lumière et de la suffocation. L’homme, lui, cherche le moyen de la ramener, de l’exprimer, d’en convaincre les autres. En cela il se trompe, mais il persiste, écrit des livres, donne à voir ou à entendre. Pourquoi l’amour ne s’éprouve-il que dans la violence de la perte ? s’interroge-t-il, initialement (ou presque) pour clore (ou presque) par une pensée limpide : Je suis surpris que l’amour, que cette relation extraordinaire et finalement extrêmement rare chez les humains (…) ait été si peu dégagée de la gangue même de sa chair prélinguistique, préphilologique, et je suis un homme étonné de se retrouver si seul sur la rive. À reprendre, en permanence, la fonction de l’écrivain et de l’oeuvre qu’il écrit. Un homme qui n’arrête pas de vouloir se défaire de l’obscurité (…) Qui plisse les yeux à force de ne rien voir. Il faut parfois 25 ans pour accepter de bien lire un livre, et comprendre, comme l’auteur, mais bien après, qu’il y a dans l’adieu une expérience propre à l’amour. Qu’il est dur de défaire, disait l’autre, mais une fois qu’on a considéré justement ce qui préside ou a présidé aux choses de la passion et du temps, on entre dans la dé-sidération. Sans doute ne le fait-on jamais parce qu’on préfère se nourrir d’illusions – puis de mélancolie - plutôt que de considérer ses faiblesses. C’est humain. Que deviennent les choses après l’adieu ? pose Vie Secrète, dans son antiphrase : un immense plaidoyer verbal pour le silence. LC 

Vie Secrète, Gallimard, 1998.

Article également en ligne sur le site du festival.

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10/09/2023

Mon été avec Quignard (1/5).

affiche2_Conservatoire_120x176-page-001.jpgDans les heures heureuses, son dernier opus, Pascal Quignard se joue, dès le titre, d’une supposée linéarité du temps – la relativité de la durée - et interroge le passé (le sien, celui de l’humanité) non par le biais d’ères révolues mais par celui d’une interrogation, celle de la mort à venir. Parce qu’il s’agit, prévient-il dès le 2e chapitre, de mourir à l’heure. Sans le pathos qu’on apporte habituellement à la disparition de ses proches – sans reconnaître qu’on pleure souvent sur sa propre perte qui s’annonce – mais en expiant une faute, liée à sa nature profonde de cerf ou de lièvre : il écrit avoir fui devant la mort, pourtant programmée, chimique, de son amie Emmanuèle Bernheim, dans la chambre d’hôpital, au moment où cette dernière, en concédant le regret de ne plus jamais aller marcher avec lui, partout, inscrivait sa disparition dans une réalité tangible. Emmanuèle, ou Em., dans la sororité amoureuse qu’il instaure avec M. sert de prétexte à ce questionnement philosophique, psychanalytique et ethnologique, la marque de fabrique de l’écriture de Quignard. Il revient sur ses terres, les vraies, celles sur lesquelles il a empreint son esprit : Dinard, St Énogat, comme dans les Solidarités mystérieuses. Puisque la mer précède la vie, autant y inscrire sa pyrologie de l’âme, revoir Em.se jeter à l’eau quatre fois par jour au minimum, éprouver, écrit-il de la joie à la revoir là où elle fut heureuse. Et interroger, comme il le fait depuis toujours, et peut-être de plus en plus – son livre précédent, l’amour la mer, date de l’année dernière ! – sur cet élément multiple et dominant, le seul dans lequel on peut considérer sa finalité comme accessoire : il suffit pour cela d’aller suffisamment loin du rivage et de faire la planche, l’infini en dessous et au-dessus de soi. Interroger son rapport au corps - Héraclite dit que c’est la mort pour les âmes – et retrouver la mère, assène celui qu’Em. a toujours pris pour son psychanalyste, sans jamais le solliciter comme tel.  La mer, s’il y a une musique de Dieu, c’est la musique de Dieu, selon lui. Comme il évoque Bach en permanence, on pense forcément à Cioran – S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu - mais on laissera à l’auteur des heures heureuses le sens de l’aphorisme, sa marque de fabrique, à lui aussi.

Toute chronologie produit de l’origine, écrit Quignard, qui justifie en cela sa lecture des heures – on pense à Léopoldine (Hugo) au livre d’heures, d’Auguste de Châtillon, lui traite de celui de Paul de Limbourg – comme une opposition entre le littera (le perdu) et le datum (le donné). Quitter la lettre, écrit-il, c’est la fonction du livre. C’est en linguiste, également, qu’il va interroger le deuil, les temps de l’être, entre jadis et passé, via l’anarythémique et l’Histoire. Il faut laisser des années vides dans la chronique du temps, lit-on dans les Heures heureuses ; c’est pourtant dans le récit des civilisations, toujours, qu’il inscrit sa pensée : de la fin de la dynastie des Ming – les heures tristes – à l’impossible retour de Dachau de son oncle. Rescapé, mais incapable de revenir. Au contraire d’Ulysse, qu’on croise plusieurs fois via Boutès*, une autre interrogation du jadis qu’il s’est toujours posée et qu’il adapte cette fois, pour la scène, avec la pianiste Aline Piboule. Qu'on me permette d'oublier Ulysse les mains et les pieds empêtrés dans ses ficelles. Qu'on me permette d'oublier Orphée perdu dans les cordes parallèles de sa cithare, écrivait-il déjà en 2008.L’anachronie qu’il revendique ne l’empêche pas d’avoir des repères : comme toujours chez Quignard, le propos est très érudit et l’on peut noter deux pistes à poursuivre, pour le comprendre : Thalassa, un essai de psychanalyse de Ferenczi, une théorie originale des origines de la génitalité naître, vivre, se reproduire, mourir forment un heur, après tout – et la fausseté des vertus humaines, même si le titre n’est jamais cité, de Jacques Esprit, pensionné du Duc de La Rochefoucauld. Lequel, reconnaît l’auteur, dit oui, comme Freud, à la fin qui domine les jours. A cette idée qu’il combat par l’écrit – l’œuvre, sa rencontre subite avec les lecteurs – mais qui le tourmente comme l’a tourmenté le renoncement de son amie. Il est, dit-il, dans des régions énigmatiques dans lesquelles il ne sait plus réserver une chambre, une place, une table, mais, vers la mort, on se cache dans les souvenirs du monde, dans ces intervalles, seul séjour des humains, qui passent dans un vide qui s’accroît. Rien de triste pour autant : on apprend avec lui que les taureaux vivent 30 ans, les guêpes 5 et que l’homme se situe entre l’oie et la moule de bouchot, ça permet, là encore, de relativiser. Tout texte attend son heure, rappelle-t-il avec Spinoza. Pour Quignard, c’était sans doute l’heure des Heures, de cette extase de carences qu’il éprouve avec sérénité. C’est en tout cas une nouvelle lecture jubilatoire, 25 ans après Vie Secrète et tant d’autres entre-temps. LC

*« C’est Boutès qui un jour quitte brusquement son rang de nage sous les yeux stupéfaits d’Orphée, le chef de nage, et de Jason, le capitaine qui a eu l’extraordinaire idée du premier navire dans l’Histoire des hommes. Et soudain, le pied sur le rebord du bastingage du navire Argô, se moquant de la Toison d’or, ne se ralliant à aucune destination, plonge. »  p°104, Éditions Albin Michel, 2023

Pascal Quignard & Aline Piboule le 29.09 à 20h au Conservatoire de Sète !

Article consultable, également, sur le site du festival

 

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31/08/2023

Le Journal d'Aurelia - 14/28 sept. 2019

P1060513.JPGDans l’attente des « Jardins d’Ellington », le 2e volume d’Aurelia Kreit, 14 notes pour se replonger dans la genèse du 1er.

* En 1989, les choses changeaient, dans le monde, avec un enthousiasme et une frénésie qu’aucun auteur au monde ne saurait restituer : c’était pourtant l’ère des yuppies et des entrepreneurs à la Tapie, mais il y avait, aussi, dans ces bouleversements qui nous étaient rapportés par la télé – la 5 de Berlusconi, et ses conditionnels, comprise – un arrière-goût de lendemains qui chantent qui n’était – on ne le saura qu’après – que de vagues réminiscences d’époque qu’on aurait voulu connaître et qu’on aura reconstituées. L’année d’avant, on avait voté en masse pour Mitterrand, sûrs qu’on vivrait le même charme que nos aînés, sept ans avant, qui nous rebattaient les oreilles avec la Bastille, la rose rouge et le « Regarde» de Barbara. Vue pour la première fois à Fourvière le 17 juillet, le jour-même de la mort de ma tante Maggy. J’avais vingt ans, je ne laisserai personne dire que c’était le plus bel âge de ma vie : tout était beaucoup trop linéaire, il a fallu que les tourments me rattrapent, que je casse mon jouet pour la première fois d’une longue liste. Une de ces mélancolies trouvait sa source le 6 mai 1988 : en sortant enchanté du CCO de Villeurbanne, je ne savais que je ne reverrais plus Aurelia Kreit sur scène, en tout cas je ne savais pas qu’il me faudrait attendre un peu plus de trente ans pour ça. J’étais pourtant ravi – et privilégié – puisque j’avais obtenu, via la copine du batteur – la K7 du concert, directement issue de la table de mixage. Après toutes ces années, je me dis qu’elle a sans doute pallié, en me donnant ce trésor, un peu de la déception qu’elle a sentie chez moi, la première fois que je l’ai vue, après le cours de grammaire historique, quand elle m’a dit que son copain l’attendait dans l’atrium de la fac… Mais son copain était le beau batteur d’Aurelia, c’était ainsi, on ne pouvait pas lutter, et la contrepartie était énorme : j’ai, depuis, numérisé et distribué ce concert d’un groupe à son apogée. On ne sait jamais vraiment pourquoi les groupes se séparent, mais en 89, c’était un monde sans Aurelia auquel il fallait se préparer : c’était la troisième révolution (russe) qu’elle allait rater. Quand je vois la vie qui passe

* À quel moment l’idée d’un roman vient-elle à l’écrivain, a fortiori quand celui-ci n’en est pas encore un? C’est une question qui mérite d’exister, comme on le dit dans les cénacles universitaires, mais qui interpelle encore celui que je suis devenu. Parce qu’il oppose deux pans d’un même et unique rapport au temps : pourquoi me souviens-je parfaitement du moment où, apprenant que l’histoire que le groupe avait racontée au forum de la Fnac - lors de la présentation de la cassette rouge - était inventée de toute part, je décidai qu’un jour je l’écrirai ? Et pourquoi, dès lors, n’ai-je plus aucune image mentale de ce moment de promotion, à part le dépliant, vite perdu, qui montre la petite fille et dit qu’il était une fois, en Ukraine, en 1904 ? C’est curieux, cette sélection non voulue… Que savais-je de l’Ukraine, à vingt ans ? Rien. Qu’en sais-je maintenant ? Beaucoup plus, même si le mystère de l’identité, quand elle est contrariée, ne supporte guère plus que des suppositions. Romancées qui plus est. C’est quand j’ai appris que l’histoire n’existait pas que j’ai pensé qu’il fallait qu’elle existe. Dit comme ça, ça paraît simple. Et quand son tour est arrivé - après qu’on a récompensé mon deuxième roman paru avant le troisième déjà écrit pour compenser la possibilité que le deuxième n’existât jamais – je me suis mis au travail avec (beaucoup trop de) légèreté. L’homme que je suis maintenant passerait un sacré savon à celui que j’étais à vingt ans, non pour l’empêcher de l’écrire, cette histoire, mais pour le prévenir de la somme que ce serait. Elle est là, aujourd’hui, Aurelia, mais que ce fut difficile ! Et dans quelques jours, maintenant, trente ans après, les rôles seront inversés, par rapport au forum : l’incipit a changé, et les membres du groupe découvriront l’histoire – le début, la fin, le début – qu’ils ont eux-mêmes inventée.

* Et puis il y eut ce livre, LE livre qu’un ami a écrit et que je considère comme un très grand roman ; sans doute, n’ai-je cessé de dire en rencontres, le plus grand roman de ces dernières décennies. Tellement bon qu’il a permis à son auteur d’entrer dans l’édition nationale et au livre d’être repéré et célébré par la critique, nonobstant sa dimension austère, la fresque dixneuviémiste, naturaliste, la reconstitution pointilleuse d’une vie rurale. Le récit d’une conquête pré-destinée, d’une ascension sociale. Ce livre-là, j’en ai lu le manuscrit alors que j’étais déjà dans l’écriture de Aurelia. Et pour tout dire, maintenant, ça ne m’a pas servi. J’en ai tiré, par aveuglement, la certitude que mon roman serait de la même eau que le sien, sans savoir que seuls importaient, à cet instant, le travail et la recherche. Je suis rentré en mode écriture compulsive, et si l’histoire avançait, si les personnages prenaient corps, les élusions se faisaient de plus en plus nombreuses, les XXX – passage à compléter quand la documentation aura suivi – aussi. Jusqu’à l’aveuglement. On était loin de la séance de reprise à Saint-André sur Vieux Jonc, la table recouverte de cartes et de livres anciens. Loin du projet dans sa seconde vie, le travail avec une historienne, l’association des deux compétences. Comme le mensonge, l’auto-persuasion est un édifice sournois : persuadé que Aurelia était un livre qui allait compter, j’en envoyai la première mouture du manuscrit terminé à de prestigieuses maisons d’édition, jouai d’entrée la carte d’auteurs connus rencontrés autour de mes romans précédents, ne me doutant pas un instant que leur refus serait évident et justifié. Il a fallu le choc d’une lettre de mon éditeur historique, auquel je confiai in fine le manuscrit pour que je comprenne que j’avais été, toutes ces années, hors-sol, selon ses termes. Ce jour-là, dans la rue, je rencontrai un ami auteur, lequel, marqué par mon abattement, me suggéra d’écrire un roman court, léger. Sans le savoir, il venait de donner naissance à Paco, cette fantasia flamenca qui me permit, néanmoins, de remonter en selle sur la même base qu’il fallait à Aurelia : du travail et de la transformation du travail. Après Paco, je pouvais reprendre le texte, trouver enfin les documents qu’il me fallait, solliciter des autorités ukrainiennes, ingurgiter des documents en anglais sur les financements par les banques européennes des usines de sidérurgie locales au début du XX°s., lire des essais sur la question juive, les nouvelles d’Isaac Babel que je n’avais pas encore lues, des thèses d’anthropologie et de psychanalyse, des mémoires aux titres abscons (l'Ukraine, un aperçu son territoire, son peuple, ses conditions culturelles, ethnographiques, politiques et économiques ). Je redonnai à mes deux familles le cadre réaliste de leurs existences et de leur culture, et retrouvai le plaisir d’écrire à travers cette rigueur-là. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à ce que je sollicite – fait rare chez les écrivains – l’auteur du roman évoqué en ouverture de ce billet. Jusqu’à ce que, par amitié, lui et sa douce prennent le temps – fait encore plus rare chez les écrivains – d’une lecture-conseils (suivis à la lettre) aboutissant à la huitième version, quasi finale, d’un roman-fleuve qui n’aura sans doute pas la même trajectoire que le sien, mais qui, je l’espère, n’aura pas à rougir, sinon par sa couverture, de la comparaison. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on les retrouve, tous, en exergue d’Aurelia Kreit, un roman qu’il recevra dans sa boîte à lettres dès que j’aurai trouvé une enveloppe à sa taille.

* Tous les épisodes de la création ne sont pas nobles, ni avouables. Quand j’ai retrouvé mon ami Bougnat sur la place, les astres étaient loin d’être alignés : j’étais parti sur les chapeaux de roue de l’écriture, mais la difficulté de l’entreprise m’a vite rattrapé. Je suis resté longtemps à 80 feuillets de cet ouvrage et, le travail de structure n’ayant pas été fait, je me suis retrouvé sans savoir où aller, ce qu’il y a de pire, sans doute, pour un écrivain. Dans ces moments-là, le découragement n’est jamais loin : je me souviendrai toute mon existence de ma décision irrévocable d’arrêter d’écrire « la partie de cache-cache», trop étouffante. Ce soir-là, quand nous avons passé en revue nos sujets habituels de discussion – littérature, cinéma, musique – quand il m’a lancé de sa gouaille « T’en es où, Canut, d’Aurelia ? », j’ai pour la première fois avoué à quelqu’un d’autre que moi-même que j’étais à sec. C’est très intime, pour un auteur, de dire qu’il ne peut pas écrire : ça le met en face d’une situation qui remet en cause les choix qu’il a faits pour écrire. C’est sans doute cette faille perceptible qui l’a poussé à recommander un pot de blanc, puis un autre, puis… Jusqu’à ce qu’on se retrouve, Albert Quentin et Gabriel Fouquet, à tutoyer les anges, en Princes de la cuite. Mais là, au moment de rentrer, à défaut d’attaquer le Yang-Tsé-Kiang, voilà mon Bougnat - Arrière les Esquimaux ! Je rentre seul. Un matador rentre toujours seul ! Plus il est grand, plus il est seul. Je vous laisse à vos banquises, à vos igloos, à vos pingouins. ¡ Por favor Señora ! À quelle heure le train pour Madrid ? – qui entreprend de chevaucher son vélo et qui choit, devant moi. Dans un dernier accès de lucidité, je lui conseille de rentrer à pied en poussant l’appareil, mais l’Auvergnat est têtu. Ce n’est que le lendemain, dans le brouillard, quand je lui demande par SMS s’il est bien arrivé, qu’il me confie que ce sont les pompiers, à la deuxième chute, qui l’ont ramené, mais aux urgences, avec une épaule déboitée et un test d’alcoolémie à faire rougir les deux du dessus, à la fois. Un sacré chiffre, qui m’aurait laissé moi sur le carreau. Et Aurelia orpheline, de fait. Est-ce ça qui m’a poussé à surmonter mon mal de crâne, allumer l’ordinateur et ne plus jamais, dès lors, lâcher le manuscrit ? On ne le saura pas, mais une chose est sûre, c’est que c’est son abnégation qui a sauvé le roman. Pendant que chacun des membres du groupe dormait tranquille, dans tous les coins de France, l’ayant laissée dans l’oubli des années qui passaient, Aurelia patientait : les voyageurs c'est fait pour voyager, le temps n'a rien à voir là-dedans !

* En 2014, j’ai vécu une drôle d’analepse, en recevant de la Région Rhône-Alpes une bourse d’aide à l’écriture d’un roman que j’avais déjà écrit sans savoir qu’il faudrait que je le réécrive dans sa quasi-intégralité. J’en avais fait la demande tout en contestant la légitimité, mais le projet tel que je l’ai décrit dans le dossier, plus le prix de Grignan qui m’a rapporté quelques points – quelle misère ! – tout cela a plu et me voilà avec les habitués du genre à grignoter des petits fours et boire du champagne avec les huiles, à Vienne, juste avant le concert de Robert Plant, auquel j’ai été convié. C’est toujours intéressant de se retrouver au cœur de ce qu’on déteste le plus, les privilèges immérités, on sait plus encore en partant pourquoi on voudrait que ce monde-là meure de lui-même, la gueule ouverte. J’ai néanmoins pris cette bourse, et entamé ma dernière année de lycée par trois mois de disponibilité, et un voyage en Ukraine, sur les traces de mes personnages : Kiev, Dniepopetrovsk – Iekaterinoslav dans le roman – et Odessa. J’ai raconté ICI l’émotion que m’a procurée la visite du tout petit musée de l’histoire des Juifs d’Odessa, le contraste avec la grandeur ironique de celui de Dniepopetrovsk. J’ai vécu l’émotion à rebours de personnages dont il me semblait reconnaître les visages, jamais vus. J’ai marché dans des rues à leur recherche, cent ans après, profité de ce que les (petits) Russes aient pour coutume de laisser des bâtiments et des maisons en ruines à côté de ceux qu’ils construisent, flambant neufs. Le lecteur d’Aurelia ne saura pas que le premier passage que j’ai écrit de ce livre relevait du défi : retranscrire l’indicible d’une scène de pogrom, filmée pour la première fois. Surpasser la nausée et l’attraction morbide pour rendre compte, en romancier, une fois les témoignages épuisés et le travail des historiens figé. Cette scène, je l’ai toujours en tête, comme un traumatisme : le visage interdit de cet homme qu’on frappe à terre et qui comprend à peine qu’on le frappera jusqu’à ce qu’il meure. Qui rechausse ses lunettes fracassées dans un geste dérisoire. En allant jusqu’au cœur de l’Ukraine, je ne pouvais échapper à ma propre réflexion sur la question juive, sur les monstrueux destins qu’a cités Levinas. Dont le concept d’altérité juive m’a permis d’écrire les scènes de Anton et du rabbin (dans les jardins du Luxembourg), la mise en doute de l’existence de Dieu face au deuil et, surtout, d’intégrer l’opposition à Sartre quand ce dernier pré-supposait que, l’essence juive n’existant pas, c’est le regard de l’autre qui fait le Juif, et l’antisémite dans le même temps. Tout ce que Aurelia aura à vivre et à surmonter, dans la vie qui s’offre à elle. Il y a certains passages dans le roman qui, pris à part et sortis de leur contexte, pourraient faire passer, s’ils n’étaient pas le reflet retranscrit de leur époque, l’auteur lui-même, qui les rapporte et les recrée, pour un antisémite. D’avance, je prie les chiens de garde de passer leur chemin, et les renvoie à Levinas, encore : être Juif, ce n'est pas seulement chercher un refuge dans le monde, mais se sentir une place dans l'économie de l'être. Je n’ai, en tant qu’essayiste, jamais réussi qu’à terminer qu'un traité d'ontologie mojitologique et une nouvelle esquisse - malheureusement romantique, donc vouée à l’échec - d’une théorie des émotions, et n’ai guère l’intention d’aller plus loin. Aurelia Kreit, c’est écrit dessus, est un roman ; mais l’obligation faite à tous ceux dont j’ai traversé les âmes, dans le petit musée de la cour intérieure à Odessa, est beaucoup plus essentielle qu’une histoire qu’on raconte. Je l’ai vécu, déjà, avec Tébessa, je l’ai retrouvé avec Aurelia : les homophonies sont toujours éloquentes.

* Ne plus avoir de véhicule oblige à certaines contorsions, surtout en période de vacances et de (relative) disette. J’ai pris l’habitude de traverser la France Du Sud-Est puis du Sud jusqu’au Sud-Ouest, dans le Gers, retrouver là-bas un ami de vingt ans, les magrets de canard et les mojitos au bord d’une piscine dont j’ai moi-même construit la terrasse, ce que personne ne croit. Je jongle avec les trains et le co-voiturage. Cet été-là, pour relier Toulouse à Lyon, j’avais sélectionné Jérôme, sensiblement mon âge, tête sympathique sur le site, commentaires élogieux et voiture confortable. Pour les cinq heures de route, il valait mieux. Je l’ai retrouvé à une des sorties de la ville, me suis installé devant, une jeune fille était derrière et sans doute, elle, n’a-t-elle pas la même lecture des heures qui se sont écoulées après. Parce qu’à peine engagée, la route n’a jamais paru si courte, de l’histoire du co-voiturage. D’abord par des goûts – musicaux, notamment – communs, ensuite, par ce qui génère la sympathie entre les êtres. La conversation allait bon train quand un voile s’est installé, au moment d’aborder la question des enfants – le mien, déjà grand, ses deux filles, plus petites et marquées, je l’ai compris, par la séparation récente de leurs parents. surtout une, a-t-il précisé, qui souffrait d’un handicap qu’il était difficile d’expliquer à ceux qui ne le vivaient pas. Justement parce qu’il n’était pas visible et que ses manifestations pouvaient être mal interprétées, socialement. A l’école, surtout. Que dire d’une petite fille qui, à la maison, récite une poésie par cœur, avec bonheur et, arrivée devant le maître, ne dit rien, récoltant l’opprobre et les sanctions ? Elle était suivie par une association, a-t-il rajouté, dont le travail était justement de faire connaître ce que lui-même n’avait, jusque-là, pas encore nommé. Je crois qu’il n’oubliera jamais ma réplique, dans cet habitacle de voiture. « Oui, c'est Ouvrir la voix, non, sur le mutisme sélectif? ». La probabilité que je connusse cette association et cette maladie était faible, celle qu’un écrivain travaillant sur un personnage frappé des mêmes symptômes que la fille de celui qui le véhiculait encore plus. Mais voilà, c’était là, et d’un coup, quelqu’un qui vivait une situation lourde pouvait la partager avec quelqu’un qui ne jugerait pas ; bien sûr, sa fille à lui avait plus de chances que la mienne (de papier) parce que les deux n’étaient pas du même siècle. Mais Aurelia, elle, a ouvert la voie – ce coup-ci – en se trouvant, juste revanche, au bon endroit, au bon moment : dans la Vienne des années (19)10, croisant la route d’un médecin dont la bibliographie documentaire, à la fin de l’ouvrage, précise qu’il a anticipé la méthode cathartique de Freud & Breuer. De même, la lecture d’une thèse de psychiatrie – « Le mutisme sélectif, étude de 30 cas » permettra à l’écrivain d’en exploiter une ou deux, de les mêler et de traverser toute une période du roman. Dont je ne dirai rien ici. Jérôme, je l’ai retrouvé à un concert de Miossec le soir même de mon retour d’Ukraine, c’était un signe aussi. Depuis, nous nous suivons avec bienveillance sur les réseaux sociaux, qui m’ont permis de comprendre qu’il avait refait sa vie avec bonheur. Que j’imagine contagieux pour ses filles qui ont grandi, depuis. Lui, comme d’autres, comme les membres d’Aurelia Kreit, n’a rien dit, s’est sans doute découragé du temps qu’il a fallu au roman pour exister. Mais il a tenu bon et s’il ne pourra malheureusement pas nous retrouver, Aurelia et moi, au Tramway le 28, le livre déjà lu que je lui signerai plus tard aura un vrai bon goût de retrouvailles. C’est sous ce signe-là que Aurelia – Une conclusion éditoriale saine, dixit l’ami de la note 3 – est née et re née.

* J’ai suffisamment parlé de cet homme, artiste essentiel, pour en rajouter, mais s’il devait y avoir un trait d’union entre ce qui n’était qu’un projet mal parti et la réalité qu’on va toucher du doigt dans quelques jours, c’est bien lui qu’il faudra évoquer. Et dire que la permanence, sur cette ère de 30 ans, c’est lui qui l’a assurée. D’abord en faisant la deuxième voix de mon groupe fétiche pour ouvrir devant le dernier groupe soviétique ou pour les 24h de l’INSA, s’appropriant « les jardins d’Ellington », juste après que les Kakous ont enchanté le public avec leur « Comme un orang-outan »; ensuite en ramenant sur scène la session rythmique d’Aurelia Kreit en inversant les rôles : Tito, qui ne voulait plus tenir les lead vocals, ferait les chœurs, mais ça importait peu: l’essentiel, c’étaient ces deux voix réunies. Oh l'aimant, l'aimant que c'était, dirait l’autre. La première fois que je suis allé voir « The Boys in the band », premier nom du groupe, c’était à la Croix-Rousse, pas loin de là où mes grands-mères avaient vécu, dans les rues que j’ai fait traverser à Gérard dans « Tébessa», que j’ai traversées moi-même, enfant. Pour moi qui suis sensible à la mécanique des places, ça ne pouvait que m’émouvoir. Quand on m’a présenté, après toutes ces années, le chanteur d’Aurelia Kreit, j’ai tout fait pour cacher mes rougeurs de midinette. J’aurais pu prendre mal sa relative indifférence, mais je saurai plus tard que cet homme-là est, disons, peu porté sur le manifeste. Ce soir-là, dans le bar, j’ai vécu, à ce sujet, ma première réminiscence, quand je l’ai entendu chanter (en anglais). J’ai été, pour la première fois, confronté à cette énigme : pourquoi me souviens-je de tout et pas des concerts d’Aurelia ? Sans doute parce que je les ai tellement écoutés, par la suite, que seul le son est resté. L’essentiel, sans doute, mais le phénomène est curieux. Les garçons dans le groupe ont vite pris le patronyme, connu, de Nellie Olson, et en 2015, sur un mode post-punk, ont décidé d’enchaîner prise de son en studio, en quasi-live, mixage rock’n’roll et sortie d’un CD, préfinancé par une plateforme connue de crowdfunding. Il faut dire que, de mémoire, pour 50€, on avait droit au disque, à deux entrées de concert et à l’apéro-VIP sur la péniche-concert, à Lyon. Il manquait plus que son poids en M&M’s mais le chanteur a un problème avec le produit : allergique au vert, il est obligé de trier les cacahouètes. Cette soirée dantesque, je la raconte ICI, mais je n’oublierai pas que tous, sauf Tito – pour les raisons énoncées ci-dessus – sont venus me voir pour savoir qui était l’énergumène qui travaillait sur le sujet. Je souris tristement en relisant que j’évoque Philippe Pascal pour parler de Didier, le guitariste. Et j’aimerais que Tito retrouve sa casquette chinoise du concert du CCO de Villeurbanne, qu’il la remette le 28 ; ça compensera de la perte de la basse, laissée à Jérôme, un invité de la reformation, mais un des premiers à m’avoir dit que tout cela, la réunion des deux Aurelia, n’était pas aussi impossible qu’il en paraissait. Et comme il y a trente ans, quand Aurelia, le groupe, sera parti, c’est le Voyage de Noz version Vaisseau Public qui prendra le relais. Comme si rien n’avait changé, je vous dis.

* Les jeunes auteurs, les primo-romanciers raffolent des préfaces, post-faces et dédicaces à rallonge, on le sait. Benjamin Stora aurait pu – il avait donné son accord de principe – préfacer « Tébessa, 1956 », si j’avais accepté, au vu du travail qu’il avait, d’en différer la parution de six mois. Je ne l’ai pas fait, et ne le regrette qu’à moitié : ça aurait pu booster la diffusion, mais l’ensemble aurait perdu de son côté sec et anachronique, celui qui a tant séduit. En dévoreur de pochettes de disques – les fameux crédits – je soigne particulièrement les mises en exergue : il faut que la phrase soit juste, belle, qu’elle en dise plus sur l’auteur et ses lectures. Ça permet aussi à Fred Vanneyre de côtoyer Nieztsche, Paco de Lucia ou Christian Chavassieux et de récréer un univers, puisque c’est la fonction. Reste que dans une œuvre aussi dense – dans le temps et l’espace – qu’Aurelia Kreit, la page des remerciements est forcément plus conséquente que pour un livre plus commun: il faut se souvenir de qui nous a aidé dans les recherches, accueilli dans son pays, orienté dans le labyrinthe ; de qui nous a offert la cerise sur le gâteau, le renseignement qu’on ne trouvait pas sur les premières chaînes de grands magasins en Autriche, au début du XX°s. De ceux qui ont supporté, parfois douloureusement, les conséquences d’un tel travail. Je me souviens de Bernard Lahire, sociologue, venant présenter à Lyon son travail sur la condition de l’écrivain, seul ouvrage jamais réalisé sur le milieu, dissociant – quinze ans que je colporte ses théories – le premier travail du second, le second devenant premier quand le premier ne paie pas. La place, réelle et métaphorique, que l’auteur se fait dans le cercle familial, social – cette amie qui me demandait pourquoi je ne publiais pas sous pseudo – la solitude que la fonction oblige. Cette grande auteure très connue, à qui, bien malgré elle, je dois mon fait d’armes littéraire, qui se moquait un peu de mon absolutisme sur le sujet, à Grignan, en 2012, dont la relation amoureuse n’a pas survécu au nombre inoui de rencontres qu’elle a dû assumer, ne dirait pas l’inverse, aujourd’hui. Dans la liste des personnes que je remercie à la fin d’Aurelia Kreit, il y a ceux qui continuent de faire ma vie, de près ou de loin, et ceux avec qui j’en ai partagé un bout, qui ont porté ce roman d’une façon ou d’une autre, et que je ne vois plus, parce qu’ils l’ont décidé ou parce que les choses se sont imposées ainsi. Il a fallu que j’en choisisse, dix, par superstition et, une fois encore, parce que le format le permettait. L’effet, édité, relève un peu du champ de ruines : telle est citée, qui s’enthousiasmait du roman avant même que j’en aie écrit la première ligne. Sollicitée récemment, dans le cadre de sa profession, elle m’oppose toujours un silence glacial et définitif. Tant pis : j’espère juste qu’elle ne se privera pas de la lecture du roman, néanmoins, parce qu’elle y retrouverait, je crois, ce qu’elle en avait espéré. Les autres sauront pourquoi je les nomme et je demande à ceux que je n’ai pas nommés de me comprendre. Reste les dédicaces, juste après le faux titre (celui dans les pages intérieures). J’en dévoile une, seulement, ici : l’événement regroupe le roman et les deux groupes qui auront marqué ma vie de jeune homme - et celle qui a suivi – mais c’est au chanteur d’un autre groupe, contemporain des deux autres, qu’il est dédié. Pour l’Enfance éternelle qu’il a su incarner, jusqu’à la fin. Le livre voyagera avec lui, et c’est très bien.

* Que je prévienne de suite, avant la mise en demeure : j’ai piqué et replacé une phrase entière de René Belletto dans Aurelia Kreit. Mais avant qu’on m’incrimine, comme le premier PPDA ou Moix venu, il convient de recontextualiser : je n’ai fait que lui rendre la pareille. De quel droit, en effet, place-t-il la vieille Madame Cachard au-dessus de l’appartement du personnage principal de Régis Mille l'éventreur, hein ? De quel droit me laisse-t-il penser, le roman se déroulant à Lyon– comme beaucoup de ceux de ce superbe écrivain – qu’il pût s’agir de ma grand-mère paternelle, née en 1899 et ayant vécu suffisamment longtemps, avec une personnalité telle, pour qu'il ait pu choisir son patronyme et nommer ainsi un personnage ? C’est évidemment une anecdote insignifiante, au sens oulipien du terme : une ligne sur les 14000 que contient ce roman ne va pas prêter à interprétation, et ça n’est d’ailleurs pas le seul signe que je fais – le lecteur avisé repérera quelques petites références animales, inessentielles. Mais là, quand il m’est venu le besoin de nommer la voisine du dessus, quand les Ruskoffs arrivent à Lyon, en 1914, je n’ai pas hésité longtemps : j’ai retrouvé le livre et j’ai replacé la phrase, en inversant nos noms. C’est donc La vieille Madame Beletto – et sa petite-fille Marie, de l’âge d’Aurelia – qui voit débarquer le drôle d’attelage au 17, Montée Saint-Sébastien, dans le triste quartier ouvrier de la Croix-Rousse. Cette expression non plus, je ne l’ai pas inventée : on la trouve, déjà, dans Tébessa, retranscrite exactement comme on la trouvait dans un faire-part de décès en 1956… L’équipage se retrouve à Lyon parce qu’on y a envoyé Anton dans le cadre de la préparation des Cités du textile, qui ne verront le jour, finalement, qu’après la guerre : c’est encore là le privilège de l’écrivain, qui peut exploiter un domaine qui n’a pas encore existé, mais dont on sait ce qu’il en est advenu. A l’époque du premier manuscrit, mon éditeur historique* m’a renvoyé dans mes vingt-deux en opposant le pointillisme de la partie lyonnaise à l’approximatif inacceptable de la partie ukrainienne, pour les raisons que j’ai évoquées, déjà. Il avait absolument raison, et me reviennent, à quelques heures de la sortie du roman, les centaines d’heures consacrées à la refonte et la réécriture complète et rigoureuse de son ukrainité. Jusqu’au sous-titre, qui rappelle aussi ce premier ouvrage dont on me parle encore comme si je n’en avais écrit qu’un. * qui m’aurait bien cantonné, sans que ce fût péjoratif, à ce rôle-là, écrivain de ma ville. Que j’aime, mais j’ai quittée pour une île singulière, décrite ICI, après m’être baladé, à l’écrit, du côté du Berry, du Béarn, de l’Espagne de Somosierra et Algeciras, entre autres.

* Curieuse dichotomie entre la mémoire profonde et celle, immédiate, qu’on est censé solliciter facilement. Or, je ne me souviens pas de ce que nous avons mangé, l’Inox et moi, le jour de début d’été où il m’a convoqué dans sa cantine des Halles de Lyon, pour me parler d’un projet. Mais je me souviens parfaitement ce que ça a convoqué chez moi, comme le chainon manquant d’une recherche fondamentale. Lui a voulu savoir où j’en étais enfin, et m’a posé une échéance, à un an et demi. Lui comptait éditer, via le label qu’il créait – Simplex Records – les vinyls des deux K7 mythiques de la scène lyonnaise des années 80, la rouge d’Aurelia Kreit et la bleue qui a suivi, celle du Voyage de Noz. Question de permanence, il se posait là, aussi. Mais ce qui n’avait été, jusque là, qu’une espèce de rêve qu’on formule, la reformation du groupe, s’incarnait, pire, prenait date. Il me restait de longues séquences de travail, que j’ai commises dans les murs de mon enfance qu’on allait faire tomber, entouré des arbres qui allaient disparaître. Sans doute sont-ils ceux qui m’ont permis, moi aussi, de finir. Il n’empêche, parler à l’été 2017 de l’automne 2019, ça paraît long pour celui à qui il restait néanmoins à boucler le remastering des pistes, la conception des pochettes et le pressage des disques et, pas la plus mince affaire, l’organisation du concert. Mais le temps de l’édition n’est pas le même et, dans ma tête, ça signifiait choisir une autre voie que l’envoi aux maisons, l’enregistrement, la lecture et, dans un monde idéal, le temps du travail sur le manuscrit. D’un autre côté, je ne pouvais pas ne pas être associé à cet événement. J’ai même pensé, un temps, auto-éditer le roman en nombre limité*, exclusivement disponible le soir du concert ; après tout, l’Inox avait déjà été l’éditeur en soixante-neuf exemplaires du tirage de tête de « Marius Beyle ». Être de la partie, c’était aussi voir monter le projet, participer à sa fabrique, sortir de la solitude de l’écrivain… Au bout du compte, tout cela se sera limité à un repas avec deux des gaziers et un Mâcon au curieux goût de vin du Jura, mais les verres que nous partagerons samedi feront oublier mon éloignement. Et permettront d’entendre ces chansons inoubliées dans un écrin – son et image – sublime. C’est l’acte de naissance d’un nouveau label – 100% rock, 100% local, 100% vinyl – la réunion de tous les talents et, j’espère, un peu du mien. J’aime autant que tout cela se termine avec une vraie et belle édition, l’espoir que le livre continue sa vie de façon plus large. Il n’empêche, Aurelia Kreit – dans la série les couvertures auxquelles vous avez échappé – aura été, un jour, un roman bleu-gris, premier titre, jamais sorti, des Editions de l’Irrégulière, jamais référencées.

* Evidemment, il faut faire jouer les intervalles, mais le constat est implacable : Aurelia Kreit paraît alors que j’ai (encore) 50 ans et clôt ainsi un cycle né dix ans (et demi) plus tôt, avec la parution de Tébessa, un roman écrit à 30 ans, édité à 40. Chavassieux, encore lui, avait annoncé 2017 ; vu la masse du roman, il s’est trompé de peu, finalement. Mes 50 ans, ouverts à Ouessant, en pleine tempête, avec Franck Gervaise – on devrait en reparler – fêtés douze mois après avec, entre autres, la finalisation inespérée d’un travail de 5 ans d’âge, celui-ci, repris en main et bouclé, de manière magistrale, par Gérard Védèche. Il ne manquait plus qu’Aurelia au tableau des deux tiers du temps donné pour que la fête fût complète, et elle est là, rouge, imposante et sûre d’elle. Mon quatrième roman, si j’exclus la Girafe, dont je ne sais à quel genre elle appartient vraiment. Une libraire un peu péremptoire m’a dit il y a dix ans qu’on n'était pas écrivain avant dix bouquins, ce qui est aussi absurde que révélateur, a posteriori, d’une certaine forme de rage envieuse, mais ça n’est pas grave : ça n’est pas pour lui plaire que j’ai continué, qu’on m’a parfois reconnu comme tel, et même, oui, pour un bon, quand il le fallait. Ce n’est pas à elle mais à Jean-Paul Dubois que je pense à chaque parution, quand j’itère d’une unité la pile des ouvrages déjà commis, et que j’en mesure la hauteur : avoir écrit 17,4 cm de littérature (dont 3 pour le seul AK) ne me rend pas plus légitime – sans doute ne m’a-t-elle toujours pas lu – mais me permet de me dire que, bon an mal an, je n’ai pas vieilli pour rien. Ce sont des quinquagénaires qui vont se retrouver samedi, certains viendront avec leurs enfants (j’espère croiser le mien à un moment), mais pour une fois, ce ne sont pas des obsèques qu’ils viendront célébrer, mais des retrouvailles, des vraies. Des qui malmènent le syndrome proustien du moment dont on appréhende l’après avant même l’avoir vécu : Esther Rochant vous en parlera bientôt, dans quatre notes. D’ici là, je vais profiter des trois mois qu’il reste de mes 50 ans. Et me dire que si je tiens le rythme d’une Nathalie Sarraute, par exemple, je pourrais – si j’en estimais la nécessité – parvenir aux 30cm de littérature avant de tirer ma révérence. Dans le même temps, je rappelle que Henri-Pierre Roché n’a écrit QUE deux romans, dont un chef-d’œuvre. Que Jean-René Huguenin n’en a écrit qu’un, qui m’époustoufle toujours. Et que la plaquette de Grignan, sur mon étagère, me rappelle tous les jours, la sentence de Dan Simmons : « Tout le monde peut écrire un premier roman, c'est le deuxième qui fait de vous un écrivain ». Il faudrait que j’en parle à la libraire.

* Elle a été la première du groupe à montrer un intérêt suivi à mon projet, puis à mon travail. A se demander ce qu’allait devenir Aurelia sous ma plume. Elle fut à l’époque l’incarnation de la particularité d’AK, la marque classique dans une formation new-cold wave(je n’ai jamais vraiment compris ce que cela signifiait), celle qu’un imbécile – je m’en souviens – brocardait de la salle avec un jeu de mots pourri et récurrent. Il y avait deux filles dans Aurelia Kreit, l’une était blonde et éthérée, gueule d’ange et d'actrice inatteignable, réfugiée derrière ses lunettes et ses claviers ; l’autre était brune, coupe en brosse post-punk, envoyée au casse-pipe du devant de la scène à chaque fois que son violon entrait en lice. Peu d’images mentales, je l’ai dit, ou alors celles reconstruites par le biais des photos, récemment ressurgies. Sauf que Mumu, puisque c’est elle, a été à la fois la plus pugnace dans le suivi et la plus réservée sur la reformation, au vu du travail dantesque qu’il allait falloir fournir. On ne remonte pas à violon aussi rapidement qu’on réapprend le vélo, surtout quand il s’agit de se produire devant un public qu’on attend nombreux et impatient. J’ai pris la liberté de lui envoyer un message, qu’elle m’explique, sans rien dévoiler, comment les membres comptaient s’y prendre pour reconstituer le combo ; nous avons échangé - comme le faisaient les gens de notre âge par d’autres modes, à l’époque d’AK – elle m’a confié sa joie de retrouver ses amis tels qu’elle les avait laissés, quelques rides en plus, ses craintes liées à la mémoire, à l’arthrose des musiciens ; le refus qu’elle a essuyé quand elle leur a demandé si elle pourrait avoir un pupitre (et tu veux pas jouer assise, pendant que tu y es ?), les réflexes qui sont revenus et, après les échanges numériques entre les uns et les autres sur leurs parties, la première répèt’, comme à la Mi-Graine, mais trente-deux ans après. L’un est à Paris, l’autre un peu partout, il y en a trois sur Lyon, ils ont trouvé une maison de campagne au-dessus de Condrieu (pas folles, les guêpes !), se sont appuyés sur un nouveau membre (Jérôme, qui prend la basse et laisse Tito se concentrer sur la voix) qui joue déjà avec deux des autres dans Nellie Olson. Des décisions de changement de tonalité ont été prises, chacun a bossé chez soi sur les enregistrements d’époque, transposés, pour certains. Il y a eu du réel, du WhatsApp, Raphaëlle a dû apprendre les derniers morceaux joués après son départ, quand une dénommée Sophie – que je n’aurai jamais vue sur scène – l’a remplacée (pas longtemps, de fait). Et Muriel, alors, a repris son violon, sans savoir que ça lui procurerait autant de plaisir. Elle m’a avoué que, quand on lui a proposé une reformation, fût-elle « unique », comme indiqué sur l’affiche, elle a compris que j’étais associé au projet et, dit-elle, tout (s)on être l’a refusé : AK, c’était désormais mon roman, elle avait tourné la page, avec un peu de mépris pour la Mumu d’avant, insouciante, légère et inconsciente. Sont-ce les mots de JJ, ceux de Stéphane qui l’ont convaincue, ou la conscience, justement, qu’on est jamais vraiment que ce qu’on a été et ce qu’on sera. Elle dit vouloir partager ça avec ses filles, de jouer les morceaux d’hier avec ses oreilles d’aujourd’hui ; s’est mise une pression de dingue tout en se disant que rien de ça n’est grave. Elle le sait, depuis qu’ils ont refait corps, ensemble, rien ne peut leur arriver. Quand elle aura fait sa partie, c’est la mienne qui commencera, la lecture des autres et le jugement de l’autre. Où en sera-t-elle du roman, dans le train qui la ramènera à Toulouse, quand il s’arrêtera, à peine le temps de lever le nez, dans la gare de Sète ? Son Aurelia sera venue, de très loin, dans le temps, passer le relais à la mienne : nul doute qu’elles auront encore beaucoup à se dire.

* Les lecteurs les plus pugnaces auront fait le lien d’eux-mêmes : si l’histoire d’AK est née de l’imagination d’une bande de jeunes qui en ont déduit une matière créatrice, s’ils l’ont exploitée en chanson mais si rien de tout cela n’est vrai ou vérifié, si le mythe qui s’est créé n’a de source que l’élan qu’ils lui ont donné, alors, me serine-t-on gentiment à longueur de journée, jusqu’à ce que ces notes se terminent : mais qui est la petite fille, alors, sur la photo de couverture ? « L'image qu'il s'accordait, c'était Aurelia devenue grande, huit, dix ans, droite devant une table fleurie, cheveux de jais longs jusqu'aux coudes, robe côtelée noire et chemise à fleurs fines, fixant l'objectif de ses grands yeux sombres. Cette image, Anton la tenait d'un cliché - rare - de sa mère, mais quand  son esprit s'abandonnait, c'est Aurelia qu'il voyait comme ça. Où cela se situerait-il? Les fleurs sur la table, le confort d'un mobilier bourgeois, tout prouvait qu'ils réussiraient, Aurelia étant à la fois le risque majeur qu'ils prenaient et l'obligation qu'ils avaient de réussir.  » dit le roman, qui retrouve la photographie par le jeu des époques superposées, jusqu’à l’avenir qu’on devine. Le cliché initial la voit en pied, il y a une date : 1917. « Aurelia Kreit» s’achève en 1914, il fallait donc mentir, ou, du moins, arranger la réalité : l’écriture est aussi une affaire de faussaire. La photo a été retouchée, la date effacée et les pieds de la jeune fille, ses chausses solides, qui ont pourtant un temps fait figure de rappel dans la partie supérieure, n’ont pas survécu au choix final, contraint par la définition d’une image dont l’original a disparu, depuis bien longtemps… Alors, qui est cette jeune fille sur la photo ? La question est aussi vaine que légitime : elle revient à demander à l’alchimiste si sa recherche de la panacée avance. Et puis quoi ? Ce serait Rosemary la téléphoniste ou la grand-mère d’un surgé du lycée Saint-Ex de l’époque du groupe que ça ne changerait rien. Ça n’est pas moi qui l’ai mise en avant, pas moi qui en ai fait une affiche, un flyer, un code de ralliement. Personne ne s’est posé la question, dans le premier temps de sa vie : elle était Aurelia Kreit, ça suffisait, comme un Gaffiot dans le métro, pour qu’on se sache entre initiés. « Nous ne sommes pas un groupe à textes, et les mots ne sont là que pour faire chanter la musique », prévenait pourtant Tito, déjà. S’il veut mon avis, rétrospectivement, c’est raté, à part pour la musique. Aurelia, c’était elle, déjà, « voyageuse par obligation, romantique par nature, mais aussi timide jusqu'à l'autisme », disait-on. Tout ce qui fait le sel des angry Young men que nous étions et que nous sommes en partie restés. La preuve : cette belle photo d’Aurelia ornait les murs du très jeune homme que j’étais, à côté du poster d’Alain Larrouquis ; maintenant, elle occupe une belle place dans ma bibliothèque et, très vite, j’espère, dans celle des autres.

* Et si Aurelia Kreit avait paru en 89, dans la foulée de la séparation du groupe ? Après tout, je me souviens avoir proposé à mon ami Vincent, dans la foulée du concert de Limonest, la veille de mon 18èmeanniversaire, de faire un livre sur le groupe, lui à la photo, moi (déjà) aux textes. Une façon d’approcher le groupe, de m’en approprier une partie, j’imagine. Je n’ose imaginer ce qu’aurait pu donner une écriture de fan contrarié, mais j’ai suffisamment, dans mes tiroirs, de vieux manuscrits pour les remercier aujourd’hui d’avoir attendu trente-trois ans pour que le livre sorte… Il n’empêche, en 1989, on se serait demandé qui était le blanc-bec qui a osé poser des mots sur les leurs, on se serait moqué de son statut militaire (civil mais inavouable), de l’échec de ses études, les amis de l’école Victor Basch – je faisais la cantine et la garderie en maternelle, si, si - seraient venus par solidarité, Estève, avec qui je m’apprêtais à emménager, aurait eu la même présence discrète qu’elle aura samedi, mon père aurait sans doute trouvé une excuse pour ne pas venir (et une occasion pour me parler ensuite de mon vrai boulot), ma grand-mère m’aurait félicité en roulant les r de son accent chantant, la Clo-Clo n’aurait rien dit mais pas moins pensé ; les copains de la Persévérante auraient mis l’ambiance, je n’aurais pas osé aborder Stéphane Pétrier (j’ai attendu encore vingt ans), Christophe Simplex ne serait pas venu pour ne pas se trouver sur le territoire de Serge. On m’aurait demandé – était-ce Anne, déjà, à la librairie du Tramway, existait-elle, d’ailleurs, cette librairie, en 1989 – pourquoi ce choix, j’aurais répondu pour l’héroïne mais en vrai, je le concède, je n’aurais pas eu grand chose à dire. J’aurais dû situer (j’exagère) l’Ukraine sur la carte, répondre à des questions sur les soubresauts de l’époque, l’occasion en or, pour le pays, de s’émanciper de la tutelle de son écrasante aînée. Une goutte de sueur aurait perlé de mes tempes quand je me serais rendu compte qu’on écrit, sur des sujets pareils, qu’en dépassant une connaissance. Pas sûr que malgré mes appels silencieux, le groupe me serait venu en aide : pas leur rôle. Il faut se défaire de ses idoles pour en apprécier la portée réelle, je sais ça depuis longtemps. Mais j’aurais espéré, aussi, que Laurence Gonguet et Dominique Serrière viennent me voir en rencontre, même si je sais que seule Dominique serait venue. Peut-être aurais-je eu droit à une version acoustique de quelques chansons, trente ans avant qu’on y joue les miennes, dans cette librairie ? Au début de cette idée folle, de ce projet insensé, j’avais imaginé que le chanteur des Noz interprète, pour m’accompagner, un ou deux titres des Kreit, comme il les appelle. Parce que les avoir eux, au complet, était sans doute un rêve trop grand. Je l’aurais bien vu reprendre les jardins d’Ellington, comme à l’INSA, a capella, qui sait ? Qui étais-je en 1989 que j’ai réussi à ne pas trahir trente ans après ? Ça n’est pas une question que Romain s’aventurera à me poser samedi, parce qu’on n’en aurait pas terminé… On avance tous avec nos paires d’accidents (phénoménologiques), dans nos vies chaotiques. Mais il y a parfois de ces failles spatio-temporelles, créées par l’intensité qu’on recherche en permanence, qui nous permettent, même si personne n’est dupe, de recoller avec celui qu’on était. C’est inestimable ; de quoi en reprendre pour trente ans : perpétuité dans l’émotion, avec peine de sûreté.

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24/06/2023

N'aie pas de regrets*.

Capture d’écran 2023-06-24 à 10.53.00.pngQuand on va voir deux fois consécutivement un artiste se produire sur scène, il y a deux écoles : un, on remonte le temps – pas grand-chose, dix, onze ans - et on retrouve le Boss sur la scène de Bercy, les 4&5 juillet 2012 pour deux shows de plus de 3h30 et de 30 chansons dont…10 identiques, seulement. Deux, plus fréquent, on se souvient de Kent sur la scène de la Croix-Rousse ou de Barbara à Mogador et on assiste au même spectacle, millimétré, jusque dans les répliques intermédiaires. Heureusement, Biolay en joue lui-même, ça n’est pas un grand communiquant et sa façon de le démontrer est chaque fois différente, quand les set-lits s’enchaînent et ne varient pas. De fait, là où on s’est placé, on peut s’attendre à l’entrée sur « la Superbe » et, peut-être, regretter qu’elle ne soit pas jouée avec autant d’intensité que quand elle clôt le spectacle. Un peu plus en hauteur que la veille, c’est l’assurance de voir la mer davantage, en partie intégrante du spectacle, mais c’est aussi prendre le risque d’être au cœur d’une assistance un peu mollassonne qui ne permet pas de suite d’entrer dans le concert. Et de regretter, plus que la veille, des choix de chansons moyens. C’est la liberté de l’artiste dans sa création, et j’ai accepté le principe depuis longtemps. Mais il y a un Biolay qui m’indiffère (dans ses textes) et un que je vénère absolument, que je retrouve dans « les cerfs-volants », dans « Ton héritage », évidemment – surtout quand son enfant vous rappelle à quel point tout est systématiquement fragile – ou dans « Comment est ta peine ? ». Même dans le choix des titres du dernier album, il manque, singulièrement, « Ton Ravel », même s’il a ajouté « Tes joues roses » à la liste de la veille - ainsi qu’un ou deux autres morceaux, dont un atrocement dispensable, pourtant joué sur la fin. Est-ce parce que le théâtre de la mer est (désormais ?) composé de personnes qui passent leur temps à se déplacer ou à parler entre elles, quand elles ne filment pas ? Est-ce parce que deux soirs de suite, quand on teste encore ses limites physiques, c’est un peu trop ? Il reste que deux de mes proches sont descendus dans la fosse, comme j’espère pouvoir le refaire, un jour, et qu’ils ont trouvé le concert exceptionnel quand moi je l’ai trouvé un poil fade. Jusqu’à douter de l’authenticité du garçon, qui peut répéter Sète tout le temps mais n’a finalement rien fait d’exceptionnel pour les deux soirées censées célébrer in situ un album qui porte une partie de son nom et de son imagerie. A Fourvière dans quelques jours, il dira aussi qu’il est chez lui, et terminera également, qui sait, sur « Saint-Clair », même si hier il y a ajouté « Numéros magiques », pour clore. Moi j’ai trouvé qu’il était encore tôt, mon camarade de la fosse m’assure qu’il a plus joué que la veille. C’est le jeu des concerts en série, le prochain chassera celui-ci, et l’équilibre se fera peut-être de lui-même, entre les titres.

PS : fantasmer de mois sur le « + invités » indiqué sur la place, imaginer qu’on reverra, avec lui, les Poupaud, Mastroianni & Co passés chanter Parc Simone Veil et finir avec deux premières parties très moyennes, dont la pathétique et horripilante Alice & moi, hier, n’aide pas à une meilleure perception d’ensemble, c’est certain.

*Et pendant ce temps, au stade des Ténèbres, à Lyon, le visage de Jean-Louis Murat illuminait l’écran géant du concert de Mylène Farmer…

PS2: la superbe bassiste de BB s'appelle Nathy Cabrera et son acolyte (aux claviers) Sheba. Nathy joue bien mais ça n'empêche pas Almosnino de s'emparer de la Hofner pour accompagner "Ton héritage".

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23/06/2023

Deux heures et des poussières.

IMG_2474.jpgJe disais récemment que j’aurais beaucoup de mal à dépasser le stade du 22e concert de Benjamin Biolay, pour ne pas avoir à (me) dire que je l’ai vu plus que Jean-Louis Murat, qui doit rester, sinon immortel, l’artiste de ma vie en concerts. De fait, j’ai dû reprendre mes listes pour savoir combien de fois j’avais vu le Calado-sétois en live et ça n’était finalement que la 11e fois que j’allais à sa rencontre, ça laisse de la marge. J’y suis allé en claudiquant, confrontant mes vertiges, pour la première fois, à l’épreuve d’un grand rassemblement, et j’ai profité autant de mon statut – pour éviter la file d’attente – que des épaules de mes amis pour ne pas perdre l’équilibre. Opposer à la fatigue plus rapide la joie de revenir à ce qui fait l’essence de mon existence, ces musiciens qui entourent l’artiste aussi fragile et généreux sur scène qu’il s’efforce de paraître puant à ceux qui ne le connaissent pas. Et qui, depuis son premier 45t, en 2001 – « les cerfs-volants » - aligne les standards comme d’autres les chemises à motif, comme la noire qu’il arborait hier en hommage à Elvis, coupe de cheveux comprises. Voilà un homme capable d’ouvrir ce premier des deux concerts tant atendus, dans la ville à laquelle il a consacré son dernier (double) album, « Saint-Clair », par le sublime et générationnel « la Superbe ». Il a le trac, il le dit, mais il se détend parce qu’il sait qu’il va passer « une bonne soirée ». Et tout est fluide, jusqu’à ses petits pas de danse de boxer un peu pataud. Il a une nouvelle formation qui ne va pas arranger sa réputation trufaldienne, avec deux sublimes musiciennes sud-américaines, aux claviers et à la basse (comment retrouver leurs noms sur Internet, pas simple…) et les fidèles Jaconelli, Almosnino & Entressangle aux guitares et batterie pour bétonner un son solide, résolument rock pour sortir des ballades qu’il concède. Il y a une première surprise avec l’arrivée de Marie-Flore pour chanter en duo cette superbe chanson de la première : « Je sais qu’il est tard ». La set-list est originale, il y a des titres de la première heure, des morceaux qu’il n’a pas joués depuis longtemps, « Si tu suis mon regard », un « Parc fermé » sans Adé mais qui fait (déjà) se lever un théâtre (déjà) acquis. Évidemment, quand on amène un synthé et que Almosnino se met à la basse Hofner pour accompagner, en formation complète, le panthéonesque « Ton héritage » (peut-être parce que chacun se l’approprie, cette chanson), ça donne déjà un concert que personne n’oubliera, et certainement pas lui. Il ne peut plus qu’achever la foule dès les premières mesures de « Comment est ta peine ? », reprise ad libitum – il faudrait qu’on apprenne à vivre avec ça-a-a-a-ah – jouer un peu de lui-même avec les Sète répétés pour montrer (il est filmé) qu’il est aussi chez lui aussi et que ça signifie quelque chose quand on a écrit dix-sept titres sur l’île singulière et sa colline sacrée, St Clair. Qui clôt le dernier rappel et le premier concert des deux. Triomphalement, même avec un dernier refrain chanté avec un micro muet.  Cinq heures et des poussières, Saint-Clair Six heures et des poussières, Saint-Clair Sept heures et des poussières, Saint-Clair Huit heures et des poussières, Saint-Clair, ça reste en tête, jusqu’au lendemain. Ça tombe bien, il revient. Et moi aussi : je n’ai pas failli ne plus jamais le revoir pour ne pas en profiter pleinement. Même assis, en titubant.

PS : pas revu Bruno après le concert, mais à sa moustache quand BB a chanté « les amoureux des bancs publics », pas certain qu’il ait été dans son élément, hier.

02:00 Publié dans Blog | Lien permanent