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12/05/2023

Chroniques d'un AVC (31 mars/10 mai)

C’est aussi pour des moments comme ça qu’il faut se relever. Premiers parcours de kinésithérapie ce matin : rapprendre à marcher, pas à pas. Et attendre que le caillot se résorbe. Mais c’est encourageant.
Merci encore à tous pour vos nombreux messages, auxquels je ne peux pas répondre.
Portez-vous bien.
 
Je ne suis pas Mitterrand, il faut savoir rester décent, mais en deux mots : je vais mieux (OK, ça en fait trois). Merci à tous de vos appels et messages, c’est encore compliqué pour moi de tenir une longue conversation et j’écris sur un œil, en dictant. Je ne sais pas encore quand je sortirai et si je dois passer par un centre de rééducation, chaque chose en son temps. Passez tous un bon week-end de Pâques !
 
Que personne ne m’en veuille, mais je me mets en mode repos complet et me sors absolument du monde connecté. J’ai été optimiste, comme beaucoup, mais la rééducation prendra du temps, et tenir une conversation m’est encore difficile. Je partirai en rééducation quand les vertiges auront disparu et que le caillot se sera résorbé. J‘appellerai tous ceux qui m’ont appelé ou contacté, mais là je me repose.
Prenez soin de vous.
 
Bonjour à tous,
Deux semaines et demie depuis mon AVC. Aujourd’hui, je suis muté en rééducation à Bourgès, à Castelnau. Les choses progressent, mais à leur rythme, c’est d’abord ce que je dois accepter.
Merci à tous ceux qui m’ont contacté. Je réponds peu parce que c’est fatiguant, mais d’ici la fin de mon séjour, j‘aurai rappelé tout le monde.
Prenez soin de vous.
 
24e jour d’hospitalisation.
Les progrès sont notoires.
J’attends une 4e semaine avec kinésithérapie, ergothérapie, balnéothérapie, SCAN & IRM avant de savoir si j’ai droit à une permission chez moi le week-end du 1er mai (une nuit, seulement…)
Désolé si je n’ai pas encore répondu à vos messages. Merci à tous.
 
Il y a dix ans s'annonçait le début de mes éditions avec le Réalgar, et Daniel, cet industriel devenu galerie, puis éditeur, puis libraire (et auteur). Cette année, je vais clore la décennie passée avec le deuxième volume d'Aurelia Kreit, totalement inespéré pour moi.
Je suis encore en rééducation, jusqu'à mi-mai, et l'exercice est aussi philosophique que physique : je réapprends l'équilibre et la patience. Comme mes danseurs représentés par Jean-Louis Pujol (voir note ci-dessous)..
Mais je suis en vie et c'est bien là l'essentiel.
Merci à tous pour vos attentions et vos messages.
 
Tous les jours en allant en salle de kiné je croise cet homme bien mis, en fauteuil, la soixantaine. Hier j’ai entrepris de lui parler mais rien ne sort de ce que son cerveau lui dicte, à part deux syllabes, identiques : « A-lain », suivies d’un profond soupir, dû à son impossibilité de formuler. Je lui ai parlé en philosophe - l’empathie incontestable des soignants étant toujours liée à une forme d’appauvrissement du langage- lui ai dit qu’à son regard on devinait son intelligence et qu’il fallait attendre, patienter. J’ai su après que cet homme était un architecte renommé. Nul doute qu’il saura se reconstruire.
Ce soir, je dors chez moi. Pour une nuit. Je vais rester tranquille, à l’abri, me tester entre mes déséquilibres et l’ordre du monde. Je reverrai tout le monde plus tard, la semaine prochaine.
Merci encore pour vos messages.
Je vais reprendre petit à petit, mais j’ai déjà accepté qu’il faudra du temps.
 
C'est le 1er mai et c'est un jour que j'ai toujours adoré, pour ce qu'il signifie et parce qu'il relie les gens, qui sortent battre le pavé, sous le soleil (souvent) et dans la quiétude d'un jour férié. Aujourd'hui, c'est un jour un peu absurde pour ceux qui sont comme moi enfermés dans une clinique ou ailleurs, parce qu'il ne se passera rien et qu'on se sent privé de ce lien-là, simple, être dehors et marcher. Debout, dehors, marchant, j'ai eu un petit aperçu ce week-end et si je ne me suis pas manifesté, c'est que je voulais 1) profiter de ces premiers petits moments égoïstement 2) parce que quand on est au ralenti et un poil chancelant, on évite le manifeste. J'ai pu prendre une orange pressée chez Boule, où j'ai été accueilli comme en famille, manger des seiches a la plancha, j'ai croisé dans le pâté de maison des visages amis et - visiblement - heureux de me retrouver, et ça a suffi à mon bonheur. C'est la dernière ligne droite pour moi, j'ai encore droit à une permission (le vocabulaire va avec la coupe de cheveux) le week-end prochain et ensuite, après une batterie d'examens le 9, je vais pouvoir considérer de terminer ma rééducation chez moi. J'ai été pris à temps, sauvé par la fonction publique, j'ai vu des urgentistes, des agents des soins intensifs faire un boulot de dingue sans sourciller, avec un rythme horaire à faire pâlir. Je les ai entendus parler de leur week-end comme s'il n'existait pas, juste une pause incongrue avec la tête au boulot. Ici, à Bourgès, je vois des gens, j'en ai parlé, dont la vie a changé du jour au lendemain, mais avec des conséquences difficiles, extrêmes parfois : on n'est plus le même dans le monde quand on ne peut pas s'adresser à l'autre "normalement". Je ne suis pas tiré d'affaire, il reste des vertiges et des capacités à récupérer. Mais à moyen terme, je redeviendrai en sursis, comme tout le monde.
J'aurais aimé être dans la rue, ce matin, je sais que le rassemblement va être conséquent, à Sète, à Lyon ou ailleurs; mais je suis là, j'envoie des brins de muguet à tous ceux qui se sont soucié de moi, et aux autres, d'ailleurs (profitez-en).
Bise à l'oeil.
PS: une pensée pour Monique et Bob, des personnes qui ne se connaissaient pas mais qui sont mortes le même jour, sensiblement à la même heure, accompagnées de ceux qu'elles aimaient. Des fins de vie qui ne doivent pas ternir les belles existences qu'elles ont menées.
 
Il a fallu mon antépénultième séance de kiné pour qu'on m'emmène dans une salle avec un panier de basket (certes bas, avec un petit ballon) et qu'on me demande de tirer des lancer-francs; Bon, là, AVC ou pas, on ne plaisante plus et l'objectif - les deux pieds joints sur un tapis meuble - ça n'est pas seulement de tenir debout, ni même occasionnellement de marquer, c'est d'en mettre dix de suite, comme à l'époque, avant d'aller prendre la douche. C'est bien de se (re)trouver en terrain un peu connu, mais comment le saurait-elle, cette jeune kiné de 21 ans, que même 30 ans après sa mort, les gênes de Drazen courent encore dans mes veines, déséquilibre ou pas? 
Je vais bientôt sortir d'ici et je mesure au quotidien la chance que j'ai, la chance que j'ai eue. La partie invisible de la rééducation continuera, jour après jour, avec la mesure de gestes qu'on croit naturels mais qu'on peut perdre à tout instant. Avec des gens qui circulent devant vous et deviennent, potentiellement, des dangers, des sources de chute - comme dans "la course des fous", pour ceux qui ont lu Aurelia. J'y suis préparé, je verrai comment ça se passe, comment gérer la fatigue, aussi, qui vient vite, encore. Il y a quelque chose du temps retrouvé dans cette expérience et paradoxalement, ça n'est pas désagréable.
 
Il s'est passé 35 jours entre le "On va vous remettre debout" confiant de l'infirmière des soins intensifs et mon dernier cours de kiné, aujourd'hui, où j'ai dû marcher le plus vite possible pendant six minutes et où j'ai explosé les scores de tours. Je sais que le plus dur, maintenant, ça va être de ne pas reprendre au même rythme qu'auparavant, que mon cerveau me le rappelle vite quand je force et que la coordination ne se décide pas de soi-même. Que je vais connaitre les séances de kiné tous les jours de toutes les semaines des prochains mois mais que je n'aurai pas le droit de me plaindre, quand l'accident peut à tout instant vous enlever la capacité d'être debout et de vous exprimer librement. Estelle, sans l'avoir jamais connue, j'ai beaucoup pensé à ton amie Delphine, ces dernières semaines, avec un sentiment mêlé d'effroi et de reconnaissance. Je ne crois pas en Dieu, mais dans les forces de l'esprit, et en une espèce de bonne étoile. Les claps de fin ne seront pas pour moi, pas pour l'instant, et je vais tout faire baisser, le rythme, les échéances, les soucis.
Privilégier ceux qui se sont rapprochés de moi à ceux qui prétendent me connaître mais ne savent rien de ce que j'ai fait, et vécu.
Je ne rentre que mercredi mais j'en ai terminé avec ces chroniques, qui n'avaient pour vocation que donner un peu de mes nouvelles, décemment, retravailler la mécanique de l'écriture et occuper le temps, en partie. Merci à ceux qui ont compris ça.
À la Beauté des rêves.
 
J'étais content de revoir tous ces visages amis et concernés aujourd'hui, à la terrasse du BDM. Je termine ces deux jours fatigué, mais heureux. Conscient qu'il reste du travail pour retrouver le rythme, et ne plus considérer les piétons qui arrivent en face comme des vaisseaux ennemis de jeu vidéo. J'ai le sentiment que j'ai un peu fait peur à toutes ces personnes, par effet-miroir, qui sait, mais je la prends, cette empathie-là. Je l'emmène demain à Bourgès, pour mes trois derniers jours, dont un jour d'examens. Et puis j'entamerai la suite de la rééducation ici, médecin, kiné, baignades matinales... Je prendrai le temps que la vie m'a donné, avec toute la perception que nous offre le sentiment (rétroactif) que tout a failli disparaître ("pfuiiit!", dit l'autre ). Si vous me croisez, ne vous étonnez pas que j'aille un peu de biais, mais ne croyez pas non plus que rien ne s'est passé: ça chauffe encore un peu à l'intérieur, quand je fatigue. Mais je contrôle.
 
Demain, ça fera 41 jours que je suis parti de chez moi sans savoir ce qu'il allait advenir de ma petite personne, ramenée d'un coup à un cervelet plus suffisamment irrigué. Un mois et demi (ou presque) pendant lequel c'est l'accident qui a déterminé ma vie, entre la surprise, le déni et l'acceptation, puis les efforts consacrés aux étapes de l'Homo Erectus, se (re)lever, marcher un peu, puis davantage, puis plus rapidement, (re)trouver les gestes "normaux", ceux qui dans ce cas-là demandent le plus d'efforts, monter des escaliers, puis sans la rampe, puis deux par deux, faire de l'équilibrisme pieds joints dans l'eau et sentir tout tourner autour. Se retrouver au sol puis se relever, comme le ferait un enfant: d'abord se mettre à quatre pattes, plier un genou, le deuxième, arrondir le dos et forcer.
41 jours pendant lesquels, je l'ai dit, j'ai vu travailler le personnel hospitalier, celui qu'on méprise en haut lieu après avoir demandé à la plèbe de l'applaudir, dans une bonne humeur permanente, même devant la catastrophe humaine, celui qui apporte de la chaleur, du réconfort et de la sympathie quand arrive le plateau repas dégueulasse. À 18h, banzaï! Je ne suis jamais autant fier d'avoir nettoyé tous les couloirs de l'hôpital de La Croix-Rousse pendant dix mois (5X2) que quand je deviens moi-même patient. Parce qu'on le devient, oui, dans toutes les acceptions du terme, même quand les transports ont, systématiquement, 1h de retard ou quand ils vous emmènent à 40 minutes de là pour qu'on vous enlève trois électrodes ou qu'on vous remette un appareil à mesurer l'apnée du sommeil (2 X 3minutes). Je n'oublierai pas David & Julie, mes kinés, Zoé, ma médecin - à qui on ne donne pas 20 ans - Aïcha, une jeune femme de ménage qui a fait un BTS Tourisme, ces accidentés qui sont entrés bien avant moi et en ressortiront bien après. Je me rappellerai aussi que tous les jours à 15h45, je mettais mes tatanes à picots (à la Joce) et mon peignoir blanc pour aller faire de la balnéothérapie, que très vite j'ai été autonome quand on immergeait mes camarades de leur fauteuil.
Demain je rentre, et commencera une nouvelle étape, au cours de laquelle les jours ne s'égrèneront pas. Je relirai un jour ces chroniques - écrites à main levée - pour retrouver celui que j'ai été ici, qui décidera de celui que je vais devenir. Finalement, il y a de l'ontologie partout. C'est cool.
 
Edit 31.05 : 
Cela fait deux mois aujourd'hui qu'on m'a emmené à Gui de Chauliac en urgence. Je ne savais pas alors que j'étais parti pour 41 jours d'hospitalisation, que je connaîtrais les soins intensifs où les premiers objectifs sont, dans l'ordre: rester en vie, aller pisser debout, faire quelques pas dans le couloir. Puis en bas, avec les quatre escaliers de la mort. Je m'en souviens bien de ces premiers pas, de qui les entourait aussi. Je me souviens bien du transfert à Bourgès également, du vomi des premiers efforts, de la nuit blanche qui rend fou à cause du voisin qui ronfle, des 9h de sommeil consécutives dès que j'ai intégré ma chambre solo. De la télé que je n'ai jamais allumée, des séances de kiné le matin avec David & Julie, de la balnéo en fin d'après midi, peignoir blanc et tatanes à picots compris!Je n'oublierai pas non plus les "permissions" du 1er et 8 mai, puis du retour complet; de la vie qui reprend. Comme avant, mais pas tout à fait: je vais moins vite, je fatigue plus, mais j'apprends. En terrasse (et ailleurs) je ne tourne plus qu'au Perrier mais il y a toujours chez moi une bouteille pour qui vient me voir: j'ai toujours détesté les moralistes et je n'ai pas changé! Je reprends quelques responsabilités, mais très doucement: dès que je sature ou si je connais un inconvénient, le cerveau monte vite et me prévient. J'ai des tombereaux de rendez-vous médicaux à venir mais je les prends avec philosophie, pour aller de mieux en mieux. Je travaille doucement au BAT de mon prochain roman (écrit avant l'AVC et l'IA, vais-je être obligé de préciser) et je vais reprendre le fil de mes portraits, dès que je pourrai.
J'écris ça parce que je vois ma photo d'hier, présidant le rendez-vous des Automn'Halles. Personne d'autre que moi n'a saisi l'importance et l'émotion de ce moment, qui ne m'a rien demandé que d'être là, mais c'était déjà énorme.
 

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09/05/2023

10 ans de Camille.

 

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04/03/2023

C'EST VRAI L'HIVER DURE TROP LONGTEMPS.

2039895233.jpegL’hiver, ce sont les vingt ans que Brigitte Giraud a passés avant de pouvoir écrire sur la seconde d’une vie qui en fait basculer d’autres, celles de la femme, de la mère, du fils, et – même s’il n’en sait rien, à dix mille kilomètres de là – d’un constructeur de motos, routières ou sportives, la distinction a son importance. Un hiver commencé en plein été, un lendemain de solstice et de fête de la musique, dans la routine absolue d’un vieux rocker rentré dans le rang, chef de famille, papa attentif et entreprenant – on est dans l’ère des nouveaux pères, précise l’auteur, aux responsabilités partagées, et Claude ne raterait pour rien au monde la sortie d’école, les jours où il en a la charge – conjoint comblé et amoureux, tolérant, aussi, concédant à sa compagne des lubies de changement. De lieux, de projections. Passer de l’appartement à la maison individuelle, du Canut (« des surfaces qui avaient, au XIXe siècle, abrité des ateliers de soierie et dont la généreuse hauteur sous plafond permettait l’installation de métiers à tisser et le couchage des soyeux ») au mobilier de jardin en fer forgé, acheté aux Puces du Canal. Vivre vite (et mourir jeune), indépendamment d’un emprunt à Lou Reed – qui n’a rien respecté de l’injonction – c’est le récit d’une culpabilité déchargée de sa faute : non que le temps ait fait son œuvre (l’antiphrase la plus célèbre de la langue française) mais parce qu’il a autorisé l’auteure à faire du jour le plus triste de sa vie un matériau d’écriture, qu’elle aborde méthodiquement. Par la litanie des Si, commence-t-elle, elle tente de revenir au marché des vivants, et fait correspondre la vente de la maison, qu’ils n’auront jamais occupée ensemble, en vingt ans, avec le sujet du roman. Est-ce roman, est-ce diable, à qui s’adresse la lumière, écrit-elle, pour conjurer le sort, ou, du moins, accepter qu’on ne le pût plus ? La cause de l’accident, officiellement, n’existe pas, il faudra donc à l’enquêtrice en remonter toutes les possibilités, ramener une réalité au conditionnel passé. Toutes les pistes deviennent têtes de chapitres – courts, oppressants, au fur et à mesure que l’issue, pourtant connue, s’annonce –  égrènent l’ironie du sort, les mauvaises coïncidences, les regrets et les remords, dessinent aussi un contexte d’époque – l’appel qu’on ne passe pas parce qu’ils sont surtaxés entre Paris et Lyon, l’absence de portables, lesquels auraient permis le SMS salvateur, la gentrification, qui provoque, même chez les amis très à gauche, une injonction d’expansion qu’ils ne se seraient, tous les deux, jamais imaginée, un jour.

Claude a su aborder le virage de sa vie qui l’a fait passer d’un travail dont il ne voulait pas à un poste dont il aurait rêvé : à la Bibliothèque de la Part-Dieu, il est en charge du service musique, vinyls, cds… Quand il rentre chez lui, il écrit des chroniques, est pigiste au Monde – dommage qu’on ne parle pas de M. Hublot dans le livre – connaît tout avant les autres, partage ses découvertes, sans jamais se la jouer. Elle écrit, a du succès, déjà, entre dans le grand monde de l’édition, qui la couronnera plus de vingt ans après, avec un livre qu’elle aurait voulu ne jamais devoir faire, et qu’elle échangerait évidemment, séance tenante, contre la possibilité de revenir une seconde avant le feu rouge fatidique. Le récit est resserré, étouffant, l’auteure – faut-il parler de narratrice, ici ? – s’en veut à elle-même avant d’en vouloir aux autres, à son grand-père de s’être suicidé et ainsi de lui avoir légué la part nécessaire à l’achat de la maison, elle dit d’elle-même qu’elle n’est pas du genre à renoncer mais qu’elle aimerait renoncer, enfin, à ne jamais renoncer. Les énumérations – Je me souviens – les anaphores – Et si… - les changements d’énonciation – ponctuellement, et à la ligne, un présent de narration qui refait l’histoire – servent le récit dans son analepse, graduée : d’abord recréer les conditions de l’accident, remonter, s’il le faut, à Jean Moulin, ceux qui l’ont servi, ceux qui l’ont trahi. Solliciter, puisqu’il le faut, des forums de spécialistes, sous le pseudo de Carburateur flingué, pour comprendre comment une moto jugée trop dangereuse au Japon pour être commercialisée, peut circuler en France librement, et finir dans les mains d’un homme qui, on ne saura jamais pourquoi, la préfère un jour, pour une escapade – le matin à 200km/h sur le périphérique, l’après-midi, en mode plan-plan pour revenir du travail – à sa Suzuki habituelle. Pourquoi Claude a-t-il réinvesti la mythologie du rocker, transgressé les interdits – emprunter la moto de son beau-frère, sans assurance ni autorisation –profité de l’absence de sa femme pour revenir à ses premières amours, jamais l’intolérable ne trouve de réponse suffisante à celui qui se pose la question, mais Vivre Vitepropose des pistes, comble des vides, ramène le sort à son destin, finalement. Ça fait seulement vingt ans que je me repasse la scène, avoue l’auteure, qui marque les esprits parce qu’on a tous, à cette époque, connu cet instant où tout bascule, où une phrase, On n'a rien pu faire, détermine, en une seconde, le temps qui vous reste. Il y a une véritable abnégation dans l’écriture de ce livre, celle de lutter, toujours, contre le pathos ; de restituer Claude tel qu’il était et, in fine, tel qu’il est resté ; d’accepter son propre vieillissement, de fait, les prémices – pas de l’oubli – mais d’une mémoire qui a fait son temps. Son œuvre. Et qui ravive un homme qu’on croyait perdu. L’excipit est poignant et valide à lui seul la lecture du bouquin. Qui se lit, comme souvent chez Giraud, avec la bande-son intégrée - et si gémellaire ! -  du Courage des oiseaux jusqu’au Dirge de Death in Vegas, peut-être le dernier morceau que Claude a écouté. On trouve même Philippe Pascal, passé par là, parti lui aussi : ça tombe bien, son Éclaircie, d’ailleurs reprise par Dominique A, pourrait résumer l’entreprise littéraire. Ou signer la fin de l’hiver. Apprendre, en passant, qu’un des livres jamais écrits par l’auteure, devait s’intituler « Cache-Cache » ne me surprendra finalement qu’à moitié. La question de la littérature ne se pose plus quand le sujet s’impose de lui-même. Nous tous, qui avons pris notre temps, devrions lire « Vivre vite » : il en dit beaucoup sur nous, plus que sur ce/ceux que nous avons perdu/s. LC

Brigitte Giraud, « Vivre vite », Flammarion, 2022

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30/01/2023

TOUT EST ENCORE À REFAIRE.

LE VOYAGE DE NOZ, 36 ans, transborde ses passagers d’une salle à l’autre, à trente ans d’écart.

NOZ.jpeg

On ne peut même pas leur reprocher ça. En choisissant, comme une évidence, « Tilda & Dad » pour la première partie de leur concert au Transbordeur, les Nozn’ont pas seulement tapé juste dans le talent, ils ont aussi refait le lien avec ce qui reste le fait d’armes de leur passé, sans jamais insulter l’avenir. Emmanuel Perrin foulera donc bien la scène du (plus petit) Club-Transbo comme il a foulé celle de la grande salle d’à côté, en 1989. Le 24 mars, dix jours après Niagara, pour la petite histoire. Mais il la foulera avec sa fille, qui n’était pas au programme d’une époque qui a vu le Voyage s’affirmer comme le groupe lyonnais pouvant remplir une salle comme celle-ci et succéder, pensait-on, aux Ange, Ganafoul & Starshooter. Qu’advient-il des chemins qui n’ont pas suivi leur voie, c’est une question métaphysique, qui ne regarde personne d’autre qu’eux, leurs choix, les incidences. Reste que plus de 30 ans après, ils sont toujours là, et réussissent même, donc, à ramener ceux qui ont quitté le train, le temps d’une escale. Il y a cinq ans, déjà, ils avaient comblé trois décades depuis Opéra, leur premier album, invité leurs copains d’Aurelia Kreit en première partie, à Rillieux. Depuis, les Kreit sont retournés à leur retraite et les Noz ont enchaîné, toujours soumis au rythme frénétique de leur auteur, qui doit craindre que ses créatures le dépassent dans la vraie vie et les couche, de fait, sur papier. En 2011, « Bonne-Espérance », un roman musical en 21 chapitres avait déjà validé des velléités que Stéphane Pétrier n’a jamais éludées : ses chansons sont à textes, et ponctuées de renvois, cinématographiques, littéraires… Des RCCC, références culturelles collectives cachées (suivant les parcours). La moindre des choses pour un groupe né sous une bonne étoile, celle des Chants de Maldoror et d’une new-wave consciente, et pénétrée. Les affres de la post-adolescence, des déterminismes sociaux et culturels, le groupe y gagne une certaine préciosité qu’il mettra quelques années à combattre, en se salissant musicalement, en s’acoquinant avec l’Enfance éternelle, le temps d’un festival lyonnais, en faisant masteriser le Signe (2album) à Los Angeles. Marc Baujard - le guitariste qui a succédé à Éric Clapot - lequel a un temps, assuré seul les guitares qu’avait posées l’aîné des Perrin – a posé sa griffe, ces dernières années, sur un son plus électrique, que Xavier Desprat, l’ingé-son attitré, tente de restituer, sur disque comme sur scène. Leur dernière double-galette est née de l’expérience traumatisante d’un virus et d’un confinement, lesquels ont généré chez Pétrier une accélération de son hypocondrie, dont il tire une dystopie aussi juste qu’effrayante : dans le monde de demain, l’épidémie à combattre, c’est celle de l’amour, qu’eux-mêmes (le groupe) s’acharnent à diffuser en masse, dans toutes les zones libres. Il semblerait que l’amour fut, et qu’il soit encore, si l’on en croit les premiers concerts, et la photo de Stéphane Thabouret qui annonce les retrouvailles au et avec le Transbordeur. Il y a chez eux quelque chose d’inoxydable et pour une fois, ça n’a rien à voir avec le richissime propriétaire de Simplex Records : les voilà qui reviennent, donc, bien que jamais partis. Ces dernières années, on les voyait sous les boiseries amicales de la Casa, ou au Radiant Bellevue. Dans des plus petites salles, également, ou des festivals improbables, toujours avec la même sensation d’assister à quelque chose d’exceptionnel, un peu décalé dans sa réception. Comme si, souvent, revenait l’idée du parcours inachevé,  pas reconnu à sa juste valeur. Dans « la chambre d’hôtes », Nathalie (P.) prend la voix autant que les claviers, parle d’un film qu’on a vu cent fois, signe qu’il est temps de s’arracher à tout ça, tout faire voler en éclatC’est peut-être ainsi que le groupe se sent en vie, lui aussi, ainsi qu’il envisage de tout reprendre à zéro, le 7 avril. Il y aura leurs fans de toujours, qui ont parfois entretenu le malentendu, d’autres qui, récemment, ont reconnu qu’ils étaient passés à côté de ça. Aldo, le dernier pilier, celui dont Stéphane dit que sans lui, le Voyage de Noz aurait cessé depuis longtemps, se chargera de poser les bases rythmiques avec Pedro à la basse et plus que la mélodie, il y a l’idée d’une harmonie qui s’annonce. Dans l’air du temps. À eux de s’en libérer suffisamment pour ne pas verser dans des best-of qu’ils ont parfois concédés, mais la matière de ces dernières années est largement suffisante pour qu’ils surprennent encore. Même quand le VDN s’empare d’un standard des 70’s, le Diabolo Menthe d’Yves Simon – Dans les cafés du lycée Faut que tu bluffes, que tu mentes – il le déconstruit suffisamment pour lui donner sa marque, et raviver un anachronisme quasi-politique : qui écrirait ainsi sur la jeunesse et ses émois, qui filmerait encore un exhibitionniste à la sortie d’une école ?   Qui sait si Pétrier portera encore son t-shirt de « la Boum », déjà postérieur et plus  policé que le film de Kurys, qui sait si, un mois après avoir vu Morrissey à la Salle 3000 – sous réserves – il fera diffuser derrière lui des caméos de films liés à ses emprunts ? - Thomas, vous avez triché ! -  Thomas triche toujours. Ce qui ne risque pas d’arriver sur scène, vu l’énergie que le groupe dégage depuis qu’il s’est  convaincu qu’il n’y aurait pas de fin à ce Voyage-là puisqu’il n’y a aucune nécessité d’en connaître une. On l’a dit, les membres qui s’en vont ne sont jamais très loin et on ne leur connaît d’ennemis que chez ceux qui ne les connaissent pas. Il y aura certes moins de chevelures déliées, moins de pulls torsadés sur les épaules et de Winston qu’en 1989, personne ne s’inquiétera plus du sort des peuples de l’Est en révolte ni de l’arrivée d’un certain Jean-Michel Aulas – ami de Bernard Tapie - dans un club local moribond. Personne ne se vantera plus de les avoir vus au Vaisseau Public, dans cette petite rue au prénom enchanteur. C’est le drame des groupes générationnels, surtout quand ils finissent, comme avec Tilda, par englober deux lignées (et ça ne fait que commencer) : tout le monde se les est appropriés au moins une fois dans sa vie, a assimilé un événement à une chanson, une relation à un concert, etc. Les Noz au Transbordeur, c’est comme trouver une affiche de leur concert dans le foyer des élèves du lycée quand on en est devenu le proviseur. Mais pourtant, ça n'a rien de nostalgique, au contraire, ça n’a jamais été aussi vivace, et essentiel : comme des constats lucides qu’on fait sur ce qu’on a raté ou réussi (Nous n’avons rien vu venir) en trente ans et des poussières. Seule la Beauté est à l’abri des outrages du temps, disait Oscar W. Il n’est plus question, pour autant, du  portrait de Dorian Gray, à moins que le groupe exhume « la mer morte », ce à quoi l’événement ne se prête pas. On les imagine plus dans la nouveauté ou la surprise, comme s’il devait y avoir, dans l’assemblée, des producteurs à convaincre, ou des maisons de disque à séduire. Pareil qu’en 89. Ils ont prévenu il n’y a pas si longtemps, les Noz : le début, la fin, ce sont des notions aléatoires, surtout avec eux. Plus encore avec ce mantra, philosophie d’une vie (et d’une œuvre) : « Même s’il n’y a plus aucune chance, je sais qu’on essayera encore ». Il faut sans doute avoir quitté les Noz un moment dans sa vie pour apprécier qu’ils soient encore là, et qu’ils nous aient attendus. Ne plus en perdre une miette tout en restant à distance – question de principe – en faire un vecteur de calendrier, de retours fréquents. En 89, Pétrier sera ravi de l’apprendre, le dernier grand concert organisé à Lyon, après le Transbo des Noz, ça a été Paul Mc Cartney, en novembre, à la Halle Tony Garnier. Pas sûr qu’on y programme le Voyage, pas plus qu’on en anoblisse le chanteur, mais l’essentiel n’est pas là et qu’on le prévienne vite, Macca : les places pour le Trans-Club partent comme des petits pains. LC – Photo ST©

Places en vente ICI.

 

16:05 Publié dans Blog | Lien permanent

30/12/2022

Nuit de lecture.

ruben.jpegEt voilà que le livre qui devrait tout emporter en 2023 – un conditionnel de l’ordre du souhait – est un roman à l’eau de rose ! Pas un opus de Marc Lévy que la vieille Rita souhaite au narrateur, pour en vendre autant que lui et devenir aussi riche et célèbre, mais de cette odeur un peu fade et désuète qui en parfume les pages et les figures. Un vrai livre de famille, en neuf parties, comme les branches de l’Hannoukkia, vestige familial aux mille et une histoires, mystiques ou bien réelles. « Les Méditerranéennes », c’est le titre du roman-fleuve de Emmanuel Ruben, à qui l’on prêterait bien, et il ne s’en cache pas, certains des traits du personnage central, Samuel, qui s’apprête, en 2017, à vivre une de ces fêtes juives qu’il a longtemps refoulées, rejoignant « toute la smalah » dans cette « maison de dingues » qu’est sa famille. Une famille nostalgérique, notera-t-on plus loin, qui vit en banlieue de Lyon mais qui n’a pas oublié d’où elle vient. D’où Samuel revient, précisément, sans encore le dire à ceux qui l’attendent pour Hanoukka. C’est à partir de cette situation qu’Emmanuel Ruben remonte l’écheveau de la généalogie de Samuel et, ce faisant, la complexité d’une identité fondée sur l’exil, la déchéance et l’amertume. De Baya Reine, en 1836, à Solange, sur les bords de Loire à la fin du XXe siècle, « Les Méditerranéennes » décline, par chacun de celles qui vont raconter la part de ce qu’elles en ont vécue, l’histoire de Constantine, où l’étoile de David et la Main de Fatma ont cohabité dans la fraternité, jusqu’à ce que l’idéologie, liée à une haine de deux mille ans d’âge, s’en mêle, et plonge le pays dans le chaos. Constantine, pour laquelle l’auteur utilise, plus d’une fois, l’appellation Ad’Hama, l’Écrasante, est une ville assise sur un monceau de squelettes, n’est plus qu’un souvenir déchirant pour toutes les membres de la famille, tous réfugiés – une deuxième fois – dans le rejet de l’Arabe ou la rationalité la plus rassurante, quitte à mettre la poussière mémorielle sous le tapis. Mais chez les Juifs, écrit Ruben, la mémoire précède la naissance, et si « Les Méditerranéennes » font une large part à l’humour, à la psychanalyse et aux recettes de cuisine, si l’auteur fait appel de lui-même à Marthe Villalonga ou à Roger Hanin pour traduire les hyperboles des personnalités familiales, il fait aussi référence, tout au long du roman, à des visages hollywoodiens – Clark Gable, Vivian Leigh, Humphrey Bogart, Errol Flynn -  pour mieux esquisser un temps perdu qui n’a rien, précise-t-il, de proustien. Parce qu’imposé, brutal, jusqu’à l’insoutenable, pourtant écrit. Du pogrom du 5 août 1934 où l'État français laisse les mauvais djinns massacrer leurs frères en toute impunité aux mauvaises répétitions de l’Histoire, quand, à Guelma, le 8 mai 1945, se joue une manœuvre à taille réelle de la future Guerre d’Algérie. Génération après génération, la famille de Samuel s’est forgé une histoire que chacune des narratrices raconte, sans se soucier d’un subconscient qui grandit, tord le souvenir et le lie tout entier au parcours fantasmé de ce chandelier à neuf branches. Défendu, dit-on, par la Shekhina - l'immanence divine dans le monde - puis dérobé, fondu, peut-être, retrouvé, reperdu, réincarné, par la force d’une foi avec laquelle on s’arrange. C’est en parallèle (forcé) à une Histoire de France qu’Emmanuel Ruben nous convie, dût-il pour ça bousculer le roman national : « Je veux sortir de la guerre d’Algérie et de la Shoah », lâche Elisabeth, une des convives invitées à lâcher leur part de gâteau familial. Rappeler que la première guerre mondiale a commencé en Algérie et que son premier mort fut André Gaglione, des Ponts & Chaussées, tué à Bône le 4 août 1914. S’ensuivent, dans le roman, des questions sur la dette, sur le bénéfice d’être Français (pour aller se faire tuer au front, vêtus de coiffes rouges voyantes) et sur les lieux, les hommes, qui changent de destination. D’ennemis, aussi. On croise le maire de Constantine de mêche avec Drumont, on relève les conflits d’intérêt entre le Mufti de Jérusalem et Hitler, l’île de Madagascar et Goebbels, la question de la place, jusqu’à l’Eldorado stalinien du Birobidjan, aux confins de la Sibérie et de la Chine…  Ce roman érudit n’est jamais pédant, ni didactique et trouve de drôles de résonances actuelles (« Situer l’État hébreu en Palestine, mes frères, c’est confier aux Arabes le soin de régler la question juive ! », on rit franchement de certains pans de personnalités et on partage avec Samuel l’envie d’alléger tout ça. De s’affranchir d’une culpabilité fondée sur les binômes intenables (algérien et français, colonisateur et colonisé, esclave et maître, oppresseur et opprimé) et écouter, même, l’autre version de l’histoire, celle des vaincus. Djamila, la berbère, rencontrée dans la manifestation en faveur de Charlie, la pasionaria du printemps arabe, redonne corps  - et cul - au personnage, même si là aussi, il arrive de jouir sur des ravages.

On croise Hugo, de génération en génération, jusqu’à l’analogie Constantine/Besançon – aux sept ponts réciproques – mais c’est Camus qu’on cite le plus, dans toutes les acceptions, des Noces jusqu’au poteau, du premier homme jusqu’au dernier été, dont la photo précipite la fin. Dans l’histoire de cette malédiction, on passe, avec Samuel, le demi-juif, traître potentiel,

du désespoir (Roger, le communiste, ne croit plus dans la France, en Dieu, en Marx) à la résilience. Tintin n’ira plus en Syldavie, le réel est le meilleur des romanciers, philosophe-t-on devant un étal de poissons strictement détaillé, et l’analepse finale est la touche ultime d’un très grand roman.

 

« Les Méditerranéennes », Emmanuel Ruben, Stock, 2022, 412 pages

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07/11/2022

Visiteur & voyageur.

314366210_10210149657495238_7225577752385435273_n.jpegSanson, samedi, au Corum de Montpellier, c'était d'abord l'occasion de vérifier sa résurrection vocale entendue à Agde il y a deux ans. Profiter de sa légende, aussi, de ses adorateurs parfois un peu barrés, entendre toutes ces chansons qui, mine de rien, ont rythmé la vie de chacun d'entre nous. Voir des musiciens extraordinaires, aussi, du gros son comme elle l'adore - paradoxalement - un guitariste qui peine à se mouvoir, perclus d'arthrite et d'arthrose, mais qui envoie des notes uniques, une session rythmique dingue, cuivres itou, un bassiste hors-pair à la fretless cinq cordes, etc. Bon, ça tape beaucoup dans les mains, et mal, dans le public, ça chante faux mais dans ton oreille à toi, ça ne contrôle pas les flashes des p.... d'appareils photo, mais ça fait le job, à fond. Sans trop de surprises, pour moi, et une forme de lassitude qui commençait à gagner, malgré la magie d'un "Toi & moi" plus entendu depuis 1998, à Fourvière. Des tubes partout, tout le temps, et une forme retrouvée, physiquement, vocalement. Son public est un public d'idolâtres, elle pourrait jouer le bottin qu'il y en aurait pour se lever et, les premiers, hurler leur amour, créer un lien qu'ils jugent privilégié avec elle. Au bout d'un moment, je m'aperçois que je les regarde eux plutôt qu'elle et ses dix compagnons de scène, ça n'est jamais très bon signe. Pas de problème, on va voir "Véro" plus pour ce qu'elle est que pour ce qu'on va entendre, et puis, alors que le big band a envoyé du lourd sur "On m'attend là-bas", qu'on croit que c'est fini, elle réfléchit un peu, semble hésiter, puis s'assied au piano, seule, là où tout le monde l'attend, et elle entame un premier morceau, c'est "le temps est assassin" et là, le cerveau reconnecte, le corps frissonne, on sait que le concert bascule dans le très bon. Ce pourrait être le dernier, mais trois choristes la rejoignent pour "Amoureuse", la chanson qui a fait basculer des vies depuis près d'un demi-siècle. Elle pourrait arrêter là, n'en a pas envie, continue donc, fait chanter "Bahia" à ses fans énamourés, dont moi, désormais. Qui ne sait plus très bien ce qui se passe, sinon que ça fait vingt minutes que Véronique Sanson est seule au piano avec son public, et que je ne pensais jamais revoir ça. Il doit m'en manquer dans la set-list - Ma révérence - je suis en pleine connexion avec ce qu'elle fait, et ce que j'écris en ce moment, sur Barbara. Comme si les deux époques se rejoignaient, celle où j'étais en extase devant la Dame en noir et détestais Véronique Sanson. Avant de l'écouter vraiment et de connaître ses trésors. Tous joués hier (sauf "Mi-Maitre Mi-Esclave"). Elle termine par un morceau dont elle dit qu'elle ne se souvient pas beaucoup, et ça n'est pas de l'esbroufe. Elle hésite, a peur de se planter, dit que si elle se trompe, elle arrête, se reprend, si elle se trompe, elle recommence, entame "Visiteur et Voyageur" :
"Mon Dieu,
Pourquoi vous imaginer vieux
Avec une barbe jamais rasée
Et des tonnerres plein les yeux
Mais peut être
Vous n’êtes qu’un petit voyageur
Que l’amour m’a envoyé
Pour que batte mon cœur
Et qu’il arrive à l’heure"
va au bout, sans trop d'erreurs, plaque les derniers accords, ces moments fétiches qui disent beaucoup des rendez-vous qu'on a avec les artistes tout au long de notre existence. La tournée s'appelle Hasta Luego, titre d'un morceau très moyen qu'elle vient de faire avec le très moyen mais bankable Vianney. Comme si Véronique Sanson avait besoin de Vianney. Hasta luego, alors, "Véro". Et merci pour ces trente ans.

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28/10/2022

l'Aigle noir (dédié à Laurence)

 

98394_ca_object_representations_media_3994_large.jpegLes virages musicaux, s’ils sont toujours périlleux, ne sont pas tous mortels. Que reste-t-il de la Chanteuse de l’Écluse, quand, à la même époque, alors que commencent les 70’s, Michel Colombier veut pousser plus loin dans l’expérimentation rock de l’univers de la Dame en noir. Et s’appuie sur un des textes que Barbara veut insérer dans l’album qu’elle prépare, dont Roland Romanelli, un soir, au théâtre de la Renaissance, a posé la base musicale, sans le savoir. Lui faisait des descentes harmoniques à la Schubert, sans compter sur la Patronne, qui passe la tête et lui demande de continuer. Pour une fois qu’elle n’avait pas à murmurer une mélodie que les musiciens transformeraient en notes… Elle écoute, se dit qu’elle la tient, la partition de ce morceau qu’elle a en tête depuis six ans, dont les mots et les notes ne venaient pas. Ou pas de façon satisfaisante. Une histoire d’oiseau, tirée du mélange d’un de ses rêves et d’une prophétie biblique. Au bord d’un lac, elle dort, quand un aigle noir fond sur elle : allégorie de la puissance et – plus inattendu – de la douceur, quand il lui caresse la joue. Les exégètes s’en feront des gorges chaudes, pour l’instant, les mots viennent, se libèrent d’eux-mêmes et le texte est bouclé, en six ans et quelques heures, donc : l’aigle s’envole. Que signifie-t-il, cet accipitridé, dans quelle part de son esprit est-elle allée le chercher ? On n’explique pas les rêves, on les interprète, mais elle refuse de le faire, ça lui ôterait son mystère. Il y a parfois des dalles mémorielles qu’il vaut mieux ne pas soulever. Figure monstrueuse du père, évocation du nazisme, elle-même ne le sait pas, à cette époque. Et ne s’en soucie guère. Au printemps, elle enregistre - au studio Gaité, tout près de Bobino - cet album auquel elle rajoute in extremis ce titre qui devient le nom du disque : Barbara est en noir, pléonasme, l’Aigle noir est en blanc, paradoxe. Et Michel Colombier prend les manettes de l’enregistrement, ne lésinant sur rien. Sur le titre-phare, 36 musiciens, huit choristes, un crescendo permanent, break excepté. Colombier double la contrebasse de Paul Amat de la basse électrique d’Antoine Rubio, puis privilégie la session rythmique rock, la batterie d’Armand Cavallaro en tête. Le piano ouvre le morceau, puis la voix et enfin les orchestrations, que Colombier a rodées sur scène et qu’il libère, ici : montées et descentes d’harmonie, effets de phasing – un décalage temporel entre les voix, mis en boucle, qui augmente et diminue au cours du morceau – on n’a jamais entendu ça dans la chanson française et on reconnaît la patte de l’ancien directeur de chez Barclay, ancien assistant de Quincy Jones. À quarante secondes, le phrasé jazz des baguettes multibrins, l’entrée de la basse à 1’, les riffs funks de guitare, les chœurs à 2’, le lever de batterie vingt secondes après, l’envolée de la fretless quatre cordes, tout cela fait de l’Aigle noir un morceau qui fait rentrer la chanteuse rive gauche dans une nouvelle catégorie. On aime ou on n’aime pas, mais elle n’a pas à se justifier de son succès. L’album sort durant l’été, on danse sur l’Aigle noir, que les radios diffusent en masse, malgré son format. En octobre, il est troisième au hit-parade de « Salut les Copains », le monde à l’envers. Pourtant, elle refuse d’en faire la promotion, ne le chantera que deux fois à la télévision française. On lui reproche sa grandiloquence, elle fait le dos rond. Seule l’article de « l’Express » du 13 juillet, qu’on lui rapporte, la blesse, pour une raison précise : Danielle Heymann, la journaliste, écrit d’elle qu’elle noie ses déchirantes petites cantates sous des grandes-orgues de Requiem. Quand la critique vient de professionnels, Barbara l’accepte, toujours. Mais qu’à travers une formule, peut-être inconsciente, on en vienne à penser qu’elle ait oublié sa belle amie de l’Écluse, elle ne pardonnera pas.

Extrait de Quelle petite Cantate pour piano droit au fond de l'Ecluse, ou les vies manquées de Liliane Benelli, à paraître.

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30/09/2022

La Girafe, le Cheval et le Blaireau mort.

8C2CE474-8BC8-4078-87F2-C1CD3CEA102C.jpegTous les ans depuis quatre ans, à la veille de ce « grand entretien » que j’anime dans l’écrin magnifique du Réservoir, pour les Automn’Halles, le festival du livre de Sète, je me demande ce que je fais là et pourquoi j’ai accepté une telle charge, tellement soumise à la critique en cas d’échec. Et je vendrais mon père et ma mère – si mon père n’était pas empêché et si ma mère n’était pas aussi prompte à ne pas être d’accord – pour être ailleurs et, puisque ça n’est pas possible, éviter le bide des dix personnes dans la salle pour un auteur aussi génial et essentiel (j’y reviendrai) qu’Éric Chevillard, père d’une littérature perpétuelle depuis 87, dans l’art romanesque et son « Mourir m’enrhume » aux Éditions de Minuit et « l’autofictif », le blog qu’il tient depuis 2007, qu’il nourrit de trois notes par jour, avec l’assiduité qu’il convient à ce type d’exercice. Pour des raisons indépendantes de notre volonté, on inverse le déroulé prévu de la soirée, et c’est Christophe Brault, le comédien attitré de Chevillard, qui commence, lui qui lit l'Autofictif une fois par mois à la maison de la poésie, à Paris, à raison d’une heure de lecture par séance, sablier faisant foi. Ce qui conduit à un calcul savant, digne des plus grandes courses de keirin, puisqu’il faudrait 11 ans, à ce rythme, à Brault pour rattraper Chevillard, à la condition expresse que ce dernier meure avant lui. C’est cynique, pinçant, mais c’est du Chevillard, qui me force à lui faire du pied s’il rit trop à ses propres blagues, ce qu’il ne fera pas, et pourtant quel florilège ! Dans son bestiaire habituel, dans le jeu de la phrase, de son rythme, de sa syntaxe qui peut confondre, Chevillard – entre Wilde et Desproges – excelle, et le public est ravi, alors que l’entretien n’a pas commencé. C’est une osmose, une phrase de Chevillard, il y a la langue, je l’ai dit, au service du propos, qu’il soit métaphysique – la nostalgie, la fuite du temps – ou inessentiel (du moins le croit-on) et le rebond de l’anecdote, de la chose qu’on ramène, que ce soit le Cochon qui rit ou l’alexandrin parfait sur la parution du dernier Alexandre Jardin. On fusille sec, mais avec élégance, chez Chevillard, et je n’imagine pas l’émoi d’un écrivain méconnu qui lui confierai un de ses ouvrages, par exemple. Ça fusille mais ça se met en doute, en permanence, et il y a quelque chose de singulier dans cette musique des mots un poil archaïque, quasi-proustienne par instant et cet art de la chute, de la fuite, dirait-on, mais jamais lâche. Dans son dernier roman, « l’Arche Titanic » - sur le Principe d’une nuit au musée, titre d’une collection fondée et dirigée en 2018 par Alina Gurdiel, qui compte déjà une dizaine de volumes, parmi lesquels celui de Lydie Salvayre (Marcher jusqu’au soir) ou de Kamel Daoud (Le peintre dévorant la femme) – il choisit la Grande Galerie de l’évolution du Museuum d’histoire naturelle et même, plus précisément, la salle des espèces disparues et menacées, plutôt qu’un musée d’art plus conventionnel. Et c’est à partir de ces espèces d’espèces (et d’espace) que le narrateur mène une réflexion sur lui et plus largement sur la responsabilité de son espèce sur la disparition des autres et sur la possibilité de les réintroduire par la littérature, le mot qu’on a perdu. On se demande, parfois, si l’auteur croit en ce que dit le narrateur, s’il ne cherche pas, finalement, à dédouaner l’homme de sa responsabilité, par la dérision et le ridicule de sa propre condition. C’est sérieux ? Pas de souci, le narrateur vous gratifie, en fin de chapitre, d’un : « Après tout, moins la bête féroce a de dents, plus ronde est ma fesse. » chevillardesque. Si cette rencontre fut si belle, c’est, j’y reviens, parce qu’elle s’est déroulée devant plus de quatre-vingts personnes, arrivées par grappes, se disputant jusqu’à la dernière des chaises empruntées aux bureaux du musée. Il y a des temps suspendus, comme ça, et Antonin, de l’Échappée Belle et moi en avons vécu un peu commun, entre réflexion sur l’édition et la littérature (pas toujours en osmose, l’une et l’autre) et blagues de potache, lâchée à la Nizan, en se regardant les ongles. Comme dans ses romans, les vies de Chevillard sont enchâssées et disent quelque chose de l’ordre de la perte, et du Fugit Tempus, en témoigne, dans « l’Arche Titanic », entre deux passages sur l’incuriosité des animaux – l’œuvre de Chevillard est un bestiaire, de la loutre au blaireau, de la Girafe à l’éléphant. - l’horloge dorée monumentale de Marie-Antoinette offerte au Muséum par la Convention, qu’on trouve au beau milieu de la Galerie. L’heure et demie que Brault & Chevillard ont offerte au public du Réservoir, hier soir, la paire bonus que j’ai passée avec eux, après, relève autant de la promesse que du souvenir. Promesse d’une nuit de l’Autofictif, à la Médiathèque Mitterrand, un jour prochain ? Promesse de retrouvailles à Saint-Etienne, au Quartier Latin, bientôt ? La route est longue mais les rendez-vous sont pris. Je saurai, à ce moment-là, à combien – seul signe otobiographique consenti – il se situe, en nombre de pains aux raisins avalés dans une vie.

00:11 Publié dans Blog | Lien permanent