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16/01/2024

Sois sage, ma douleur*

grvaise.jpgDans l’enfermement, le pire, c’est parfois de vivre des scènes comme si on en était extrait. Rester là à parler de rien et fumer – l’art absolu du temps perdu – avec d’autres patients et soudainement, comme dans un film, voir, à l’autre bout du couloir, cette femme qui passe, qui est, elle, occupée, qui se dirige vers un rendez-vous, un entretien, une marque de sociabilité quand mes congénères et moi sommes condamnés au vide, aux heures distendues, entre sommeil, cachets pour (encore) dormir, errance dans un couloir entre deux séances de soins. Des soins comme on pensait qu’on n’en faisait plus, des électrochocs, des camisoles chimiques, des heures de thérapie pour mettre un joli nom à quelque chose de dégueulasse : une dépression mélancolique. Les bras qui tombent devant la vie, ses obstacles, ses acharnements, parfois. Et là, alors, cette scène de cinéma, ce bout de film de Rohmer, cette femme qui passe, qui a le charme des femmes de cinquante ans qui ont vécu. Je le sais, moi, qu’elle a vécu, parce qu’on a, dans une vie antérieure, passé vingt ans ensemble, qu’on s’est plu, reconnu, qu’on s’est aimé intensément, jusqu’à faire ensemble deux enfants, deux garçons qui sont maintenant un bout de ce que j’aurais voulu rester, un bout d’elle, aussi, et un tiers d’eux-mêmes, en propre. Elle passe, là, le traitement fait que je ne sais pas si je la revois telle qu’elle m’était apparue la première fois, ou si, dans une anamorphose, un grand-huit temporel, elle passe en parallèle, comme si j’étais devenu invisible à ses yeux. Invisible comme le mal dont je souffre, qui m’enferme et m’empêche de vivre. Qu’on ne reconnaît pas, socialement, ou qu’on évacue à coups de discours volontaristes : allez, ça va aller ! Tu n’es pas le plus à plaindre, tu es debout, tu as du temps pour toi etc. S’ils savaient, tous, que chacun de ces encouragements est un véritable coup de poignard dans l’esprit de celui qui voudrait se battre, mais qui littéralement ne le peut pas. Qui s’enferme dans l’incompréhension, la colère puis le mutisme, autant d’étapes qui finissent par vous faire douter que vous avez vécu, que vous avez été heureux et que vous ne l’êtes plus, quand tous les agents qui font que vous l’avez été passent comme ça, à côté de vous, en faisant mine de ne pas vous voir quand ils vous voient et vous entendent. On est tous un jour passé à côté de quelqu’un en faisant semblant de ne pas le voir, parce qu’on était pressé, parce qu’on n’avait pas envie, peut-être, d’écouter ses problèmes. Moi-même, je l’ai fait, parce que je ne vaux pas plus qu’un autre être humain et son misérable petit tas de secrets. Mais pas moins non plus : il y a pire que le grillage qui entoure la cour qui me sépare de ceux qui sont vivants et me reprochent presque de l’être, encore. J’ai l’air normal – l’inverse du pathologique, en médecine, sauf que ça ne se dit plus – alors je suis censé ne pas me plaindre. Mais si je me plains, c’est parce qu’ils ne me voient plus, ne reconnaissent pas que je souffre et que je souffre plus encore parce qu’ils ne le reconnaissent pas. Que les problèmes – de couple, d’argent – qu’on a eus ne devraient pas empêcher cette femme qui m’a aimé de se soucier de moi. Prends soin de toi, dit-on souvent à quelqu’un quand on le quitte, parfois pour éviter de le faire soi-même. Dans ce mauvais remake de ce qu’a été ma vie, l’héroïne ne fuit pas seulement vers un autre, elle me fuit moi comme on fuyait la mort dans les campagnes de peur qu’elle soit contagieuse. J’aimerais qu’elle me reconnaisse vraiment, qu’elle se soucie un peu, me dise qu’elle viendra demain si aujourd’hui elle ne peut pas. Mais on ne devrait jamais ne pas pouvoir consacrer un peu de son temps à quelqu’un qu’on a aimé, si on l’a vraiment aimé : tous les bancs de justice ne devraient jamais pouvoir altérer ces sentiments-là, ou alors, c’est qu’ils n’étaient (peut-être) pas plus fiables que la maison qu’on a construite ensemble et qui s’est délitée. La mélancolie, c’est beaucoup plus pernicieux que la tristesse pure, parce que ça s’appuie surtout sur des moments heureux, qu’on a perdus par maladresse, souvent. Elle est là, la perception accrue, supérieure, des hyper-sensibles. Cette femme a porté mes enfants, qui semblent, eux non plus, ne pas me reconnaître. Qui s’impatientent, peut-être, de me revoir comme j’étais. Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente, disait Camille Claudel à la fin de sa vie, à propos de ceux dont elle désespérait qu’ils revinssent. Elle aussi a été jeune, belle et flamboyante, pour finir aigrie, rabougrie et plus vieille qu’on ne l’aurait jamais imaginé ; elle aussi avait comme horizon les murs de son asile, sans grillage, mais sans avenir non plus. Elle n’a fait que les imaginer venir la voir, lui parler. Ma damnation est pire : ils sont là mais passent à côté de moi, sans me voir, ou sans vouloir me voir. Je suis vivant, pourtant, encore, à l’intérieur de moi, j’ai encore la rage suffisante pour affronter les contingences auxquelles la vie me confronte. Je ne demande que ça, moi, qu’ils aient l’élan nécessaire pour me retrouver. Et m’aider.

* à la demande, hier, de cet ami qui souffre.

« Nuit d’hiver, place des Lices, Vannes », encre de Chine, janvier 2024.

08:48 Publié dans Blog | Lien permanent

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