30/12/2022
Nuit de lecture.
Et voilà que le livre qui devrait tout emporter en 2023 – un conditionnel de l’ordre du souhait – est un roman à l’eau de rose ! Pas un opus de Marc Lévy que la vieille Rita souhaite au narrateur, pour en vendre autant que lui et devenir aussi riche et célèbre, mais de cette odeur un peu fade et désuète qui en parfume les pages et les figures. Un vrai livre de famille, en neuf parties, comme les branches de l’Hannoukkia, vestige familial aux mille et une histoires, mystiques ou bien réelles. « Les Méditerranéennes », c’est le titre du roman-fleuve de Emmanuel Ruben, à qui l’on prêterait bien, et il ne s’en cache pas, certains des traits du personnage central, Samuel, qui s’apprête, en 2017, à vivre une de ces fêtes juives qu’il a longtemps refoulées, rejoignant « toute la smalah » dans cette « maison de dingues » qu’est sa famille. Une famille nostalgérique, notera-t-on plus loin, qui vit en banlieue de Lyon mais qui n’a pas oublié d’où elle vient. D’où Samuel revient, précisément, sans encore le dire à ceux qui l’attendent pour Hanoukka. C’est à partir de cette situation qu’Emmanuel Ruben remonte l’écheveau de la généalogie de Samuel et, ce faisant, la complexité d’une identité fondée sur l’exil, la déchéance et l’amertume. De Baya Reine, en 1836, à Solange, sur les bords de Loire à la fin du XXe siècle, « Les Méditerranéennes » décline, par chacun de celles qui vont raconter la part de ce qu’elles en ont vécue, l’histoire de Constantine, où l’étoile de David et la Main de Fatma ont cohabité dans la fraternité, jusqu’à ce que l’idéologie, liée à une haine de deux mille ans d’âge, s’en mêle, et plonge le pays dans le chaos. Constantine, pour laquelle l’auteur utilise, plus d’une fois, l’appellation Ad’Hama, l’Écrasante, est une ville assise sur un monceau de squelettes, n’est plus qu’un souvenir déchirant pour toutes les membres de la famille, tous réfugiés – une deuxième fois – dans le rejet de l’Arabe ou la rationalité la plus rassurante, quitte à mettre la poussière mémorielle sous le tapis. Mais chez les Juifs, écrit Ruben, la mémoire précède la naissance, et si « Les Méditerranéennes » font une large part à l’humour, à la psychanalyse et aux recettes de cuisine, si l’auteur fait appel de lui-même à Marthe Villalonga ou à Roger Hanin pour traduire les hyperboles des personnalités familiales, il fait aussi référence, tout au long du roman, à des visages hollywoodiens – Clark Gable, Vivian Leigh, Humphrey Bogart, Errol Flynn - pour mieux esquisser un temps perdu qui n’a rien, précise-t-il, de proustien. Parce qu’imposé, brutal, jusqu’à l’insoutenable, pourtant écrit. Du pogrom du 5 août 1934 où l'État français laisse les mauvais djinns massacrer leurs frères en toute impunité aux mauvaises répétitions de l’Histoire, quand, à Guelma, le 8 mai 1945, se joue une manœuvre à taille réelle de la future Guerre d’Algérie. Génération après génération, la famille de Samuel s’est forgé une histoire que chacune des narratrices raconte, sans se soucier d’un subconscient qui grandit, tord le souvenir et le lie tout entier au parcours fantasmé de ce chandelier à neuf branches. Défendu, dit-on, par la Shekhina - l'immanence divine dans le monde - puis dérobé, fondu, peut-être, retrouvé, reperdu, réincarné, par la force d’une foi avec laquelle on s’arrange. C’est en parallèle (forcé) à une Histoire de France qu’Emmanuel Ruben nous convie, dût-il pour ça bousculer le roman national : « Je veux sortir de la guerre d’Algérie et de la Shoah », lâche Elisabeth, une des convives invitées à lâcher leur part de gâteau familial. Rappeler que la première guerre mondiale a commencé en Algérie et que son premier mort fut André Gaglione, des Ponts & Chaussées, tué à Bône le 4 août 1914. S’ensuivent, dans le roman, des questions sur la dette, sur le bénéfice d’être Français (pour aller se faire tuer au front, vêtus de coiffes rouges voyantes) et sur les lieux, les hommes, qui changent de destination. D’ennemis, aussi. On croise le maire de Constantine de mêche avec Drumont, on relève les conflits d’intérêt entre le Mufti de Jérusalem et Hitler, l’île de Madagascar et Goebbels, la question de la place, jusqu’à l’Eldorado stalinien du Birobidjan, aux confins de la Sibérie et de la Chine… Ce roman érudit n’est jamais pédant, ni didactique et trouve de drôles de résonances actuelles (« Situer l’État hébreu en Palestine, mes frères, c’est confier aux Arabes le soin de régler la question juive ! », on rit franchement de certains pans de personnalités et on partage avec Samuel l’envie d’alléger tout ça. De s’affranchir d’une culpabilité fondée sur les binômes intenables (algérien et français, colonisateur et colonisé, esclave et maître, oppresseur et opprimé) et écouter, même, l’autre version de l’histoire, celle des vaincus. Djamila, la berbère, rencontrée dans la manifestation en faveur de Charlie, la pasionaria du printemps arabe, redonne corps - et cul - au personnage, même si là aussi, il arrive de jouir sur des ravages.
On croise Hugo, de génération en génération, jusqu’à l’analogie Constantine/Besançon – aux sept ponts réciproques – mais c’est Camus qu’on cite le plus, dans toutes les acceptions, des Noces jusqu’au poteau, du premier homme jusqu’au dernier été, dont la photo précipite la fin. Dans l’histoire de cette malédiction, on passe, avec Samuel, le demi-juif, traître potentiel,
du désespoir (Roger, le communiste, ne croit plus dans la France, en Dieu, en Marx) à la résilience. Tintin n’ira plus en Syldavie, le réel est le meilleur des romanciers, philosophe-t-on devant un étal de poissons strictement détaillé, et l’analepse finale est la touche ultime d’un très grand roman.
« Les Méditerranéennes », Emmanuel Ruben, Stock, 2022, 412 pages
09:34 Publié dans Blog | Lien permanent
07/11/2022
Visiteur & voyageur.
19:54 Publié dans Blog | Lien permanent
28/10/2022
l'Aigle noir (dédié à Laurence)
Les virages musicaux, s’ils sont toujours périlleux, ne sont pas tous mortels. Que reste-t-il de la Chanteuse de l’Écluse, quand, à la même époque, alors que commencent les 70’s, Michel Colombier veut pousser plus loin dans l’expérimentation rock de l’univers de la Dame en noir. Et s’appuie sur un des textes que Barbara veut insérer dans l’album qu’elle prépare, dont Roland Romanelli, un soir, au théâtre de la Renaissance, a posé la base musicale, sans le savoir. Lui faisait des descentes harmoniques à la Schubert, sans compter sur la Patronne, qui passe la tête et lui demande de continuer. Pour une fois qu’elle n’avait pas à murmurer une mélodie que les musiciens transformeraient en notes… Elle écoute, se dit qu’elle la tient, la partition de ce morceau qu’elle a en tête depuis six ans, dont les mots et les notes ne venaient pas. Ou pas de façon satisfaisante. Une histoire d’oiseau, tirée du mélange d’un de ses rêves et d’une prophétie biblique. Au bord d’un lac, elle dort, quand un aigle noir fond sur elle : allégorie de la puissance et – plus inattendu – de la douceur, quand il lui caresse la joue. Les exégètes s’en feront des gorges chaudes, pour l’instant, les mots viennent, se libèrent d’eux-mêmes et le texte est bouclé, en six ans et quelques heures, donc : l’aigle s’envole. Que signifie-t-il, cet accipitridé, dans quelle part de son esprit est-elle allée le chercher ? On n’explique pas les rêves, on les interprète, mais elle refuse de le faire, ça lui ôterait son mystère. Il y a parfois des dalles mémorielles qu’il vaut mieux ne pas soulever. Figure monstrueuse du père, évocation du nazisme, elle-même ne le sait pas, à cette époque. Et ne s’en soucie guère. Au printemps, elle enregistre - au studio Gaité, tout près de Bobino - cet album auquel elle rajoute in extremis ce titre qui devient le nom du disque : Barbara est en noir, pléonasme, l’Aigle noir est en blanc, paradoxe. Et Michel Colombier prend les manettes de l’enregistrement, ne lésinant sur rien. Sur le titre-phare, 36 musiciens, huit choristes, un crescendo permanent, break excepté. Colombier double la contrebasse de Paul Amat de la basse électrique d’Antoine Rubio, puis privilégie la session rythmique rock, la batterie d’Armand Cavallaro en tête. Le piano ouvre le morceau, puis la voix et enfin les orchestrations, que Colombier a rodées sur scène et qu’il libère, ici : montées et descentes d’harmonie, effets de phasing – un décalage temporel entre les voix, mis en boucle, qui augmente et diminue au cours du morceau – on n’a jamais entendu ça dans la chanson française et on reconnaît la patte de l’ancien directeur de chez Barclay, ancien assistant de Quincy Jones. À quarante secondes, le phrasé jazz des baguettes multibrins, l’entrée de la basse à 1’, les riffs funks de guitare, les chœurs à 2’, le lever de batterie vingt secondes après, l’envolée de la fretless quatre cordes, tout cela fait de l’Aigle noir un morceau qui fait rentrer la chanteuse rive gauche dans une nouvelle catégorie. On aime ou on n’aime pas, mais elle n’a pas à se justifier de son succès. L’album sort durant l’été, on danse sur l’Aigle noir, que les radios diffusent en masse, malgré son format. En octobre, il est troisième au hit-parade de « Salut les Copains », le monde à l’envers. Pourtant, elle refuse d’en faire la promotion, ne le chantera que deux fois à la télévision française. On lui reproche sa grandiloquence, elle fait le dos rond. Seule l’article de « l’Express » du 13 juillet, qu’on lui rapporte, la blesse, pour une raison précise : Danielle Heymann, la journaliste, écrit d’elle qu’elle noie ses déchirantes petites cantates sous des grandes-orgues de Requiem. Quand la critique vient de professionnels, Barbara l’accepte, toujours. Mais qu’à travers une formule, peut-être inconsciente, on en vienne à penser qu’elle ait oublié sa belle amie de l’Écluse, elle ne pardonnera pas.
Extrait de Quelle petite Cantate pour piano droit au fond de l'Ecluse, ou les vies manquées de Liliane Benelli, à paraître.
07:23 Publié dans Blog | Lien permanent
30/09/2022
La Girafe, le Cheval et le Blaireau mort.
Tous les ans depuis quatre ans, à la veille de ce « grand entretien » que j’anime dans l’écrin magnifique du Réservoir, pour les Automn’Halles, le festival du livre de Sète, je me demande ce que je fais là et pourquoi j’ai accepté une telle charge, tellement soumise à la critique en cas d’échec. Et je vendrais mon père et ma mère – si mon père n’était pas empêché et si ma mère n’était pas aussi prompte à ne pas être d’accord – pour être ailleurs et, puisque ça n’est pas possible, éviter le bide des dix personnes dans la salle pour un auteur aussi génial et essentiel (j’y reviendrai) qu’Éric Chevillard, père d’une littérature perpétuelle depuis 87, dans l’art romanesque et son « Mourir m’enrhume » aux Éditions de Minuit et « l’autofictif », le blog qu’il tient depuis 2007, qu’il nourrit de trois notes par jour, avec l’assiduité qu’il convient à ce type d’exercice. Pour des raisons indépendantes de notre volonté, on inverse le déroulé prévu de la soirée, et c’est Christophe Brault, le comédien attitré de Chevillard, qui commence, lui qui lit l'Autofictif une fois par mois à la maison de la poésie, à Paris, à raison d’une heure de lecture par séance, sablier faisant foi. Ce qui conduit à un calcul savant, digne des plus grandes courses de keirin, puisqu’il faudrait 11 ans, à ce rythme, à Brault pour rattraper Chevillard, à la condition expresse que ce dernier meure avant lui. C’est cynique, pinçant, mais c’est du Chevillard, qui me force à lui faire du pied s’il rit trop à ses propres blagues, ce qu’il ne fera pas, et pourtant quel florilège ! Dans son bestiaire habituel, dans le jeu de la phrase, de son rythme, de sa syntaxe qui peut confondre, Chevillard – entre Wilde et Desproges – excelle, et le public est ravi, alors que l’entretien n’a pas commencé. C’est une osmose, une phrase de Chevillard, il y a la langue, je l’ai dit, au service du propos, qu’il soit métaphysique – la nostalgie, la fuite du temps – ou inessentiel (du moins le croit-on) et le rebond de l’anecdote, de la chose qu’on ramène, que ce soit le Cochon qui rit ou l’alexandrin parfait sur la parution du dernier Alexandre Jardin. On fusille sec, mais avec élégance, chez Chevillard, et je n’imagine pas l’émoi d’un écrivain méconnu qui lui confierai un de ses ouvrages, par exemple. Ça fusille mais ça se met en doute, en permanence, et il y a quelque chose de singulier dans cette musique des mots un poil archaïque, quasi-proustienne par instant et cet art de la chute, de la fuite, dirait-on, mais jamais lâche. Dans son dernier roman, « l’Arche Titanic » - sur le Principe d’une nuit au musée, titre d’une collection fondée et dirigée en 2018 par Alina Gurdiel, qui compte déjà une dizaine de volumes, parmi lesquels celui de Lydie Salvayre (Marcher jusqu’au soir) ou de Kamel Daoud (Le peintre dévorant la femme) – il choisit la Grande Galerie de l’évolution du Museuum d’histoire naturelle et même, plus précisément, la salle des espèces disparues et menacées, plutôt qu’un musée d’art plus conventionnel. Et c’est à partir de ces espèces d’espèces (et d’espace) que le narrateur mène une réflexion sur lui et plus largement sur la responsabilité de son espèce sur la disparition des autres et sur la possibilité de les réintroduire par la littérature, le mot qu’on a perdu. On se demande, parfois, si l’auteur croit en ce que dit le narrateur, s’il ne cherche pas, finalement, à dédouaner l’homme de sa responsabilité, par la dérision et le ridicule de sa propre condition. C’est sérieux ? Pas de souci, le narrateur vous gratifie, en fin de chapitre, d’un : « Après tout, moins la bête féroce a de dents, plus ronde est ma fesse. » chevillardesque. Si cette rencontre fut si belle, c’est, j’y reviens, parce qu’elle s’est déroulée devant plus de quatre-vingts personnes, arrivées par grappes, se disputant jusqu’à la dernière des chaises empruntées aux bureaux du musée. Il y a des temps suspendus, comme ça, et Antonin, de l’Échappée Belle et moi en avons vécu un peu commun, entre réflexion sur l’édition et la littérature (pas toujours en osmose, l’une et l’autre) et blagues de potache, lâchée à la Nizan, en se regardant les ongles. Comme dans ses romans, les vies de Chevillard sont enchâssées et disent quelque chose de l’ordre de la perte, et du Fugit Tempus, en témoigne, dans « l’Arche Titanic », entre deux passages sur l’incuriosité des animaux – l’œuvre de Chevillard est un bestiaire, de la loutre au blaireau, de la Girafe à l’éléphant. - l’horloge dorée monumentale de Marie-Antoinette offerte au Muséum par la Convention, qu’on trouve au beau milieu de la Galerie. L’heure et demie que Brault & Chevillard ont offerte au public du Réservoir, hier soir, la paire bonus que j’ai passée avec eux, après, relève autant de la promesse que du souvenir. Promesse d’une nuit de l’Autofictif, à la Médiathèque Mitterrand, un jour prochain ? Promesse de retrouvailles à Saint-Etienne, au Quartier Latin, bientôt ? La route est longue mais les rendez-vous sont pris. Je saurai, à ce moment-là, à combien – seul signe otobiographique consenti – il se situe, en nombre de pains aux raisins avalés dans une vie.
00:11 Publié dans Blog | Lien permanent
08/09/2022
MURAT LISTE DE VIE.
- 14.11.1993 Transbordeur, Lyon
- 18.11.1997 Salle Rameau, Lyon
- 14.12.1999 Le Transbordeur, Lyon
- 11.11.1999 Le Trianon, Paris
- 29.09.2000 Cave à musique Mâcon
- 16.12.2000 le Polaris, Corbas
- 13.04.2002 Transbordeur, Lyon
- 6.11.2003 Ninkazi, Lyon
- 19.10.2004 Salle Rameau, Lyon
- 19.03.2005 Ninkazi, Lyon
- 15.11.2006 Ninkazi, Lyon
- 24.09.2008 Bourgoin-Jallieu, Théâtre
- 21.10.2010 Centre Culturel, Saint-Genis-Laval
- 12.10.2011 Ninkazi, Lyon
- 16.03.2012 Bourgoin-Jallieu, les Abattoirs
- 8.10.2013 Radiant, Caluire
- 27.03.2013 Cave à musique Mâcon
- 21.06.2014 Villeurbanne, La Doua
- 12.10.2015 Théâtre de Villefranche
- 11.10.2018 Rockstore Montpellier
- 15.04.2022 Bourgoin-Jallieu Abattoirs
- 22.09.2022 Internationales de la guitare Domaine d’O, Montpellier
00:07 Publié dans Blog | Lien permanent
23/08/2022
Continuum.
Pour l'instant, ça n'est qu'un fichier sur lequel je sue, depuis le début de l'été. Un aller-retour quotidien avec l'éditeur depuis trois semaines, beaucoup de travail en perspective, encore, avant qu'il remplace les xxx par une date précise, dans l'an 2023. Mais on s'approche, et l'émotion est immense, pour moi, d'avoir, une fois de plus, ramené Aurelia à la vie et à la parole. Et quel caractère, mazette! On en reparlera.
10:26 Publié dans Blog | Lien permanent
27/07/2022
Rappel de beauté absolue.
09:58 Publié dans Blog | Lien permanent
17/07/2022
Recours aux forêts.
Il est possible que toutes les œuvres naissent d’un accident. À l’origine, une aquarelle ratée, que le peintre déchire, et une intuition qui naît : en rapprochant les deux pans du travail détruit, une faille verticale apparaît, et c’est une genèse, celle de la verticalité des arbres, ceux des forêts dans lesquelles il a l’habitude de se promener, se ressourcer. Il ne se rend pas compte, à l’instant, que reconnaître une faille, c’est en valider le principe, accepter que toutes celles qu’on a refoulées vous submergent un jour, nourries de l’hypersensibilité. Il n’en est pas là, le peintre, il se dit qu’il a trouvé un sujet, un de plus, et quand il découpe l’aquarelle en fines bandes, quand il crée un mouvement dans le sens inverse de ses Horizons, il est happé par la création, ne se méfie pas de l’origine des forêts, des orées à ne pas enfreindre. Il est passé plus d’une fois par Brocéliande, ce Breton d’adoption, pourtant, y a ressenti les esprits et les ambiances, mais là, pas de fontaine de Barenton, pas de Méléagant qui rôde, non, juste un chemin qui, dans l’acte même de créer, va générer d’autres accidents, qu’il ne maîtrisera pas, cette fois, et dont il ne tirera rien, sinon de la douleur et – paradoxe à part – un sentiment d’asséchement. Comme si le mythe de la Création qui se retourne contre celui qui l’a provoquée s’avérait, le voilà qui subit l’épiphénomène d’une déception amoureuse extraordinairement prévisible, de celles qu’on devine la seconde d’après celle de la cristallisation. On a beau jeu de s’acoquiner, d’aller chercher les sensations fortes loin de sa zone de confort, l’illusion de la Beauté ne fait pas la Beauté elle-même. Et la chute n’est jamais loin quand les repères se mélangent. Les forêts ont toujours joué leur rôle cathartique, dans le recours qu’on sollicite chez elles. C’est, dit Jünger, la monade originelle, l’existence dans le présent, tout ce dont le peintre, quand il se détache du sujet, est privé : là où devrait régner le secret – l’intime, le foyer ou la citadelle – c’est le manifeste qui s’impose et engendre la mélancolie. Celle qui empêche, fige, comme si un sort avait été jeté. La forêt est la grande demeure de la mort, le siège d’un danger d’anéantissement, dit-on dans le Traité du Rebelle. En perdant pied, celui qui les a peintes a symboliquement lâché la main de celui qui devait le guider pour surmonter sa crainte. Il se sent seul, même quand on l’accompagne, dans son spleen, et ses projections sont douloureuses : plus d’inspiration, plus d’envie. Des cieux bas et lourds qu’il peint dans ses marines, il ne perçoit plus l’éclaircie, qui centre le regard. La conscience du temps qui passe s’exacerbe d’elle-même, les enfants s’en vont et vivent leur propre vie, les amours, comme le corps, se délitent, rien ne semble pouvoir éclairer le constat : la vie est dure pour ceux dont la perception de son irréversibilité est aigüe. Baudelaire l’avait pourtant prévenu, mais il l’a pris, comme tout le reste, dans sa dimension esthétique, rien d’autre. Ses lignes verticales sont devenues des barreaux, il s’ankylose, jusqu’à la camisole chimique, qui ne fonctionne pas. C’est la conscience de ce qu’il vit qui crée la douleur, il se sent seul alors que jamais la solitude ne l’a effrayé, jusque-là : on ne crée que seul, et il n’a jamais eu besoin de ceux dont il souffre aujourd’hui qu’ils lui tournent le dos, ne les a peut-être jamais considérés. C’est un cercle vicieux, qu’il a tenté de briser, radicalement (ou presque). Sans ignorer que la mort viendra d’elle-même et que la seule trace qu’il faille laisser, c’est celle de la réalisation, par l’œuvre. Il sait également qu’il en sortira, de ce mal de vivre, c’est écrit dans la chanson. Pas celle qu’il connaît mieux, celle de la maladie, du mal amer, et puis la fatigue aussi. Et son refrain, lancinant : que vas-tu faire, à minuit, seul, dans la forêt ? Elles reviendront, les joies simples, les mines rassurées de ceux à qui il pourra au moins faire croire qu’il va mieux, juste pour le plaisir. Il observera sa vie, le temps qu’il en reste, sourira peut-être de ce qui l’a fait tomber. La tristesse ne dure jamais : la cultiver, c’est s’y complaire, l’apprivoiser, c’est s’y soustraire. Mais il est dur au peintre de dissocier l’œuvre de ce qui la nourrit, et parfois la broie. Elle est là aussi, la tentation de Démocrite.
Photo: Erell Henry
23:03 Publié dans Blog | Lien permanent