10/06/2015
Sans matière à discussion.
Isabelle Flaten continue son entomologie des rapports humains, sans faire de bruit, en linguiste cachée. Après avoir exploré les rapports amoureux dans "les noces incertaines", elle fournit, aux toujours pertinentes Editions du Réalgar un livre reposant sur une antiphrase notoire (Se taire ou pas, se demande-t-elle sur 134 pages) et sur une analyse extrêmement fine du langage et de ses incidences. Par micro-récits, elle tisse une anthologie des situations de langage, de ce qui se passe derrière les mots. Ceux qu’on dit, ceux qu’on retient, ceux qu’on a répétés et qui, la situation venue, ne viennent pas, dans le couple, devant une demande en mariage, un chef acariâtre etc. Elle passe par des mots qu’on connaît, d’autres qu’on a un peu perdus de vue : s’arsouiller, patouiller, frétiller du popotin... Prend le point de vue des hommes, souvent taiseux ou amateurs de mots et de situations creuses (les groupes d’amis qui disent tant pour ne rien dire), des vieillards en fin de vie, des enfants, aussi – étymologiquement, pourtant, ceux qui n’ont pas la parole – qui demandent aussi bien ce qu’est la Mort que la sodomie. Des femmes, également, à l’essence venimeuse : tous les mots, dans Se Taire ou pas, sont passés en revue, par aphorismes, par récits un peu plus longs, jamais très. On y trouve au moins une situation déjà vécue, si ce n’est toutes, quand on y est sensible : les pactes entre adultes, les promesses jamais tenues, les humiliations à table ou au bureau devant les mots qui restent coincés et qui étouffent, toutes les façons de se parler, de se dire les choses ou de ne pas les dire. L’antinomie est là, entre le dernier mot qu’on veut avoir, né du premier qu’on n’a pas osé dire. Flaten s’amuse de situations, de zeugmas (« une tarte aux pommes dans les mains et une anomalie dans les yeux ») et de synecdoques (l’homme, ce « coude de flanelle grise »), mais on trouve dans ce livre de très belles scènes, tristes (sous l’Occupation, dans une unité de soins palliatifs…) ou drôles, cruellement, via le lapsus (coût et coït), la langue qui fourche, la parole qui échappe, en réunion ou sur un plateau TV. On croit percevoir, par petites touches, un autoportrait de l’auteur, face à la parole qu’elle domptera mieux à l’écrit que dans la réalité, face aux silences des éditeurs qui laissent penser qu’on en a trop dit, ou trop écrit. L’homme, le sien (celui de la narratrice, qui use de ce possessif), ou d’autres, est passé au crible, l’Homme aussi, qui dit trop pour tout garder, au bout du compte. Les saynètes d’Isabelle Flaten sont des morceaux de vie intelligents, qui posent une autre question que celle du titre (qui n’en est pas une) : comment prendre place parmi les hommes ? Le langage fait de nous un être social, a-t-on décrété, par réversibilité : le mutique sera jugé, le cancre relégué, les beaux parleurs célébrés. On rompt par SMS, désormais, on gazouille en 140 signes. Mais les caractères un peu cassés de « Se Taire ou pas », les roses que l’homme a, toute sa vie, offertes à sa femme sans qu’elle puisse, jamais, lui dire qu’elle préférait les orchidées, sont le signe que Flaten, femme de moins de mots que Merleau-Ponty, tape juste quand elle les écrit.
"Se taire ou pas", Editions Le Réalgar, 14€
17:09 Publié dans Blog | Lien permanent
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