10/03/2024
La Cantate et l'Écluse.
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La Cantate et l'Écluse.
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07/03/2024
JOURDOTHÈQUE (5/10)
Avec Paradis noirs, Pierre Jourde explore le terrain du souvenir d’enfance et des mésaventures d’école via une réminiscence qui touche un jour son double de papier, l’écrivain qu’on invite à une résidence dans une ville qui abrita le théâtre de sa scolarité de jeunesse, dans l’Institution catholique locale, avec les religieux à soutane qui dominent le pandémonium, semblables à de gris fonctionnaires des enfers occupés à dénombrer les damnés. Il le fait via deux visions troublantes, la première, celle d’une petite fille qui fut sa meilleure amie quand elle était petite, l’autre avec l’apparition spectrale de qui lui semble être François, revenu de l’oubli pour exiger de moi la mémoire. Problème, la première est morte noyée à neuf ans et le second, il ne l’a pas revu depuis la Fac de Lettres. Et à 60 ans – pour la deuxième salve - l’âge du narrateur, ça date. Parce que François, il l’apercevra deux fois, à vingt ans d’intervalle. Suffisamment pour que revienne la genèse de leur relation au moment de cet adieu à l’enfance qu’est le collège, que remonte une histoire, d’abord vieille de vingt-sept ans, la trilogie François, Serge et lui à laquelle s’ajoutera Boris, le seul qu’il ait gardé et qu’il vient visiter. Lui a vécu une vie normale et ne s’est pas attaché aux souvenirs. Mais le narrateur voit réapparaître, tour à tour, comme s’ils s’incarnaient, des figures d’abord pittoresques, le Surgé Goering, Napoléon, le directeur aux six doigts, puis comme une faille qui ne cesse de se rouvrir, la raillerie, la vie de la victime vécue comme un enfer, dans les hurlements du Père Anselme. Et la victime, ce sera Serge, promis au sacrifice. Ce spectre ferroviaire, c’est l’allégorie de la violence, celle qu’on fait vivre aux autres et celle qu’on s’impose à soi-même, dira François. C’est un souvenir d’enfance qui n’a rien de joli et qu’on a tu longtemps, tellement qu’il revient de lui-même. Tout enfant finit par se défaire, pense le narrateur, tandis que Chloé - celle qui a aimé François et que le narrateur a pensé, un soir, supplanter - dit l’inverse, quand, s’appuyant sur une enfance passée sur les tombes, elle avance tout le passé m’est présent. Dans cette vie campagnarde que Jourde dépeint avec un réalisme parfois glaçant, il y a la double énonciation – me dit Chloé que François lui a dit – qui met de côté, pour le coup, celui de l’action. Paradis noirsmet en avant la fascination des enfants pour la violence, leur avidité de débusquer toute espèce de sentiment pour blesser, regarder saigner et mourir. Comme le crapaud de l’aïeule que François aura massacré sans raison, comme les jeux de récréation d’époque, les partisans contre les SS dans la cour. Avec des tortures à la limite de la comédie, jusqu’à la cruauté ultime, doublé d’un sadisme certain, le piège qui se referme sur Serge. Les habitants du passé sont fragiles, glisse Jourde, dans une cacophonie qui rappelle le dénouement du Prisonnier – se succèdent (…) l’Ouverture de Guillaume Tell, les premières mesures de la cinquième symphonie de Beethoven, l’appel du héron en rut, la marche d’Aïda, le début de Yellow Submarine des Beatles, un pépiement de canari, le vrombissement d’une formule 1, le sifflet d’une locomotive à vapeur, « le Printemps » de Vivaldi et le rire de Woody Woodpecker – et le roman recrée la confrérie initiatique qui aura perdu Serge, les légendes des habitants secrets et du frère oublié dans une atmosphère fantasmatique, les trois épreuves qu’il a dû subir –raconter quelque chose dont il avait honte, montrer sa soumission en torpillant son trimestre et signer une lettre ordurière qui provoquera son renvoi après une ultime humiliation. La culpabilité que les deux autres chasseront chacun à leur façon – l’un en voulant faire le grand écrivain, qui dépeint mieux que les autres les ambiances de résidence et de rencontres littéraires – l’autre en devenant, dans ses rêves de gamin fasciné par la Wehrmacht, le parangon du salaud et du paumé, qui passera par les groupuscules fascistes jusqu’à, dit-on, trouver une mort mystérieuse de Barbouze en Angola. Dans une irréalité définitive, puisque le narrateur raconte leurs retrouvailles comme s’il était là, puisqu’ il le voit, partout. Lui s’intéresse aux recoins sales des vieilles maisons et si c’est une juste métaphore, c’est aussi la réalité naturaliste – du Maupassant, du Zola, le berger qui a engrossé la fille de ferme – de la dernière partie du roman, qui remonte à la fin du 2nde Empire dans le Cantal, dans ces histoires de familles qui se ressemblent toutes. Le/les fantôme(s) qui hante(nt) le narrateur en veu(len)t aux vivants – quelle affaire ! – de n’être que de leur temps et non leur éternité. C’est pourtant sa propre damnation - c’était il y a de ça vingt ans. Depuis ce temps je ne dors plus guère – qu’il expie dans ce discours de l’ombre, dans la vie retracée de l’aïeule, les quelques explications données au comportement de François, son inexplicable antipathie avec Serge. Les paradis noirs, ce sont ceux dans lesquels il a été élevé, par manque d’électricité, d’abord, et ensuite parce qu’il ne fallait pas tout savoir, de ces petites pièces qui recèlent de lourds secrets. Ça n’est pas François, finalement, qu’il entr’aperçoit, c’est le double qu’il a longtemps dénié, la tristesse d’être mort, d’avoir passé nos vies l’un sans l’autre : c’est plus pratique de prétendre être différent de celui qu’on a été, ça peut même parfois aller au bout. Sauf qu’il suffit d’un rien pour que le souvenir apparaisse, s’il y en a un qui le sait, c’est bien Jourde. Un roman suffocant, mais salvateur.
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LC&L'E.
La Cantate & l'Écluse, qui sortira le 18 mars en librairie, est disponible en pré-commande à cette adresse.
Objectivement, ça devient de plus en plus compliqué, sans armada commerciale, de solliciter des personnes, comme si la curiosité - de la poursuite d'une oeuvre? - s'était tarie, de façon générale. Le sujet, qui m'a toujours tenu à coeur, et l'éditrice, pugnace, me donnent pourtant envie de me battre, encore, si on m'en donne les moyens, mais je n'échappe pas au gros coup de mou et à l'aquoibonisme ambiant. Peut-être l'interlocuteur qui me lira ira-t-il plus loin cette fois, qui sait? En tout cas, si vous aimez Barbara, il vous faut cet ouvrage. Je crois.
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05/03/2024
JOURDOTHÈQUE (4/10)
Il y a mille raisons de ne pas lire un livre au moment de sa sortie : le manque d’information, de temps, la défiance par rapport à son sujet, aussi. Quand Winter is coming a paru, en 2017, peut-être étais-je moi-même dans d’autres préoccupations, mais Jourde pose la question d’emblée : je n’ai jamais été capable de lire les romans qui parlent de la mort de l’enfant. Et de citer Philippe Forest, Marie Darrieussecq ou Jean-Michel Béquié, dont le Charles, dit-il, avait continué à travailler longtemps dans l’esprit. Comment imaginer que Gabriel, Gazou, n’en fasse pas autant, après un récit d’une telle force ? Winter is coming – le titre d’un morceau qu’a composé Black Soul puis Kid Atlaas, compositeur électro reconnu de ses pairs- est peut-être inspiré par les références (à Game of Thrones) de son âge (il ne lit pas, et encore moins les livres de son père), mais c’est le titre allégorique d’une agonie qu’on n’a pas vue venir, le livre sur un enfant qui va bientôt mourir, atteint d’un cancer du rein dont la forme est tellement rare – un carcinome médullaire – qu’il n’y en a que deux en France, réunis à la Salpétrière (à laquelle on n’échappe pas comme ça). Jourde, qui ne masque rien de la réalité, est un auteur reconnu, son fils – un des trois qu’il a eus – on ne le connaît que parce qu’à 11 ans, des autochtones ont voulu le lapider, en Auvergne. C’est le Gabriel de Pays perdu – les prémices du malheur ?- il a maintenant 19 ans, est lumineux et promis à un bel avenir, comme on dit, mais la maladie le rattrape, et les secousses sont nombreuses. L’auteur s’interroge d’abord sur la pseudo-humanisation des rapports entre malade et thérapeute, les interprétations qu’on fait de la moindre annonce – il ne va pas mourir tout de suite – la façon dont, dans un déni généralisé, on commence par rassurer. Parmi l’infinité des mondes, nous habitions celui où il ne mourait pas. Il énumère les disparitions qui ont ponctué son existence, se souvient avoir été substitué, à deux ans, à l’enfant disparu d’un couple d’amis de ses propres parents. Quand il parle à Gabriel, il dit : tu es vivant malgré la conscience que j’ai de ta mort, s’interroge sur le non-être qui se renverse en être (et cela s’appelle Dieu) sans trop y croire. Sur la culpabilité qui vient quand c’est trop tard – on n’a jamais beaucoup parlé dans cette famille de taiseux – sur son départ quand il était encore enfant, sur son sourire magique quand il venait le chercher à l’école. La maladie – euphémisme – on la voit grandir dans le regard de sa grand-mère qui ne le reconnaît (presque) pas, dans la relation avec Margot, sa chérie, à qui il a demandé de ne plus venir – avant que sa belle-mère, Hélène, le convainque qu’il faisait une erreur, dans l’ennui qu’un père réussit à éprouver dans la chambre de son fils menacé de disparaître. L’injustice, Jourde la retranscrit dans la machine administrative hospitalière, ses lenteurs, ses ratés, les 13h passés aux Urgences, dans la rixe qu’il manque de provoquer lors d’un contrôle de police ou avec des ambulanciers qui ont bloqué le passage ; par réaction, par contraste, aussi : il est atrabilaire et bagarreur, l’a prouvé à maintes reprises, quand Gazou, lui, se glisse dans le monde discrètement, avec son sourire, et c’est ainsi qu’il arrive à ses fins. Il retranscrit les câlins qu’il peut enfin, de nouveau, faire à son fils, les plaisirs qu’il lui crée rien que pour entendre, encore, un Merci Papa qui le convainc qu’ils sont en vie. Le père est aveugle à la maladie, qui gronde et qui ordonne de ne plus le voir reparaître, ou quasiment, le papa dur qui l’a un jour giflé pour une broutille. C’est une réflexion sur la façon dont les médecins perçoivent l’impuissance de la médecine, également (quand il a une mauvaise nouvelle à vous annoncer, le professeur Chaudier a l’air de vous reprocher quelque chose), sur l’impact qu’a le drame sur l’entourage, les amis. Sur le regret, les et dire que, les a-apostérioris. Sur l’œuvre, enfin – une obsession paternelle – célébrée en interne par des articles pêchés sur Internet – Bref, Gabriel Jourde n’était pas le genre de promesses qu’on voulait voir disparaître aussi rapidement - des sentences – ta musique restera éternelle – ou une note d’Éric Chevillard. Sur l’indicible : le patient et ses proches ne demandent pas, c’est qu’ils ne veulent pas entendre ce qu’il y avait à dire. On pousse avec Gazou, pris d’affection pour cet ange – au sens réel, pas tout à fait de ce monde – on espère, même, bêtement, le miracle après la (courte) rémission, on le porte comme son père le fait à la Martinique – j’ai mon bébé de 20 ans sur mon dos – et puis on s’efface, non sans larmes, devant l’instant, le dernier, qu’il faut leur laisser, la dernière histoire qu’il lui racontera, celle d’un héritage et d’un ordre naturel qui n’auront jamais lieu, une dernière Pietà avec la mère quand le père s’en veut de vouloir faire l’esthète et l’amateur d’art avant de se dire que les anciens savaient déjà.
Le livre est bouleversant, on s’en veut presque d’écrire une telle formule. Les mots ont dû coûter à l’auteur, mais c’est un des plus beaux textes, un des plus justes, qui ait jamais été écrit sur le deuil et l’amour paternel. Celui qu’il faut sans cesse réinventer ; en cela, Gazou et son père sont à jamais réunis : nul besoin de photos pour ça.
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04/03/2024
JOURDOTHÈQUE (3/10)
Pierre Jourde fait trop souvent référence à « l’heure et l’ombre», un roman qu’il a publié en 2006 – juste après Festins secrets, sur lequel je reviendrai – et qu’il établit comme son préféré. Il faut toujours, à la fois, se fier et se mé-fier au/du choix des écrivains, dans leur bibliographie : parfois, ils sont aveuglés par la reconnaissance ou par le manque d’intérêt qu’on a consacré à leur travail, un temps, et les deux peuvent fausser le jugement. Pourtant, on comprend pourquoi « l’heure et l’ombre » lui tient à cœur, tant il comprend les thèmes sur lesquels toute son œuvre s’est fondée. Les récits enchâssés, la présentation d’un pays ou d’un arrière-pays (perdu), le lien qui se fait avec l’enfance et l’impression. L’histoire commence comme un mauvais roman, un road-movie improvisé avec une femme fugacement croisée dans des soirées mondaines. Jusqu’à St Savin. On sait trop, et heureusement, qu’on n’en restera pas là, avec Jourde et déjà, dans les deux récits qu’ils font l’un et l’autre – la narration change, il faut suivre les accords – de ce qu’ils ont vécu là-bas, en leur temps (elle y a été médecin de campagne, il y a des souvenirs d’enfance, et je pèse chacun des mots), on retrouve la vision de contrées dont on tait la façon de vivre – des gens censés exister mais qu’on ne voit plus – des ombres errantes, des secrets de famille ou de village. Dans l’histoire que Denise raconte, il y a des spectres, des légendes de disparition et de sacrifices. Ils arrivent au matin à destination, après s’être perdus une partie de la nuit, on pourrait s’attendre à une concrétisation amoureuse mais 1) c’est mal connaître l’auteur et 2) il ne pourrait y avoir de confiance ni d’abandon avec cette femme qui a ses propres mystères et qui n’est en somme qu’un épigone de celle qu’il y a laissée, des années auparavant, qu’il croit reconnaître, indirectement, par ce que Denise dit d’un homme mystérieux qui pourrait être – les histoires parallèles et le conditionnel déclenchent l’anamnèse du narrateur – le beau-père de Sylvie, cette petite fille qu’il a connue quand il avait 4 ans, qu’il a observée en se cachant dans la haie à 12 – à chaque fois, la même joie qu’une naissance, inépuisable – et à laquelle il s’est déclarée sans rien dire à 27, quand il l’a retrouvée, encore. Cette fois, il est accompagné d’un alter-ego – il aurait pu être moi – en plus héroïque, qu’il voit un temps à sa place auprès de Sylvie (comme Denise, gouvernée par la lune), avant qu’il se passe, entre eux, un pacte comme il ne s’en passe qu’entre des hommes qui savent qu’aimer une femme, c’est entrer vraiment dans son intimité – dans la maison, pas celle du fond – cesser de ressentir la souffrance de ne pas le faire. Entre Sylvie & lui, laissés libres, le modus vivendi, c’est de ne rien exprimer, ressentir le paradoxe (J’avais lu des descriptions détaillées de cet état dans Proust, mais oui, on a beau être un jeune médecin, on peut avoir lu Proust) de préférer ne pas vivre les choses plutôt que de les avoir dépassées. Quitte à imaginer supprimer la femme qu’il aime –des pulsions qu’il demande au lecteur d’assumer – tant la violence de (son) désir en rendait invraisemblable la réalisation. Le personnage-narrateur va jusqu’à la poursuivre à Tours, dans une rue dont il ne connaît pas le numéro, croire la retrouver, la perdre de nouveau. Jusqu’à des rebondissements dont aucun n’est superflu, ni mal construit, jusqu’au dernier, à la dernière énonciation, Deus ex machina Il y a du Jourde qu’on reconnaît, dans la description clinique des douches de camping, son amour (sic) des enfants, l’administration, quelques insertions – on ne se refait pas – sur la littérature, la poésie. On s’amuse à composer avec Julien – il m’a arrêté dans mes excuses sur cet abandon de quinze ans – comme le potentiel Jourde que Jourde aurait pu devenir, écrivain-ermite revenu de la littérature telle qu’on la conçoit – au mieux une survivance culturelle, une marque de standing – si les vies se définissaient comme la somme des choix qu’on n'a pas faits ou devant lesquels on s’est dérobé, par peur ou par paresse. Il y a récurrence, dans tout le roman, entre le monde réel et la manière dont on (les gens) se le représente(nt), les impressions qu’on en garde. Son double, celui qu’il a chargé de vivre à sa place, va jusqu’à dire au narrateur qu’il a perdu Sylvie – qui l’aimait – parce qu’il l’aimait comme une abstraction, trop amoureux de l’amour. C’est un livre sur la culpabilité de n’être que soi – jusqu’à l’unique solution qui consiste à n’être rien – sur le passé – un emboitement de fantasmagories – et sur la permanence, avec une fin qui laisse le lecteur exsangue, jusqu’à l’excipit.
Pierre Jourde, l’Heure & l’ombre, l’Esprit des Péninsules, 2006
20:29 Publié dans Blog | Lien permanent
22/02/2024
JOURDOTHÈQUE (2/10)
On se met à rêver, en ressortant la Littérature sans estomac de la pile à (re)lire, d’une édition actualisée, comme on le dit maintenant. Où il s’avèrerait que des auteurs dont Jourde prédisait l’oubli, en 2002, comme Pascale Roze, Prix Goncourt en 1996 pour le Chasseur zéro, ont effectivement été engloutis par les livres qu’ils ont écrits et que d’autres ont continué dans un succès important en terme d’audience – Houellebecq, Angot, Beigbeder, Delerm – accentuant la dichotomie entre une littérature exigeante et une autre de grande consommation. L’énorme atout de Pierre Jourde, quand il sort cette étude - deux ans avant de sortir un brûlot avec son éditeur de l’Esprit des Péninsules (le Jourde & Naulleau, précis de Littérature du XXI°s., pastiche potache du Lagarde & Michard) – c’est d’abord qu’il sait ce qu’il dit quand il parle de littérature. Pas seulement parce qu’il est Professeur d’Université quand il reçoit pour ce livre le prix de l’Académie française ( !) – la réception en est faite dans le Voyage du Canapé-lit– mais parce qu’il les a (tous) lus, ces livres, sans se contenter de ce qu’on en dit dans des magazines complaisants, et même dans des revues dites pointues, dans le domaine. Il sait que la littérature est faite pour définir un horizon d’attenteet que la manie littéraire de son époque, c’est de fournir une image de la littérature, voire de l’écrivain lui-même. Dans une activité littéraire atomisée, où les éditeurs n’ont plus de critères de jugement mais montent des coups, Jourde veut d’abord opposer le travail de la langue à la littérature de l’épate, démontre par l’exemple à quel point les problèmes de couple, de corps, le jardin secret est devenu sujet et, en cela, ne se distingue guère, si la langue ne suit pas, des éditoriaux de Marie-Claire ou du courrier du cœur de n’importe quelle revue féminine (on est en 2002, on ne lui tombera pas dessus à ce sujet). L’apparence de l’audace, la violence et le sexe – avec des exceptions, comme Catherine Millet et sa vie sexuelle, dont le sujet fait sens puisqu’il est sujet lui-même – crée un nouveau théâtre d’illusions dans la vie littéraire, et puisque les pamphlets – voire les duels – ont laissé place à des polémiques télévisées, puisqu’on part désormais du principe que la critique négative est du temps perdu, il ne reste plus rien, dit-il, de la responsabilité de l’écrivain, à qui l’on est en droit de demander des comptes puisqu’il atteint, dans la société, un degré – divers – de visibilité ou de démarque. Puisqu’on ne peut plus dire d’un livre qu’il est mauvais sans que tombe sur l’auteur de la remarque des accusations de rage envieuse ou d’aigreur, eh bien Jourde le fait, et nommément, prétextant qu’on peut critiquer une œuvre sans s’attaquer à la personne. Ainsi, pour lui, Camille Laurens se prostitue à sa notoriété, par exemple. Jourde va dissocier sa vision de la littérature en deux couleurs (la blanche - parataxe voyante, minimalisme syntaxique, lexical et rhétorique - et la rouge – syntaxe complexe, métaphores flamboyantes, énumérations) et une nuance (l’écrue, petits objets du quotidien, gens de peu, prose poétique, effets stylistiques discrets mais repérables). Les deux (et demi) n’étant pas toujours en opposition. Jourde, qui doit s’appuyer sur son passé de boxeur (le livre n’est-il pas dédié à son frère, qui connaît la bagarre ?)va d’abord s’attaquer au Monde des Livres, pourtant – toujours – sacralisé, au triumvirat, il y a 20 ans, Sollers-Savigneau-Forrester, ces grands intellectuels qui, respectivement, tiennent des formules parfois grotesques (retenez-moi ou je pense) jusqu’à confondre son Éloge de l’infini en Illustration du bredouillis (c’est drôle), voire Mickey contre les Rapetout ; ne parleront que des auteurs qui leur plaisent, pas leurs livres ; iront jusqu’à panthéoniser, pour la dernière, un auteur atrocement médiocre (après tout, étymologiquement, ça n’est pas insultant), Madeleine Chapsal, encore, dont Jourde dira avoir tout lu, quitte à cacher les ouvrages sous de fausses couvertures. Pierre Jourde est érudit, ça lui confère le coup d’avance sur ceux qui voudraient lui faire ravaler ses paroles, situe l’ambiguïté dans la vision qu’on a gardée du romantisme (le mouvement), par exemple, puis sort la sulfateuse, extraits à l’appui, en démonstration : la technique du collage, l’usage de la répétition chez Christine Angot, des trucs qu’on pourrait déballer à table mais qu’il est plus opportun de faire sur 200 pages chez Stock ; le langage parlé dans la prose écrite, les calembours – Toto qui écrit un roman – et le pipi caca prout zizi popo chez Beigbeder ; la colossale finesse de Marie Darrieusecq, ses métaphores éculées de parolière de Johnny ou de Bruel (on dirait un documentaire de Walt Disney) ; les jongleries syntaxiques d’Olivier Rollin, sa bonne vieille figure romantique de l’écrivain et, plus gênant, les efforts qu’on voit qu’il fait ; le nouveau roman rose de Darrieusecq, tour à tour cochonne - dans son Truismes – durassienne, freudolacanique. Des livres qui ne manquent pas toujours d’intérêt, tient-il à préciser – sauf ceux d’une étonnante stupidité – qu’il aligne, même si, souvent, c’est la jaquette – attention, talent ! – qui doit le rappeler, au cas où on ne l’aurait pas remarqué. On passera sur les Bovary modernes, nourries à Marie-Claire ou Biba, sur Christian Bobin, le ravi de la crèche, qui continue de s’émerveiller depuis qu’il a découvert le verbe. Jourde a beau solliciter Heidegger, Genette ou Deleuze pour expliquer certains travers de ses contemporains, la philosophie de comptoir de Pierre Autin-Grenier atteint à peine les brèves de Jean-Marie Gourio, et les petits riens de François de Cornière ou de Philippe Delerm ont beau se revendiquer de Perec, ils ne relèvent, souvent, que de la rhétorique agaçante du joli.
Pour qui s’est déjà offusqué des saillies drolatiques d’Éric Chevillard, il y a deux ans, aux Automn’Halles, contre ses cibles favorites (Alexandre Jardin, Éric-Emmanuel Schmidt, Yasmina Khadra), la lecture d’un livre déjà ancien pourra passer pour de la méchanceté gratuite. C’est là où Jourde contrecarre l’impression puisque, s’il a aligné les auteurs susdits, il prend le risque, dans la dernière partie de l’ouvrage, intitulée Écrivains, de défendre ceux dont il pense que leur travail vaut la peine de s’inscrire dans la lignée de ce qu’est la littérature, pour répondre à la question sartrienne : Gérard Guégan, dans le roman policier, Valère Novarina, qui se sauve par l’intermédiaire d’une œuvre où rien n’est sauvé, et… Éric Chevillard, pour son œuvre anthume, au risque qu’on lui renvoie les accusations de copinage qui ponctuent son argumentaire. Il lui consacre son texte le plus long, peut-être, démontre comment, dans l’acrobatie verbale de l’auteur, en s’appuyant sur l’ubiquité de la Girafe – on connaît le bestiaire du diariste – l’être, chez lui, n’est jamais qu’une position particulière, toujours instable et paradoxale.
Ce livre est une bénédiction pour celui qui voit de mauvais livres remporter du succès pour de mauvaises raisons, même si la morale a pris le dessus, en vingt ans. On est souvent obligé de se taire et de regarder des auteurs jouer aux écrivains sans, souvent, rien avoir à dire sur la littérature elle-même. On sait que Christine Angot lui en veut encore, comme Khadra cherchait partout Chevillard, lors d’un salon du livre. On pourra toujours, d’ailleurs, attaquer le Jourde romancier, il y a de la matière. Mais il va falloir s’y coller, en terme d’analyse littéraire : en face, il y a du client.
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21/02/2024
JOURDOTHÈQUE (1/10)
Pierre Jourde continue son travail d’analyste de la littérature en étudiant, après Perec, les choses ou plutôt, dira-t-il, le peuple obtus de ces objets qui cachent, sous leur apparente neutralité, des histoires comme lui en raffole, parce qu’elles sont – ou devraient être - le véritable sujet de la matière littéraire. Ici, c’est le canapé-lit de sa grand-mère, une femme globalement détestable, qu’il véhicule, dans un Jumper de location, de la banlieue parisienne jusqu’à la maison familiale d’Auvergne, celle de Pays perdu et de la Première pierre – on reviendra sur ce doublé. Dans ses Choses à lui, le canapé incarne tout ce qu’il aurait fallu jeter à la benne mais qu’on va garder et mener loin, parce que ça fait des économies – bon sens commerçant rapidement démenti par un simple décompte – et parce que comme ça, on continue l’histoire, même si l’histoire n’a jamais été celle qu’on s’est imaginée. Ça ira bien en Auvergne, c’est le prétexte à un road-movie – à chacun sa Road 66, ironise-t-il – à huis-clos, forcément, entre l’auteur-narrateur-sujet du livre, son frère Bernard et sa belle-sœur Martine. Les deux Jourde refont l’histoire familiale à grands renforts de leurs frasques respectives, et Pierre Jourde – le vrai, l’auteur, enfin l’autre, puisqu’il y en a d’autres – se corrigera de lui-même (au sens raclée) en laissant Martine, in fine, lui balancer à la figure une autofiction (l’épidémie de la confidence) qu’il a toujours vomie. Sans se dédouaner pour autant, il en fait la matière du roman, assimile le canapé-lit au corps du père qu’ils ont un jour véhiculé de la même manière, alignant les communes profondes de France tout en remontant leurs voyages respectifs, leur expédition au Tibet (prochaine note), leurs aventures au Canada, sa courante à Chichicastenago etc. Puisque tous les thèmes sont compatibles avec la littérature, l’auteur de celle sans estomac (à venir) manie, comme à son habitude, l’ironie et la digression d’un côté, l’analyse – souvent proustienne – de l’autre : cite Zénon d’Élée pour prévenir que son aporie n’a pas d’autre but que d’apporter un (moche) canapé quelque part, mais que la distance et le temps d’un voyage peuvent être abolies d’elles-mêmes si l’on en considére les incidences. Ainsi la grand-mère deviendra-t-elle un non grand-mère et sa forme d’autarcie narrative, s’appuyant sur des inversions du sujet accolées à des verbes (d’action) inventés – gloglotter, almanachvermoter, groumer… - tiennent le lecteur (il n’y en a qu’un, qui s’enfuit vite, dit-il, puis revient, curieux) en haleine, même quand il aborde la question vomitoire du bastingage. Dans sa confusion volontaire, Jourde aborde la question des héritages culturels, avec des failles qu’on image liées à une condition, ou à l’accession à une condition : ainsi cette grand-mère aux allures extérieures de Mamie Nova a—t-elle été capable de ne pas vendre la maison de son enfance à sa propre fille parce qu’elle lui en offrait 10M (d’anciens francs) quand elle en attendait 12. A-t-elle stipulé sur testament qu’elle ne voulait pas que cette même fille soit enterrée auprès d’elle. On en connaît plus d’un qui aurait benné le canapé au premier virage, mais il fallait cette catharsis du voyage pour que les langues se délient, qu’il expérimente sa facticité, dit-il, évoquant Sartre. L’enfance, l’homosexualité, les origines paysannes, tout y passe, dans un récit sans cesse cabossé, mâtiné d’autant d’humour que de fuite du récit lui-même. Comme tout Jourde s’imbrique, il parle également de ses livres – Pays perdu, la première pierre, Festins secrets, l’heure et l’ombre, son préféré (à venir aussi) – fait ses coucous habituels à Éric Chevillard (deux fois, ça va se voir) et aligne ses cibles préférées, même s’il sait que les livres qui parlent d’écrivains et de littérature sont rasoirs. Angot en tête en prend pour son grade (depuis la Littérature sans estomac), avec un jubilatoire On peut lire même si on ne sait pas écrire ; Haenel, l’ampoulé de service ; un Du Rabelais fatigué, toujours mieux que du Djian en pleine forme ; le cheptel cacochyme de l’Académie française, qui lui décerne un prix alors qu’il cherche les toilettes. Ça pourrait être gratuit, ça ne l’est jamais, d’abord parce que l’auteur est sans concessions (sur lui-même) quand il s’interroge sur l’enfant qu’il était et l’auteur qu’il est devenu, ensuite ; sa prétendue méchanceté quand la vraie, il l’a vécue dans sa chair quand les gens de Luisaud ont essayé de le lyncher. Dans son analysobus – proposition fraternelle – on étudie l’idéalisme petit-bourgeois d’écrivains en virée en Salons (du livre), on aborde une histoire de France par le prisme bougnat et on se recentre sur les objets – mythiques ou maléfiques – qui provoquent la phénoménologie. Il n’y a rien de meilleur, néanmoins, dans un Jourde, que ces moments où la langue (pas seulement les figures de rhétorique et les subjonctifs imparfaits qu’il offre aux professeurs de français) et le sujet se rejoignent, comme dans la fin de l’ouvrage où la mort (de la mère, cette fois), la bonté du père, le retour sur la vie qu’ils ont menée, le constat sur ce qu’on leur a inculqué (ils ont travaillé dur pour tout excuser) montrent à quel point ce canapé-lit a pu être, en soi, dévastateur, puisque c’est le titre du chapitre. Les habitants de Montargis et les amateurs de St Pourçain -c’est un peu comme la confiture de nouilles chère à Pierre Dac – n’aimeront pas ce livre, d’autres non plus, mais c’est un voyage qu’on peut faire. À peu de frais et sans appréhension : sauf peut-être de le recevoir en rencontre littéraire et d’avoir à lui dire D’habitude, il y a plus de monde.
PS : mon cœur s’est arrêté quand j’ai cru qu’il parlait d’une rencontre à la Maison Vieille, avec trois personnes, dont deux qui n’ont rien compris, et un sourd. Mais ça n’était pas celle-ci, à laquelle j’ai assisté et pour laquelle, effectivement, il y avait plus de monde. Dont moi.
18:47 Publié dans Blog | Lien permanent