31/03/2025
CÉPHALÉES II*
Deux ans. Deux siècles. Aujourd’hui, au dernier jour du mois de la guerre, ça fait deux ans que mon cerveau a lâché, au petit jour, comme si la foudre s’abattait sur moi, affaissant – momentanément - une partie de mon visage et toute forme d’équilibre. Deux ans que j’ai rampé jusqu’à la porte pour ouvrir à celle qui me sauvera en appelant les secours, pendant que je vomissais tout mon soul. Jusqu’à ce qu’ils m’emmènent aux urgences de Gui-de-Chaulliac et, une fois les trois lettres prononcées, aux soins intensifs du CHU (pas celles-ci). D’où je garde cette phrase entendue dans les premiers jours (d’hébétude) : celui-là, on va le remettre debout. Ça a été long, progressif, il a fallu effectivement que je puisse me redresser – et sortir de toute forme de dépendance, d’abord sanitaire – puis sortir du fauteuil roulant, faire quelques pas, soutenu par des bras amis, puis en autonomie. Vu comme ça, c’est linéaire, mais rien ne l’est, dans un hôpital, ni les journées qui s’allongent, ni le temps global, la semaine, les dix jours, les vingt et un avant qu’on m’envoie en rééducation, à Bourgès, un peu trop rapidement – paradoxe à part – au regard de ce que j’ai pu poser dans le couloir, en arrivant. Il y aura en tout et pour tout 41 d’hospitalisation avant que je puisse retourner chez moi, fatigué, mais debout. Un mois d’avril complet volé au nom d’un accident cérébral, ça n’est rien si je regarde autour de moi ceux qui ont été aussi frappés, mais ça reste, à vie. Pas comme un souvenir, comme une épreuve fondatrice, à partir de laquelle rien n’a plus été pareil, jamais, et pour toujours. Il y en a eu, des étapes, les galères administratives qui commencent, le report de ma reprise du travail et, au vu des angoisses incompatibles avec ce métier que j’exerçais depuis trente ans, un collège de médecins qui établit mon incapacité définitive à l’enseignement. Un avis sur papier qui signe une fin que je n’aurai ni choisie ni vue venir. Et des perspectives toutes liées à l’inconnu. Un an de congé longue-maladie, puis un reclassement, pour éviter le mi-traitement, qui ne mènera à rien : 30 candidatures sur Emploi-public, pas un retour positif, pas un seul entretien. À 56 ans, on voit bien que plus personne ne vous attend, socialement. Un stage d’immersion dans la Culture et la Communication de la ville et de l’agglo, que je remercie pour la confiance, mais qui n’a mené à rien non plus. Et maintenant, l’inconnu puissance 10000, avec les trois postes que l’administration se doit, légalement, de me proposer. En espérant qu’ils tiennent compte de ma situation personnelle et médicale, qu’on ne m’envoie pas à Sedan quand je vis à Sète. Sinon, ce sera l’armada fatale des recours administratifs, la question lancinante de ce qu’on fait d’un fonctionnaire qui a œuvré 30 ans à la réussite de ses élèves, qui a entre-temps – autre requête en suspens – obtenu la Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé et qu’on traite comme un moins que rien parce qu’il a eu un AVC. Cela étant, je suis plus optimiste que je ne l’aie jamais été avant l’accident, parce que j’ai appris la relativité, parce qu’il n’est pas impossible non plus que des gens dont c’est la charge fassent correctement leur boulot. Et parce je suis suivi psychologiquement comme je le suis médicalement, que ça aide à mettre des mots sur des choses qu’on ne dit habituellement pas. Je me souviens de mes chroniques écrites sur mon lit d’hôpital, la façon dont elles m’ont aidé à revenir à l’abstraction nécessaire. Je sais qu’elles ont été suivies, on m’a souvent demandé pourquoi je ne les avais pas publiées : je répondais qu’écrire sur la maladie, même la mienne, n’était pas ce pour quoi j’étais fait, comme écrivain. J’ai préféré, après, enchainer, comme un damné, littéralement, trop conscient de ce qu’il me restait à faire : de mémoire, j’ai corrigé le volumineux fichier d’Aurelia Kreit, 2evolume, écrit les 15 portraits des Figures singulières qui restaient pour en éditer le premier tome, enchainé avec les 26 du 2e, j’ai écrit la Cantate d’une traite, mon Noz d’émeraude, le Murat à paraître, des chansons, des (longs) poèmes, commencé Yrina Kreit qui sera sans doute mon dernier grand-œuvre. J’ai été accueilli en librairie, dans de superbes galeries, aussi, et comme si ça ne suffisait pas, j’y ai été accompagné par Tito, de Aurelia Kreit, par Stéphane et Éric, du Voyage de Noz, par Clara, pour notre récit-récital. J’ai vécu, aimé, profité, fait le tri dans les relations toxiques, combattu pour des amitiés, surmonté mes déceptions... Si je regarde ça maintenant, c’est presque le travail d’une vie, mais j’assume. J’ai profité d’un temps que je n’aurai plus quand je reprendrai le travail, tout en allant, le matin, mettre mon corps à l’épreuve du sport, que je ne pratiquais plus depuis belle lurette. J’ai lu et chroniqué des dizaines de livres (chacun) de Pascal Quignard, Éric Chevillard, Pierre Jourde, Jean Mattern, les ai interviewés en public, j’ai aidé à la naissance du Descartes de Jean-Louis Cianni, renoncé à la présidence du festival du livre pour ne plus subir les réactionnaires locaux, recouvré ma liberté. Ah, j’oubliais, j’ai refait l’historique complet du bâtiment (le collège Victor Hugo) qui accueillera prochainement le Pôle universitaire Michèle Weill, dont j’ai aussi écrit la biographie (courte). Avant de me lancer dans l’écriture de celle (longue) d’une personnalité bien connue, dans l’île singulière. J’ai soufflé avec mes proches les 55 bougies que j’ai pensé ne jamais avoir, fêté largement mes 56 en retrouvant des gens que j’ai toujours aimés et qui m’aiment peut-être un peu plus, encore, maintenant. Et c’est plutôt agréable. Je n’ai plus de bateau, plus trop compatible avec mon équilibre précaire, mais je pense l’avoir bien transmis, dans l’âme. J’ai renoncé au dernier moment à aller voir Mc Cartney à Paris, par peur de la fatigue, mais suis allé voir Saez avec mon enfant, qui m’a écrit une lettre il y a peu qui vaut mille fois celle que je lui ai destinée pour ses 20 ans. Qui a dit ça : Mon père, ce serait le seul à pouvoir extirper l’Excalibur de la langue française, pourvu qu’une telle épée existât, ce qui justifie 1) que je puisse mourir, maintenant 2) qu’on grave ça sur une pierre bien banale qu’on posera quelque part, partout où je serai.
On est le 31 de ce mois. Par provocation, comme Pierre Desproges a mangé un crabe le jour où on lui a appris qu’il avait un cancer (« un partout ! »), je pourrais manger autant de Mars qu’on en compte ce jour, mais je préfère me dire que j’en ai offert 30 à ma sœur hier, pour ses 60 ans, que je n’envisageais pas, il y a deux années pile. Ils sont arrivés après quatre jours de joie pure et d’amour fou, comme les autres échéances viendront, maintenant : je n’ai (plus) peur de rien. Comment il disait, Blier, déjà ? Ah, oui : merci la vie.
*En référence au très bon Céphalées de Nicolas Vitas, chroniqué ici.
14:09 Publié dans Blog | Lien permanent
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