10/11/2023
Baratin - 9.11.2023
Il n’y a que de bons conseils, rétroactivement. Mais aborder une deuxième soirée dans un endroit complètement différent, le très convivial Baratin – bons vins, bons mets – de Zazou, comprenait sa part de risques, que nous avions anticipée : un public pas forcément là pour ça, une acoustique différente, une position à affirmer, d’entrée. Aussi Clara et moi avions décidé de commencer par la part savante – la présentation du livre, le morceau de Silvestrov en hommage à Bach – avant de laisser les convives boire et manger, et reprendre pour un deuxième temps plus impromptu, ce qui était un bon calcul en soi, mais a mal supporté une contextualisation mal emmenée (il eût fallu introduire l’intrusion littéraire dans un tel endroit) et un morceau technique qui s’accordait mal avec les chuchotements, à ma gauche, de la première table. Laquelle a un peu déstabilisé le binôme qui décide, pour la deuxième partie, de passer directement au jeu de ping-pong préparé l’après-midi : un texte ancien, écrit quand Clara s’est produite avec l’Orchestre des jeunes de l’Opéra de Lyon, à l’Auditorium Maurice Ravel, adapté suivant les dix ans qui se sont écoulés. Elle répond musicalement quand je parle de son effronterie supposée, singe les premiers violons dont je me moque, met du Bach quand je parle de Sacré, reproduit le son grave des contrebasses, imite une cacophonie, un sifflement, les repères sont bien calés, ça fonctionne très bien, le public est réceptif. Évidemment, après coup, on regrettera d’avoir supprimé, au dernier moment, le sublime Chant des oiseaux, alors même que le public était captivé. Mais c’était pour finir fort, sur un Camille dont la vidéo de la veille m’a moi-même impressionné. On est véritablement ensemble sur ce morceau (aussi), c’est un duo sur une musique que tout le monde connaît mais qui porte tellement ce texte intemporel (pour oublier que son édition a déjà dix ans, et qu’il en a beaucoup plus). La magie du spectacle, c’est qu’au fur et à mesure que je lis la première page, j’ai l’impression d’avoir perdu la deuxième, je ralentis, sans bafouiller, mais les repères ne sont plus exactement les mêmes que la veille et Clara doit un peu freiner, me récupérer, et me laisser finir, sur le dernier vers, là où la veille c’est elle qui terminait. Mais les applaudissements sont nourris, et la table revêche laisse s’exclamer des bravos ! Pas un livre ne sera vendu dans une soirée qui ne s’attendait pas à ce qu’un écrivain se confie (je le fais moi-même), mais l’essentiel est ailleurs, une fois encore, dans cette Beauté portée au pinacle, avec les encouragements épatés d’un certain nombre de gens présents. Tant mieux. Des spécialistes nous disent qu’il faut une trace de ce duo, on y réfléchira. Zazou (zélée), violoniste elle-même (désolé !) vient annoncer les prochains rendez-vous et a aimé que nous nous inscrivions dans son lieu. Ça tombe bien, je compte y revenir vite, en simple client, si bien reçu. Clara et moi attendons des signes du libraire de Mulhouse et de Thann, où nous devons nous produire en décembre. De Montpellier, où nous irons jouer à l’ES Factory. D’autres endroits, qui devraient s’intéresser de près à ce petit prodige qui m’oblige à m’élever, pour être à sa hauteur. C’est du bonheur pur. Demain, elle sera loin de moi, qui présenterai Aurelia aux Mangeurs d’étoiles, mais je serai bien accompagné aussi, par mes vieux rockers générationnels. Mais je la retrouverai vite, sur la route, parce qu’entre elle et moi, et depuis dix ans, il y a un chemin. Les photos du fantastique Valéry Girou – celles du studio l’après-midi, du concert le soir – seront un baume au cœur du souvenir. On vit pour ces intensités : je le vis décuplées depuis mon aventure avec la fin. Peut-être parce que je sais que celle-ci n'est pas encore programmée et que tout ce que l'on fait pour la repousser, par l'esthétique, nous inscrit dans l'intemporalité. Ça n'est pas mon ancien étudiant, devenu collègue (ex) qui dira le contraire: il se souvient encore de moi il y a trente ans, ça tombe bien. C'est Aurelia qui nous offre ça? On prend.
Photo : Magali Mastrosimone
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09/11/2023
Quartier latin - 8.11.23
Je n’ai jamais été très durassien, dans ma vie – la pluie d’été exceptée – mais l’ouverture de la présentation de Aurelia Kreit – les jardins d’Ellington dans la belle librairie – 50000 livres, boiseries et plafonds hauts- du Quartier latin de St Etienne, ville de mon éditeur et ville qui a vu naitre, dans le texte, le personnage éponyme, à la Manu, ne pouvait être que forcément sublime. Sans les flonflons de la fête, la vitrine pleine de livres rouge basque (une autre époque) ou les étals remplis, mais une vingtaine de curieux s’est pressée en fin de journée dans la boutique de Daniel et Magali, pour me voir présenter mon nouveau roman, anachronique par son volume et sa langue, et inespéré quand on se souvient qu’une suite était inenvisageable, en 2019. Il est d’ailleurs indépendant du premier, et Daniel me demande de suite de resituer l’action et la genèse d’Aurelia Kreit, version rouge vif, et il me semble que les quatre ans écoulés n’’ont eu aucun effet sur moi, qui reviens quand même de loin. Pire, puisque Daniel parle d’un concert Littérature & Musique dans sa galerie au gravier blanc, c’est pour décompter qu’il s’est écoulé une décennie. Pour lui ou pour moi, c’est déjà monumental, mais pour Clara, c’est plus d’un tiers de son âge. Pourtant, elle et moi nous sommes retrouvés comme si on s’était quittés hier, sur les mêmes repères pour caler un texte, sur la même nécessité de donner aux gens un peu de la complicité filiale qui nous unit. On a convenu une intervention en trois temps, entrecoupés de morceaux de son choix : le premier est une pièce de Silvestrov, en hommage à Bach. C’est un compositeur ukrainien, ça colle à l’âme salve, sujet récurrent du diptyque. C’est le seul gros morceau, selon elle, elle a eu du mal à convaincre son grand-père présent que ce ne serait pas une tarentelle du pays, mais elle a cette force dont je n’ai jamais douté, cette maîtrise technique qui lui permet, en amont, d’expliquer comment le compositeur joue avec les notes équivalentes au nom du maître. C’est beau, un violoncelle, ça relève du Sacré, et dans un endroit pareil, c’est un privilège immense, pour moi, d’être accompagné ainsi, pour les autres de l’écouter. J’entends même sa respiration, le souffle qu’il lui faut pour passer les difficultés, c’est extraordinaire, et je pense à Pascal Quignard en me disant 1) qu’il aurait adoré 2) que je vis à mon échelle la même chose que lui. Ce que Daniel me fait dire entre temps, sur les thématiques, la question juive, celle de l’ukrainité n’a d’importance que pour ceux qui m’écoutent encore, moi je fais de mon mieux, mais je sais que c’est de l’équilibre de nos interventions que se jouera la Beauté, en plein. Clara joue deux morceaux de Bach, une « Allemande » et un Prélude, si j’ai bien suivi, je ne sais pas si elle se rend compte que ses explications techniques touchent assez peu de gens, mais elle les a déjà conquis. J’ai le temps d’expliquer que les jardins d’Ellington ne sont pas en référence à Duke, puisque Vitas a déjà demandé la biographie, en magasin, de poser l’article de ce roman, la figure importante de son personnage et Clara termine par le sublime Chant des oiseaux de Casals. Daniel et moi avons beau plaisanter comme des potaches sur des chœurs volatiles qu’on pourrait faire, c’est bel et bien elle qui par l’action magique de l’archet et d’un doigté hors du commun arrive à nous faire croire à l’harmonie naturelle des êtres graciles dans les arbres. Ce pourrait être suffisant comme finale, mais on en a un depuis dix ans, on l’a recalé dans l’après-midi en retrouvant les repères d’antan et je me lève pour déclamer Camille, pendant qu’elle l’accompagne de la célébrissime suite n°1 : magie de l’instant et de la complicité, ça colle pile, et les dix ans, comme les trente qui séparent le livre du groupe, sont effacés. Camille est à nous, une femme viendra me dire l’admiration qu’elle lui porte, l’effet que le poème a eu sur elle. C’est bien. On n’a insulté personne en venant ici, on a même posé des bases, encore. Le reste, c’est la fin de soirée, l’adrénaline – je pense à Aline Piboule – d’après le concert, l’envie d’être à demain, déjà, dans d’autres conditions, pour recommencer. J’expliquai à Clara, il y a peu, le principe de la volupté proustienne, l’envie de repousser le moment à venir de peur qu’il soit déjà passé, d’en appréhender l’après. Mais des choses ont changé, et je me suis juré, en survivant, d’en savourer le moindre millième de seconde. C’est parti.
photo: Pierre Rochigneux.
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06/11/2023
AKII TOPOLOGIK TOUR.
Il y a sept mois, je ne savais pas si j'en verrais la parution. Dans sept mois, je ne sais pas plus où je serai, sans doute pas là où j'étais avant que ça arrive: c'est ça, la phénoménologie, aussi. Mais cette semaine, je sais que c'est celle du derby, que j'envisage toujours avec joie : St Etienne est une ville qui m'a accueilli, comme auteur, dans laquelle Aurelia s'est révélée comme personnage, également. Lyon, c'est ma ville, qui a lancé Aurelia Kreit il y a quelques paires d'années, maintenant. Tout compte (mieux) quand on a failli passer ad patres. Mais là, ce sont trois jours compte triple qui s'annoncent. J'espère vous y voir en nombre. Trois salles, trois ambiances!
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26/10/2023
Revenir aux jardins d’Ellington.
C’est aujourd’hui que sort « les jardins d’Ellington », le 2e volume des aventures d’Aurelia Kreit, ma petite héroïne ukrainienne qu’on a laissée au commencement de la 1ère guerre mondiale, en route vers le front de l’Est (français), comme ambulancière. C’est une situation, mais la lancée d’un livre, c’est beaucoup plus que cela, pour un auteur : c’est la libération d’une histoire, l’appréhension qu’elle soit mal reçue, qu’elle déçoive ceux qui ont (beaucoup) aimé le premier volume. Cette « suite » n’en est pas une, on peut lire le gros livre rouge (basque) sans avoir lu le gros livre rouge (vif), mais dans mon esprit, encore sidéré, elle n’était pas annoncée, est venue naturellement. Seule, avec un travail incessant, seul support que je considère aujourd’hui dans l’écriture. Il faudra dépasser les vexations habituelles, les délais imposés , les commandes minimales, mais les éditions du Réalgar sont bien diffusées et distribuées, désormais et je peux lâcher la phrase attendue : disponible dans toutes les bonnes librairies.
http://lerealgar-editions.fr/portfolio/aurelia-kreit-les-jardins-dellington/
En tournée LITTÉRATURE & MUSIQUE
Le 8.11 à la librairie Quartier Latin, à St Étienne (avec Clara Vedeche)
Le 9.11 au Baratin (St Étienne), avec Clara Védèche
Le 10.11 à la librairie Mangeurs d’étoiles, Lyon (avec Stéphane Petrier & Tito Navarro)
(sur réservation au 04 78 40 55 20)
Le 17.11 à la Médiathèque Mitterrand (Sète), avec Nicolas Grosso)
Le 5.12 au Cercle de lecture Filomer, Sète (privé)
le 13.12 à la librairie Bisey, à Mulhouse (avec Clara Védèche)
le 15.12 à la librairie Bisey, à Thann (avec Clara Védèche)
D’autres dates (et d'informations) à venir.
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30/09/2023
L'instant Quignard (dernier supplément).
Commencer une journée à l’issue de laquelle on va mener une rencontre avec Pascal Quignard dans l’eau, au petit matin, était sans doute la meilleure façon d’aborder l’échéance. Penser à ce qu’il écrit de ce que son amie Emmanuelle Berheim avait besoin de faire, aller jusqu’aux limites de son corps en se jetant dans l’océan quatre ou cinq fois par jour, la tentation qui en découle d’aller loin, faire la planche et mesurer, au-dessous comme au-dessus de soi son absolue finitude. Mais Pascal Quignard finira par le lâcher, il est avant tout un homme de rivages et même son l’amour, la mer devait initialement s’intituler l’amour, la mer, la mort et la musique. On eût davantage été dans le romantisme, mais il a choisi plus efficace. L’essentiel n’est pas là. Il est qu’il est dur de trouver le sommeil quand on a passé six heures de sa vie avec un auteur de cette trempe, après lui avoir consacré près d’un an de lecture, moins les trois mois que la vie m’a imposés, il y a six mois, jour pour jour. Quand je suis entré dans l’auditorium du Conservatoire Manitas de Plata, Aline Piboule était en train de répéter, en basket, jean et petite doudoune, tant l’air, à l’intérieur, contrastait avec la canicule, au dehors. Jeune, souriante, accueillante, elle me parle d’entrée de réglages à affiner sur le piano neuf du Conservatoire, je ne peux guère l’aider, elle le comprend vite. S’en accommodera, au final : elle est pugnace, semble prendre tellement la partition à corps, avec une attitude combattive. Elle dira après qu’elle déteste les images sur-travaillées d’interprètes qui surjouent, de fait. Pour l’instant, elle est seule, et j’entre dans l’arrière-cour, en passant les trompe-l’œil. Dans le couloir, la jonction se fait d’elle-même, Pascal Quignard est là, devant moi, qui se bat avec une climatisation déréglée qui fait de sa loge un frigo. Il est cordial, me salue chaleureusement, me fait assoir sur le canapé et mine de rien, me demande comment je vois les choses. Je lui parle de ma trame, finit par lui poser, sans les lui poser, les questions que j’ai préparées. Il s’inquiète de la durée de l’entretien, de la fatigue après le récital, on tombe d’accord sur 40 minutes, on élude le côté stylistique – limité à l’usage de l’étymologie – on resserre les questions sur Boutès, toutes réglées par le spectacle ou presque, il s’enthousiaste pour quelques-unes des problématiques que j’ai soulevées, ça valide un (long) travail et ça met en confiance. Dans son immense courtoisie, il me demande si Aline Piboule peut rester à l’entretien : je m’en réjouis et lui annonce que j’ai préparé (aussi) des questions pour elle, au cas où. Elle est un peu dubitative, a peur de dénoter, ce qu’elle ne fera pas : après tout, l’autorité musicale, c’est elle, l’origine et l’écriture scénographique, c’est elle aussi. Qui est tombée amoureuse de Boutès, en 2015, un texte qui a changé sa vie, et déterminé celle de son enfant (il ne le sait pas encore, à cinq ans, mais se prépare une belle vie loin du groupe !). Elle me dira plus tard à quel point le contact et la collaboration avec Quignard, qu’elle ne connaissait que de nom, s’est décidée naturellement. Comme une confiance qu’on accorde : mon œuvre est la vôtre, maintenant, lui dira-t-il. Depuis, après vingt représentations, leur symbiose est absolue, les morceaux qu’elle joue accompagnant la lecture ou signifiant les silences. La voix de Quignard est douce, limpide : aucune erreur, pas une hésitation, le rythme est posé, poétique, on est avec Boutès dans son désir – c’est dans le titre – de se dés-assoir et de plonger. De céder aux charmes de la musique. Sa lutte avec le morceau, sa technique parfaite et l’intention qu’elle donne sont complémentaires de sa délicatesse, la sienne, celle de Quignard, aussi, qui croise les mains, déchausse ses lunettes quand il ne lit pas et se penche légèrement en arrière, pour la regarder. Il y a une transmission autant qu’une transversalité, entre deux âges, deux arts, deux cultures. On pourrait envier la chance qu’elle a eue si on ne savait pas qu’elle l’a provoquée et que ça l’a obligée à l’excellence qu’elle érige en principe. Quitte à ne pas savoir sourire autant qu’il le faudrait, dit-elle. Elle n’aime pas ce qui est putassier, et ça lui va bien. D’autant que – peut-être ne s’en rend-elle pas compte – les émotions qui la traversent quand elle écoute l’auteur la rendent éminemment et suffisamment humaine pour que personne ne lui reproche rien. La salle est concentrée, l’attention est palpable, c’est un moment qu’on imaginait magique et qui l’est plus qu’on l’aurait souhaité. Finalement, Pascal Quignard n’aura eu qu’une exigence, que l’entretien se passe autour d’un bon verre de vin. Pour des raisons auditives, le Pic Saint Loup attendu se sera transformé en Picpoul, mais là non plus on ne regrette rien, parce que la discussion, tard le soir, après, se sera transformé en origine du mot (évidemment) et en Picboule de Pinet. C’est révélateur d’un moment qui s’est étendu, longtemps après une discussion publique qui aura tenu l’auditoire en haleine, souvent validée, dans ses transitions, par l’auteur lui-même : et quand Quignard vous dit que votre question est bonne, ça donne un grand maëlstrom des émotions, vous pouvez me croire. Pour qu’un entretien soit bon, il faut que le public partage la connivence qu’éprouvent les acteurs de la discussion. Et qu’il s’arrête à temps : je lui avais promis 40mn, on en est à 35 quand je clos le moment par une faveur que je lui ai demandée dans la loge, en amont : la lecture d’un extrait – court – de Vie Secrète, ce livre totémique qui m’a porté dans les 25 dernières années de ma vie. Parfois durement. Heureuse coïncidence d’un choix qui n’est pas le leur, mon passage se termine par un sublime et cohérent et je suis un homme étonné de se retrouver si seul sur la rive. Il ne me reste plus qu’à retrouver la mer, celle de Claire des Solidarités mystérieuses, celle de Ann Hidden, dans Villa Amalia, peut-être nager loin mais revenir prudemment, en me disant que Pascal Quignard n'aimerait pas que je prenne des risques.
Photo: Juliette Massat.
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22/09/2023
Portraits de mémoire - Hors série
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19/09/2023
Mon été avec Quignard (1er supplément).
Dans la mythologie grecque, Boutès, fils de Téléon et de Zeuxippe, prend part à l'expédition des Argonautes, ces héros qui sont de toutes les légendes, quittant Iolcos avec Jason, sur l'Argo pour conquérir la Toison d'Or, celle de Chrysomallos, bélier ailé enfanté par Poséïdon. Lorsque ceux-ci croisent les sirènes, Boutès, envoûté par leurs chants, plonge dans la mer. Il est sauvé par Aphrodite, qui l'installe en Sicile et en fait son amant, le père de ses deux enfants Éryx et Polycaon. C’est Appolonios de Rhodes* - poète épique grec du IIIᵉ siècle av. J.-C., disciple de Callimaque et successeur de Zénodote au rang de directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie - qui se fit l’apologue de l’histoire de Boutès : on le sait, maintenant, Ulysse est attaché à son mât pour ne pas céder à l’attraction des sirènes, ses marins ont les oreilles bouchées à la cire, mais Boutès veut connaître le charme des sirènes, céder à leur musique, se noyer en elle. Il se lève, quitte sa rame, monte sur le pont et saute. Voilà pour l’histoire. Pascal Quignard dans l’essai qu’il lui consacre, en 2008, reprend un postulat déjà énoncé précédemment : « Je déteste Ulysse qui survécut au naufrage, endormi, décharné, barbu, sale… » ; il y retourne : « Qu’on me permette d’oublier Ulysse les mains et les pieds empêtrés dans ses ficelles ». N’épargne pas Orphée, dont il conteste le rythme binaire et viriliste de la cadence, dans les cordes parallèles de sa cithare. Quignard considère Boutès comme un dissident - des-sedeo, se dés-asseoir - quiobéit, à la puissance sidérante du chant animal (…) cette “voix acritique” c’est-à-dire non séparée, indistincte, continue. En dix-sept chapitres, il use de l’étymologie et des cultures autres, en ethnologue (il réécrit le conte shintô de la descente aux enfers d’Izanagi, le rapproche du mythe d’Orphée tout en prévenant le lecteur qu’il ne fait pas de lien direct), interroge la fascination, comme toujours. La musique touche beaucoup plus que “l’audition” dans le corps de l’auditeur, écrit-il. Le chant des Sirènes contient une signification ancestrale de la musique - défend Camilo Bogoya Gonzalez dans une thèse intitulée Pascal Quignard, musique et poétique de la défaillance, en 2011 – et antinomique : Boutès, dans son désir de se jeter à l’eau, et Orphée, qui défie les monstres marins, leur chant à connotation sexuelle – qui échappe au monde sémantique et remplit le cœur du désir d’écouter, dit l’Odyssée (XII°, 190) - sont deux manières de réagir face à l’événement, dont l’auteur dit qu’elles ne sont pas irréconciliables. La musique ne re-présente rien : elle re-sent. Elle est comme les prénoms quand les prénoms ne font encore que retentir de l’affect.
Quignard pousse l’idée que l’écoute de la musique est solitaire et nécessite de sortir du groupe. C’est le paradoxe de lafascination, qui a généré des extrêmes politiques et linguistiques mais qui, pour le coup, sort l’individu (Boutès) du groupe qui veut le déterminer. Dans Vie Secrète, déjà, il prétendait désosser les mécanismes de la cristallisation, lier le fascina et le fulgur, puisque tout relève de la précipitation, la chute (cf. Mon été avec Quignard, 2/5). Les passions seraient impuissantes à se distinguer les unes des autres, même, elles seraient incapables de s’appréhender elles-mêmes, s’il n’y avait la musique. Répondre à la musique – l’expression est de CBG – c’est se mettre à danser. Qu’est-ce que la musique ? La danse. Or, qu’est-ce que la danse ? Le désir de se lever de façon irrépressible. Le parallèle avec la philosophie de la musique de Paul Valéry est ainsi fait, dans cette même thèse : ce détachement du milieu, cette absence de but, cette négation des mouvements explicables, ces rotations complètes (qu’aucune circonstance de la vie ordinaire n’exige de notre corps), ce sourire même qui n’est à personne, tous ces traits sont décisivement opposés à ceux de notre action dans le monde pratique et de nos relations avec lui.** Danser, c’est désobéir, rappeler en permanence l’empreinte de la musique dans nos vies, quand le chant des Sirènes, aujourd’hui, serait une forme de hurlement collectif et, signale-t-il dans cet essai qu’il faut rapprocher de La Haine de la musique (1996) - la musique, ce salaire que l’homme doit au temps – et de la Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, de Nietzsche (1872), sa distinction entre le dionysiaque (la flûte) et l’apollinien (la cithare) : La pensée d’Apollonios est claire. À ses yeux il y a deux musiques. L’une de perdition (qu’il définit admirablement en disant qu’elle ôte le retour), l’autre orphique, salvifique, articulée, collective et qui de ce fait assure la rapidité aux rames des rameurs. Exclusivement humaine, ordonnée, ordonnante, elle ordonne le retour.
Boutès saute pour retrouver la vie aquatique, une mer qu’il confond avec la musique, dans un état originel, amniotique. Il cite : Jankélévitch a écrit : La musique nous enveloppe et c’est ainsi qu’elle nous pénètre car elle est vaste et infinie comme la mer. Et Boutès porte l’estocade, en révélateur de nos propres lâchetés collectives : Rares, très rares les humains qui se jettent à l’eau pour rejoindre la voix de l’eau, la voix infiniment lointaine, la voix pas même voix, le chant pas encore articulé qui vient de la pénombre.
Quelques musiciens. Quelques écrivains plus silencieux que d’autres dans des pages plus muettes encore. C’est toujours le silence qui l’emporte, chez Quignard, de toute manière : pas seulement celui qui suit l’œuvre et la continue ; mais celui qui l’inspire et la dépasse.
*« Bientôt ils aperçurent une île, la belle Ile-aux-fleurs (Anthémoessa), où les mélodieuses Sirènes, filles d’Achélôos, faisaient périr de leurs doux chants ensorceleurs quiconque jetait l’amarre auprès d’elles [...] Pour les héros aussi, sans vergogne, leur bouche faisait entendre une voix de cristal et, de la nef, ils s’apprêtaient déjà à jeter les amarres sur la grève, si le fils d’Oiagros, Orphée le Thrace, n’avait tendu de ses mains sa cithare bistonienne ; il entonna sur un rythme rapide un air allègre pour brouiller leur chant en assourdissant les oreilles sous les coups du plectre : la force de la cithare triompha de la voix virginale. Le navire était emporté à la fois par Zéphyr et la vague sonore qui s’enflait du côté de la poupe : les Sirènes ne laissaient plus entendre que des sons indistincts. Néanmoins, le noble fils de Téléon, seul de ses compagnons, devançant tout le monde, avait déjà sauté de son banc poli dans la mer ; Boutès, le cœur envoûté par la voix mélodieuse des Sirènes, nageait à travers les flots bouillonnants pour aborder, le malheureux ! » Apollonios de Rhodes, Argonautiques, tome III, chant IV, texte établi et commenté par Francis Vian, traduit par Émile Delage et Francis Vian, Paris, Les belles lettres, 1981, p. 108-109.
** Paul Valéry, Œuvres, tome I, op. cit., p. 1399.
Article également en ligne sur le site du Festival.
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18/09/2023
Mon été avec Quignard (5/5).
Sinon, Pascal Quignard écrit aussi des romans normaux. Enfin, contemporains. Pourtant, c’est la même écriture, les mêmes mécanismes qui se mettent en place, même quand il place l’action dans une région qu’il connaît bien et qui est en partie restée la même depuis son XVII° de prédilection, la Bretagne. Ainsi, les Solidarités mystérieuses, un roman daté de 2011, se situe quelques années avant, quand Claire quitte Paris pour s’installer sur les terres de sa jeunesse, entre Dinard et Saint-Énogat. Elle ne décide pas de s’installer, elle vient pour un mariage puis, de fil en aiguille, de retrouvailles en retrouvailles avec des figures oubliées, sur lesquelles la vie a passé, elle ne rentre pas. Devient la femme de compagnie, camarade d’apéritif de la vieille Madame Ladon, son ancienne professeure de piano, évidemment : Ta tante est morte est morte quand nous en étions arrivées aux barcarolles de Fauré. Madame Ladon, qui va finir par lui céder la ferme familiale qu’elle n’occupe plus, et que Claire va nettoyer et rénover avec Madame Andrée, la femme de ménage. En revenant, Claire remonte l’écheveau de son passé, de son amour jamais oublié avec Simon, le maire de la Clarté. Il est resté, lui, a fait sa vie et pourtant, chaque apparition de l’un créé chez l’autre les mêmes dépendances que Quignard installe dans son œuvre. C’est devant la grotte de la Goule – Elle prit l’habitude de descendre avec la corde, seule, à l’intérieur de la faille (…) Elle l’attendait parmi les oiseaux et les crabes – chère aux frères Lumière qu’on repêchera son corps (divulgâchis !) à lui, ce qui précipitera sa chute à elle, qui s’enferre dans le silence et la marche. Mais comme toujours chez Quignard, ça ne change rien à leur histoire, impossible dans la réalité, la temporalité, mais permanente dans la mémoire et l’intensité. C’est même l’aveu d’un interdit moral : tant qu’il vécut, elle souffrit. Son frère Paul, sa fille Juliette, prennent la narration du roman, quand elle ne le fait pas, mais l’histoire est celle de Claire – qui tuerait si on l’appelait Marie-Claire, et que sa mère furtive appelait Chara, par antiphrase – et tout s’organise autour d’elle, sans qu’elle ne dise rien. L’avantage de situer un roman là-bas – on dirait la continuité du Conte d’Été d’Éric Rohmer – c’est que la mer est partout. Buissons, falaises, criques, roches, grottes, îles, barques. Bien sûr c’étaient toujours des stations qui avaient concerné Simon Quelen, mais la présence de Simon n’y était plus nécessaire. Les signes si beaux de son attachement, au-delà de leur beauté, traçaient dans l’espace une espèce de route. Comme un continuum.
Le même – toujours – que dans Villa Amalia, où la bien nommée Ann Hidden, refuse de se cacher à elle-même plus longtemps et quitte tout de sa vie, elle aussi, jusqu’à son apparence, pour aller se réfugier à Ischia*, une île au Sud de l’Italie. Villa Amalia s’articule en quatre parties, dont les deux dernières s’accélèrent : la première la voit solder les comptes de sa vie précédente (« Tu mets tout ce qui appartenait à ta mère en vente ? »), elle (la partie) est bavarde, les dialogues se multiplient, paradoxaux (- J’ai envie de parler, lui dit-il. – Et si moi je n’avais pas envie d’entendre ? lui répondit-elle) avec Thomas, El Desdichado**, mais le 20 janvier, à force de préméditer le vide, le compte à rebourscommence à s’effilocher, à hésiter. La solitude radicale – qu’elle se prépare – constituait-elle vraiment une durée succulente ? Ce n’est qu’une fois sur place, au cours de ses pérégrinations - avec au premier plan, à gauche, Capri, le pointe de Sorrente. Puis c’était l’eau à perte de vue – qu’elle voit cette villa, qui la happe, qu’elle prend, tout de suite, comme le lieu de sa reconstruction. Le contact avec la vieille paysanne revêche est difficile, et il faut un emportement – Elle lui intima fortement de la laisser en paix. Même, pour se faire bien comprendre, elle se mit à crier sur elle (…) Alors Ann s’était emportée à son tour – pour que les deux lâchent – Les deux femmes s’étaient mises à pleurer en se tenant par la main – deviennent confidentes – Je crois que mon père vous aurait aimée, lui dit Amalia. Mon père ne m’a jamais aimée, répond Ann – tombent d’accord sur une location insigne pour cet emplacement du paradis – où elle se construit de nouveau, connaît des hommes, les quitte froidement (- Ann, ne dites pas ce que vous vous apprêtez à dire !) , s’énamoure d’une enfant, Léna, lui apprend à orchestrer dans l’espace la symphonie d’abord incompréhensible du temps. - Car tout dans la nature, les oiseaux, les marées, les fleurs, les nuages, le vent, les heures des étoiles, dit au temps son temps, expliquait-elle à Léna. Elle connaît les deuils et les ruptures inhérents à toute vie, mais prend la mesure de son existence, et pas seulement en pianiste - elle écrit de la musique contemporaine abrupte et appréciée des connaisseurs, de courtes pièces sans coda car tout doit se terminer avant la fin, écrit « Libé » dans « l’Art de rompre » (mars 2006). Elle n’a plus, in fine, le courage de mourir, lit-on en (presque) excipit, mais là où elle est, finalement, elle commence à avoir peur du soleil. Qu’on veuille en être maître ou pas, comme une ultime prétention, on est toujours face à son crépuscule.
*Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé, Le prince d'Aquitaine à la tour abolie Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie. Gérard de Nerval, les Chimères, 1854
** Il est en effet question, dans Villa Amalia, de l’île d’Ischia, du sémitique I-schra signifiant Île noire, dont l’ancien nom est Pithécusses et qui se situe en mer Tyrrhénienne, au nord du golfe de Naples. Île volcanique formée par les laves de l’Époméo, qui culmine à sept cent quatre-vingts mètres d’altitude, et dont les éruptions se sont prolongées jusqu’au XIVe siècle, c’est là que Typhon, dit parfois la légende, aurait été enfermé, et c’est sous sa protection que se met Ann Hidden en s’y aménageant une tanière, c’est-à-dire, par analogie, l’habitation sommaire rappelant le gîte d’un animal et, par extension, une habitation habituellement éloignée et utilisée par les hors-la-loi. Glacet, Aymeric. « L’Emplacement du Paradis », Roman 20-50, vol. 44, no. 2, 2007, pp. 103-114.
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