23/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (8)
Ceux d’à côté, roman paru en 2002, c’est la vie mode d’emploi mâtiné de l’Étranger, le tout à la sauce Mauvignier, dans une narration d’un quotidien à faire pâlir d’ennui – le poisson rouge, le vieux voisin du dessus - le plus chaleureux des lecteurs. Mais c’est un compliment, parce que c’est sa façon de raconter les histoires croisées de Catherine (Cathy), Claire, sa voisine, Sylvain, celui qui va lui ravir, et cet homme, inconnu, qui n’est rien mais qui va se déterminer en laissant Claire pour morte, sous le coup d’une pulsion. À la Meursault. Cathy travaille à la cantine d’une école, s’apprête à passer un concours (de musique), de se définir autrement qu’elle paraît là, quand Mauvignier s’en empare, lui fait raconter – en monologue intérieur, toujours – son quotidien, la voisine avec qui elle a sympathisé, qu’elle allait même pouvoir connaître mieux si Sylvain n’avait pas débarqué dans sa vie, et pas dans la sienne : et puis quand il y a eu Sylvain, ce n’était plus pareil. On n’a plus parlé comme avant de ce que c’était que d’être toutes seule set d’attendre ensemble que le prince charmant trouve la sonnette de l’immeuble. Elle est sans illusions, Cathy, se satisfait des balades jusqu’à la mer que le couple lui propose, de temps à autre. Ils écoutent du Schubert, dans l’illusion de la plénitude. Mais le récit se rompt quand Claire est agressée chez elle, violée sans que le mot, jamais, ne soit prononcé. C’est Cathy qui la retrouve, laissée pour morte – l’impression que Claire va garder – et va peu à peu s’approprier le drame pour ce qu’il a d’inusuel : parce que maintenant, c’est presque mon histoire, d’une certaine manière, si on veut, et pas seulement parce que c’est moi qui l’ai trouvée. Une histoire qui agit comme un révélateur du vide de son existence – d’habitude, je sais tellement bien ne plus avoir de sentiments pour qu’être toute seule, ce ne soit pas être rien - jusqu’à ce qu’elle cherche à croiser, elle aussi, un type comme ça, dans ses rêves, au bar-tabac – où ils vont se côtoyer sans qu’elle le sache – à la piscine, lieu commun aux protagonistes ; elle le cherche et c’est inavouable, sauf pour elle-même : J'ai besoin peut-être de cette peur-là pour me mettre à vivre un peu une autre vie que celle où je tourne en rond.
Mais Mauvignier ne serait pas lui-même s’il se contentait d’un récit, s’il ne le doublait pas de l’histoire racontée, de façon croisée, par le criminel. En pleine métaphysique de l’acte qu’il a commis, condamné (parce que leur punition, c’est ce qu’ils ont fait) à faire avec. Mais vindicatif : ça prouve quoi, ce que j’ai fait ? (…) comme si on était que ce qu’on a fait. Cet homme qui est passé à l’acte parce qu’il voulait juste ne plus avoir peur, parce qu’en lui, il n’y avait que de la sauvagerie prête à mordre, on suit aussi son monologue, phénoménologique, la façon dont il est passé d’une vie presque normale (avec une compagne, un travail, des amis) à la fatalité d’être désormais celui qui a fait ça. Cathy ne dit pas autre chose, finalement : ceux qui nous comprennent, ce n’est pas nous qu’ils comprennent. Ça n’est ni l’étage ni ce qu’on donne à (entra)percevoir aux voisins qui dit de nous ce que nous sommes. Dans ce nouveau roman (c’était son 3e, il n’en dérogera pas) sur l’attente – attendre quoi, puisque m’approcher des autres, c’est m’éloigner de moi - l’inverse de l’action, le vide, ce presque rien (répété en fin de chapitres, souvent) qu’elle comble. On a un questionnement, que seul le silence que Mauvignier met en place, peut poser : allez dire ça à ceux pour qui la vie est faite. Leur raconter que les victimes et les bourreaux, c’est au même dégoût qu’ils se découvrent, aux mêmes fatigues qu’on les reconnaît.
Ceux d’à côté est un roman dense, qui peut troubler dans sa façon de montrer qu’on est tous une partie, plus ou moins, de chacun de ces gens pris dans la même ville anonyme – c’est tellement vaste, quand il n’arrive rien - et soumis aux mêmes palpitations. Qu’on taira, neuf-cent quatre dix-neuf fois sur mille. Parfois, pourtant, la millième dépend d’un sourire – qui donnerait à ma tête ce qu’elle n’a plus d’être habitable.
Laurent Mauvignier, Ceux d’à côté, les Éditions de Minuit, 2002
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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