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08/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (2)

livre_moyen_2707316717.jpegL’année d’avant Apprendre à finir, quand on était encore, pour un an, dans le siècle de Sartre et de Claude Simon, Laurent Mauvignier sortait, à 32 ans, son premier roman, dense, volontairement irrespirable dans la mise en page, Loin d’eux. Une histoire de deuil(s) dans une famille modeste, une histoire jamais dite. Ou bien à mi-texte, dans une généalogie dont il faut sortir le père (Jean), la mère (Marthe), mais aussi l’oncle Gilbert, la tante Geneviève, Luc, le fils, Céline, sa cousine. Autant de personnages qui deviennent narrateurs, directement ou indirectement, dans cette famille – ceux d’ici – où on espère et on attend que le bonheur vienne à nous. Luc a quelque chose en lui qui ne veut pas grandir, pensent ses parents, qui s’agacent de son inaction – les heures passées dans sa chambre, cette zone de rêves aux affiches de vieux films de cinéma – mais prennent de plein fouet son départ pour Paris, son travail de serveur (sartrien), dans un bar. Le constat que ce sont les choses irritantes qui manquent le plus, malgré les lettres qu’il envoie, qui rassurent en peu de mots, lesquels ne trompent personne. Parce chacun de ceux qui restent a sa propre vision de ce qui a généré l’absence, et le non-dit : la mère - qui s’est enfermée dans des intonations qui ne manquaient pas d’avoir été prélevées dans la voix de (mon) père, souvent – s’est protégée d’un Luc il pense à autre chose bien pratique ; le père – qui a connu l’Algérie, un filigrane dans le travail de Mauvignier -  aux mains qui se sont fondues dans la peinture bleue de l’usine, qui aurait voulu qu’il vienne au moins une fois pour voir là où la vie m’écrasait mais n’a jamais su lui dire autre chose qu’il le comprenait quand il ne le comprenait pas. Lui, il vaut mieux que ce qu’on a eu, ça a été leur seul credo, qui ne tiendra pas quand l’absence se fera plus marquée, plus définitive. Parce que la famille est frappée par la mort, doublement, une première fois quand le mari – courageux, ce qui vaut toutes les valeurs, dans ce milieu – de Céline se tue en voiture. On n’a jamais bien su dire les choses, lâche Gilbert, quand Luc voit dans le cérémonial des funérailles une mise en scène patraque : une dégringolade des mots sur le malheur. Il exhorte sa jeune cousine à ne pas se laisser déterminer par ceux qui la restreignent à ça, désormais (Ils ne veulent pas que je vive), quand lui est pris par ses propres démons – son invisibilité, ses bruits dans sa tête – qui l’emporteront, ne laissant qu’un Post-It jaune griffonné au stylo Bic, ouvert sur deux points qui ne démontrent rien. J’aurais jamais cru comment ça tournerait, la vie : les propos qu’il a tenus à la mort du mari de sa cousine se retournent contre ou sur lui, quand dans le même temps, en Hamlet moderne, il sait que mourir c’est pareil que dormir. On sent qu’ils taisent ce qu’ils portent, dit-on de ces gens simples : peut-être qu’un homme ça vit les choses dans le silence, avance-t-on comme explication, quand Geneviève lâche, elle, un Qu’est-ce qu’on n’a pas su ? qui ne dit rien de l’acrimonie – inavouable – qu’elle voue à son neveu, lequel a perverti le deuil de sa fille.

On est à quelques heures de Paris, en pleine campagne, dans les années 80, à la louche. Il y a une belle relation entre les deux cousins – depuis l’enfance nous gardons nos secrets, moi et Céline – mais elle ne sera pas le sujet du récit d’un éloignement culturel avant d’être géographique. C’est un roman sur le conflit des générations, diraient les sociologues d’aujourd’hui, mais c’est surtout un récit sur le non-dit, le silence et les non-dits qui bouffent tout, à une époque où parler ne se faisait pas, dans ces milieux. C’est pas comme un bijou, mais ça se porte aussi, un secret, lit-on en incipit. Un roman sur le conditionnel passé – le mode du regret – quand le père, dépassé, se dit peut-être, on aurait pu, se rappelant que Luc, profitant de l’absence momentanée de sa mère, a concédé une fois les bruits, ces choses sans nom qui vous tordent le ventre. Le drame – le sien, le leur – tient lieu de conséquence d’un indicible trop écrasant : peut-être il était mort, Luc, des mots enfouis.

En en parlant, je ne dévoile pas l’action, que le roman intègre par strates de narrations, par la structure même du récit, en deux parties, dont la 2e en comprend deux ; l’écriture, disais-je, est très dense, s’interrompt, parfois, pour passer à la ligne, dans un rejet abrupt. Les narrateurs sont rappelés dans le récit pour que l’énonciation soit fluide, on veut savoir ce qu’il adviendra de ces hommes frappés par le sort comme s’ils étaient programmés pour ça. On lit des scènes de village qu’on lirait dans Flaubert et pourtant le récit est contemporain, c’est dire, en soi, l’anachronisme qui pèse sur ceux qui y habitent. Ceux d’ici, en opposition à ceux qui rêvent d’ailleurs ; un ailleurs qui ternit tellement les affiches de cinéma – Jean Seberg, Greta Garbo, Marlene Dietrich, Gary Cooper, par-dessus tout – que les acteurs semblent se parodier eux-mêmes et perdent toute forme de conviction dans l’illusion. C’est un roman sur l’effacement, de soi, des autres, de ce qui est censé faire la vie.

Laurent Mauvignier, Loin d’eux, les Éditions de Minuit, 1999

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

08:47 Publié dans Blog | Lien permanent

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