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05/11/2020

AURELIA CROÎT.

Après avoir abordé une première fois le fait historique avec son premier roman, « Tebessa, 1956 », récit subjectif à la première personne d'un jeune soldat enrôlé pendant la guerre d'Algérie, Laurent Cachard revient, onze ans après, avec cette fois-ci un roman historique, « Aurelia Kreit ». Un ouvrage racontant les prémisses de la première guerre mondiale à travers le destin de deux familles juives-ukrainiennes émigrées. Ou quand la petite histoire rencontre la Grande. Une réussite.

couv-Aurelia-Kreit-550x803.jpgUkraine 1904 : deux familles dont les paterfamilias, Nikolaï et Anton, oeuvrent sur un site sidérurgique, fomentent en douce un plan pour échapper aux pogroms qui menacent de jour en jour leur judéité. Ukraine 1904 : deux hommes, à l'humanisme universel, parcourus par un altruisme naturel et ouvert sur d'autres cultures, voient également leur identité ukrainienne menacée par la Grande Russie de l'. époque, voisine de quelques kilomètres. Une Russie que n'a de cesse un certain Vladimir P. de vouloir remettre au goût du jour. Mais c'est une autre histoire. Quoique...

Anton Kreit, un homme bon et juste, suscite les jalousies, les rancoeurs et la suspicion depuis qu'il est passé contremaître. Du fait de ses origines juives, aussi.

Sa fille, Aurelia a donné le titre à ce roman fleuve, passant du mutisme de ses premières années d'enfance à l'affirmation d’un espoir renaissant, telle une clarté lumineuse déchirant le ciel obscurci, et à vrai dire réjouissante au sortir quasiment de deux décennies traversées par l'abjection et la barbarie qui déboucheront sur la première guerre mondiale au seuil de laquelle prend fin le récit. Nous sommes en mai 1914.

Une « Grande Guerre » dont on sent tout au long du récit les frémissements, l'avènement implacable. Une tragédie à laquelle participeront le père et la fille, chacun à leur façon, après avoir traversé le Continent et différents pays pour finir en France, patrie des droits de l'homme. Et plus particulièrement dans la Région Rhône-Alpes, haut-lieu de la production d'armement de l'époque. Après avoir subi, aussi, des tragédies intimes, humaines comme la mort de l’un d’entre eux, sauvagement assassiné, en pleine rue ; elles n'altéreront pas leur jugement.

                                                                  Un roman russe

Vous l'aurez compris, le roman de Cachard, qu'il voulait « russe », mêle la petite histoire à la Grande. A la façon donc de ces romans dont la portée universelle a marqué des générations de lecteurs. Ce à quoi pourrait bien prétendre celui d’un Croix-Roussien, parti avant la « gentrification » de ce quartier jadis populaire, au sens noble du terme.

La Croix-Rousse, dont l'auteur de ces quelques lignes partage modestement les origines : terre des Canuts et haut-lieu de l'industrie de la soie, des métiers à tisser, dont plusieurs pages du roman nous rappellent d'ailleurs la beauté méticuleuse. C'est d'ailleurs une des spécificités du roman que de nous confronter aux métiers manuels, à leur dureté mais aussi à leur technicité et à leur artisanat délicat, au gré des villes traversées par les familles, au travers le destin d'Anton. Ce dernier aura été tour à tour ouvrier dans la sidérurgie à Iekaterinoslav, puis dans une imprimerie à Vienne, ensuite dans les métiers à tisser à Lyon, enfin dans une usine fabriquant. des armes à Sainté. A chaque fois, on sent la pâte de l'auteur, lui-même méticuleux, attaché aux détails sans que cela ne soit pesant à la lecture. Un bel hommage en vérité au prolétariat.

A l'image du travail effectué sur le plan historique, des recherches accomplies concernant la découverte des diverses capitales comme Odessa, Vienne et Lyon et dont on ressent l'historicité, le vécu des populations, et dont on hume la fragrance âcre au vu de la montée de l'antisémitisme, en particulier dans la première partie ukrainienne assez stupéfiante par son rendu. 

Il ne faudrait pas cependant oublier que « Aurélia Kreit » est également un roman à suspens. Pas au sens du « thriller » policier mais à celui de « page turner ». En effet, la petite histoire, celle de ses deux familles émigrées fuyant l'oppression est haletante. On suit avec passion et effroi leur destin sans cesse remis sur la table des grandes destinées dont le symbole ultime sera la décision prise à la fin du roman par Aurelia de panser les plaies de la guerre et dont il nous faudra combler les trous de notre imaginaire, le récit s'arrêtant aux prémisses de ce nouveau départ, empreint d'humanisme, le poing levé à la face des belliqueux. RVB

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15/10/2020

Jules-de-chez-Smith-en-face.

Capture d’écran 2020-10-15 à 17.58.52.pngAu même titre que le lieu s’étiole et se rend au silence, ce qu’il advient des autres, dans le monde de aujourd’hui/demain ou autre n’a aucune espèce d’importance. Pourtant, plus ici qu’ailleurs, j’en ai la prétention, l’on doit déplorer la fin d’un rendez-vous qu’on a pensé inoxydable : Kronix, c’est, ni plus ni moins, plus de dix ans de notes quotidiennes, comme son nom l’indique, c’est l’inspiration du Cheval de Troie et, puisque l’élan s’est fait à Genève, en 2008, puisqu’il est issu d’une vidéo d’une minute sur « Tébessa, 1956 », puisque la relation s’est fondée sur les ouvrages que nous avons sortis – et référencés l’un l’autre – plus d’une décennie durant, permettez-moi, alors, de pleurer la perte d’un repère supplémentaire. Je comprends, humainement, la lassitude du garçon, la difficulté de se renouveler quand, jour après jour, les échéances pèsent de plus en plus, entre le travail à rendre, celui à concéder, plus le questionnement de sa propre légitimité qui grandit. Kronix, je le dis avec beaucoup d’affection, c’était Jules-de-chez-Smith-en-face, en mieux : un pendant qui nous forçait à devenir meilleur, chaque jour. Evidemment, la dernière digue ayant cédé, l’idée même du blog quotidien se remet d’elle-même en question. Mais comme le Cheval est redevable de quelques années à son aîné, et comme, en gémellité, il ne fera – jamais- rien de ce qu’on attend de lui, c’est l’année 2021, promis, qu’il tiendra, comme avant, jour après jour, avant de s’éteindre, et de tomber dans un oubli qui, comme en face, on le suppose, mettra du temps avant d’oser faire son office.

 

 

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25/08/2020

Ce monde n'est pas le mien.

A partir d’un moment, il faut tout essayer, jusqu’à la duplicité la plus complète : écouter en boucle des hymnes nihilistes et adolescents, s’essayer à un absolutisme plus fréquenté depuis des décennies, mesurer ce qui nous en a séparé, les lâchetés, les concessions, les abandons les plus multiples. Endosser la faute, psychanalytique, la difficulté d’être dépassé. Ecoper la souffrance qui vient de toute part et affecte les autres rapports, sociaux, familiaux. À quelques jours d’un anniversaire – de deuil – que je refuse de fêter, reconnaître que tout est dit, que les pertes sont parfois bien vivantes, assumées, et pas de notre fait. Ne pas savoir, non plus, quelles seront les étapes, prochaines, si le silence prendra fin. L’effet miroir est permanent, et l’art du portrait, que je ressortirai du placard dans quelques mois, n’est pas sans incidences.

« Tu vois, parfois j’ai l’impression que je peins pour me venger, de ne pas avoir été assez aimé de ne pas être reconnu comme j’estime devoir l’être. Je me venge des échecs que j’ai moi-même construits par auto-destruction. Mépris de soi réactivé, tu te souviens de la chanson ? C’est comme avec les femmes, je vais m’éloigner de celles qui m’ont aimé justement parce que j’ai peur qu’elles aiment un autre en moi, celui que je ne suis pas. On a suffisamment dit de moi que j’étais un séducteur pour ne pas me reconnaître dans ce portrait-là : comme si j’avais besoin, jusqu’à la fin, de me chercher. Il y a un brin de paranoia, là-dessous, parce que je reste au centre d’un univers que ceux qui me voient pensent être le mien, mais qui m’échappe, que je ne m’approprie pas. Toi, j’ai l’impression que tu écris par damnation : pas la tienne, non, celle de ceux qui t’inspirent. Si tant est qu’ils se reconnaissent dans l’exercice, ils n’y échapperont pas. Ni le temps, ni l’idée que le livre soit livre ne leur permettront de s’en sortir. Oh, ils s’en convaincront, mais une petite part d’eux-mêmes sait qu’il n’y a pas d’issue. Je la comprends, Clara Ville, qui n’avait qu’une crainte, finir tuée dans un roman. Mais il y a pire, finalement : que le peintre tienne le portrait, que l’auteur le réussisse et le portraituré sera redevable, dans sa vie et dans ses choix, de ce qu’on a dit et fait de lui. » Girafe lymphatique, le Réalgar, 2018

 

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23/08/2020

Nami.

Cedrus_libani_Lebanon.jpgIl faut savoir laisser du temps au temps, de Montaigne à Mitterrand, on connaît l’adage, dans ce pays. C’est l’émotion qui préside quand l’horreur et la fatalité frappent, comme elles ont frappé Beyrouth, cet été. Depuis, par l’action d’une photographie, nue, crue, comme la réalité, d’une femme ensanglantée, une femme que je connais – peu, mais que je connais – une mère blessée et une sœur meurtrie, la banalité se désincarne un peu plus tous les jours, et la mémoire agit, quand l’actualité n’est plus. On est nombreux à guetter les signes de vie, les hurlements dignes de cette femme, icône de son pays, souriante et pleine de vie, jusqu’au 4 août. Nombreux à attendre que reviennent des clichés qu’on ne verra sans doute plus jamais ; à espérer que le cedrus libani planté chez Sandro fasse de l’ombre à tout ce qui a entraîné le drame qu’elle a vécu, jusqu’à la perte d’un frère, pour qui l’arbre, là-bas, dans la montagne, a été planté. On ne peut, devant l’horreur, que compatir, envoyer des brassées d’amour fraternel, espérer comme des enfants que les choses s’arrangent, mais elles ne s’arrangent pas, les choses, quand elles nous prennent ce qu’on a de plus précieux. Nami, c’est un trop beau prénom pour mourir, et pourtant il est mort. Comme d’autres, sans autre raison que l’absurdité d’un système. On impose à ses proches de ne plus le considérer comme étant, mais ayant été, sans sommation, sans autre deuil possible que celui qu’il dicte, de là où il est, à celle qui le pleure. Et l’impératif catégorique, qu’il lui souffle, de retrouver son sourire. Pour lui.

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22/08/2020

Aurelia, je suis comme toi.

Le son n'est pas terrible et le propos non plus, mais ça existe et je remercie Philippe Georgeon et la médiathèque de Saint-Etienne d'avoir tenu ses engagements dans cette période trouble. On me murmure que le gros livre rouge part au retirage, du côté du Réalgar, mais je suis sûr que vous pouvez encore participer à sa diffusion. En l'offrant si vous l'avez aimé? Qu'on se comprenne bien: ce n'est pas pour moi que je fais ça, c'est pour elle.

https://lerealgar-editions.fr/portfolio/aurelia-kreit/

 

 

 

 

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20/08/2020

Qu'il est dur de défaire.

CM.jpgDrôles d’enchevêtrements que ceux qui composent les Roses fauves, le quatrième roman de la (toujours) très attendue Carole Martinez, une auteure rare dans les deux sens du terme. Un roman qui reprend l’argument de son premier ouvrage, le Cœur cousu, une tradition espagnole qui consiste à enfermer les secrets des femmes dans des espèces de coussins qu’on transmet de mères en filles (aînées) sans jamais s’autoriser à les ouvrir. On pourrait croire, d’entrée, à une forme de facilité – reprendre le sujet qui a fait votre succès - mais Carole Martinez va plus loin en entremêlant des récits, celui la mettant en scène elle-même, en résidence d’écriture à Trébuailles, au cœur de la Bretagne, celui qu’incarne Lola Cam (la boiteuse, en breton), la guichetière de la Poste, au village, laquelle détient, dans son armoire tueuse les secrets de toutes ses aînées, et particulièrement celle dont le cœur s’est décousu, s’offrant littéralement à la romancière. C’est celui d’Ines Dolores, de la lignée de toutes les Dolores puisque le même prénom a été donné à toutes les filles de toutes les générations, dans cette famille. Partie des terres d’Andalousie pour échouer dans les secrets sculptés d’une armoire bretonne. Dans les Roses Fauves, on assiste ainsi à une transmission permanente, traitée, par allégorie, sous le sceau du jardin et de l’évolution des roses. Au parfum âcre, busqué, fauve. Celui du père qui le mérite ou de l’amant qui les sublime. Ces cœurs où, écrit l’auteure, « nul n’est allé fourrer son nez », la romancière en résidence - qui n’écrira pas le roman sur Barbe Bleue qu’elle est venue écrire – en fait le sujet d’un roman qui réconcilie, sous sa traduction simultanée, Lola Cam, qui a renoncé à elle-même, et son aïeule, l’histoire qui les a engendrées toutes les deux. Une histoire folle, d’amour, d’exil et de mort eux-mêmes entre-cousus : une jeune fille qui donne au jeune anarchiste gisant sur le bord de la route l’amour qu’il se plaignait de n’avoir jamais connu ; il l’enfante en retour, jusqu’à ce que ce secret devienne tradition. Dans les Roses Fauves, on couche toujours avec des morts – disait Ferré – jusqu’au sein de leur mausolée. Et les histoires s’entrelacent, les unes dans les autres, celle de Dolores, aux chapitres d’abord numérotés puis laissés tels quels à l’approche de la mort, celle de Lola, aussi prolixe avec la romancière qu’elle est mutique à la Poste, laissant les Causeuses parler (en italique, dans le texte) pour elle, et celle, en filigrane, de l’écrivain, qui voit son sujet initial lui échapper au profit d’un autre, les fantômes de l’histoire la poursuivre jusque sur son chemin du retour, dans la nuit, et son imagination compliquer sa vie réelle, Laurent et les enfants laissés à Paris. En plus d’une histoire qui tient les routes multiples qu’elle emprunte, Carole Martinez nous offre, dans les Roses Fauves, une réflexion sur la fiction et la réalité (ce qu’on écrit dans un roman est toujours un peu vrai), avec une pointe de moraline sur ce qui serait autorisé ou pas dans l’exploitation de la vie d’un(e) autre, d’une « œuvre commune avec le personnage ». Le style lui-même est disruptif, comme le récit, les époques, les pans d’histoire. Au présent de narration, phrases courtes ou nominales quand l’auteure s’interroge, dans un mode plus élaboré, paradoxalement, quand Dolores livre la vie qu’elle a vécue sans finalité aucune qu’elle fût lue (j’écris ma vie que nul ne lira jamais)Qu’est-ce qu’on risque à découdre un cœur, s’interroge la romancière ; je suis la gardienne d’une histoire que j’ignore, lui répond Lola. Ensemble, elles en égrènent les étapes, ressuscitant des personnages colorés et atypiques, sur des terres celtes : Lucía, la Niña, les soleas, le Duende… Une Canción del jinete (lequel apparaîtra, en finale) en la luna negra du jardin : ¿Dónde llevas tu jinete muerto? Une femme morte dont le mari sculpteur veut retracer la beauté dans les arbres. Les parfums qu’on retrouve, que la mémoire recrée, aussi. L’écrivain et son personnage ont semé des graines qu’une seule des deux exploitera, dans un livre que, comme les autres, elle aura du mal à lâcher. On le suit dans l’histoire – malgré les avertissements (au lecteur) de l’ennui qu’elle pourrait susciter – comme dans la métaphore horticole, un peu de Murat en tête (« Vîmes roses trémières allumer un grand feu »), on ne se refait pas, et en plus ça correspond. On aime les deux Histoires croisées, l’espagnole en marche – jusqu’à la Retirada, dernier repère connu - la bretonne, sédentaire. On sourit aux clins d’œil à Miguel Hernandez via Paco Ibañez, moins aux souffrances que le pays a connues, ni à ses contes et légendes féodaux, cruels. Sommes-nous tous d’un même sang que la terre boit et recrache dans la couleur des roses ? interroge Dolores, dans son journal décousu. Les Roses Fauves interroge autant la mort qu’il redonne la vie, aux couleurs du jardin comme à celle qui accepte, au bout du compte, de le laisser en friche pour mieux renaître, de sortir de la droiture à laquelle on l’a condamnée, elle qui n’a jamais marché droit : elle casse les élastiques si peu élastiques qui la contraignent. Là encore, on est en droit de se demander si l’auteure ne parle pas d’elle-même, comme Esclarmonde, dans son Domaine des murmures, parlait aussi d’elle-même, et de toutes les femmes. La fin, la chute, je ne les dévoilerai pas ici, je les laisse au lecteur. Qui ne dissociera plus l’auteure de son héroïne, et vice-versa. C’est l’ambition de l’écriture. En ce jour de sortie, qu’elle soit rassurée : le quatrième découle des trois autres, et n’en rougira jamais que comme rougissent les roses : ça s’appelle une œuvre. Comment fonctionne l’oubli ? demande Nelly, la logeuse, vers la fin. Pas comme ça, lui répondrais-je, en fermant le livre.

Carole Martinez - Les Roses fauves, Gallimard, 21€      Sortie aujourd'hui.

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16/07/2020

ROMAN RUSSE, INTERVIEW-FLEUVE.

Dan Burcea, en trois mois, aura fait plus pour moi que n'importe quel attaché de presse aurait pu le faire. Sur son blog classique, exigeant, éclectique, il m'a d'abord, sur les conseils d'Isabelle Flaten, demandé comment je vivais le confinement en tant qu'écrivain; puis m'a posé la question des auteurs face à leurs personnages. Comme je suis plutôt bon client dans l'analyse, il s'est intéressé à ma dernière-née, sans doute (un peu) concerné par la question de l'exil et de l'identité. S'en est suivie cette interview fleuve, comme le roman, aux questions ciselées qui respirent la (bonne) lecture de l'ouvrage, à chaque seconde. Un vrai plaisir pour l'auteur, parce que ça n'est pas si courant.

L'interview est retranscrite in extenso. Vous en trouverez le lien (à diffuser en masse) ICI.

Capture d’écran 2020-07-16 à 11.35.40.png

Incontestablement, de tous les mots du dictionnaire, celui désignant le voyage détient une des plus impressionnantes familles sémantiques censées rendre compte de la multitude des hypostases que son action peut contenir : aventure, odyssée, exploration, itinéraire, pérégrination, périple, errance, escapade et tant d’autres. Cette abondance d’outils ne rend pourtant pas facile la tache de retracer l’histoire que Laurent Cachard renferme dans son roman Aurelia Kreit, tellement ces nuances se rencontrent, se croisent pour rendre son contenu d’une remarquable profondeur humaine. De 1904 à 1919, de Iekaterinoslav en Ukraine jusqu’à Paris et Lyon, en passant par Odessa, Constantinople, Vienne, le voyage de ses personnages qui fuient les pogroms et la persécution, prend plutôt des allures d’exode et d’errance, d’urgence et de clandestinité. Au cœur de cette aventure, Aurelia Kreit, un nom qui intrigue et dont Laurent Cachard réécrit l’histoire 30 ans après.

 

Sur la couverture de votre livre, on peut voir une photo qui représente sans doute Aurelia Kreit. Qui est-elle et pourquoi avoir décidé, 30 ans après, d’réécrire son histoire et de lui confier le patronyme de votre roman ?

C’est difficile d’en dire trop sans casser du mystère de cette photo. Mais elle fait le lien entre les deux vies d’Aurelia Kreit, un personnage qu’un groupe de rock des années 80, à Lyon, avait pris pour égérie, photo à l’appui des affiches. Ce groupe que j’aimais particulièrement – et qui est remonté sur scène 30 ans après, le jour de la sortie du livre – avait raconté un début d’histoire, disait que les chansons étaient inspirées du journal d’exil d’Aurelia. Le très jeune homme que j’étais s’est sans doute dit qu’il fallait que cette histoire fût écrite. Le cinquantenaire qui a vu éclore le livre, enfin, aurait dû l’avertir de ce qu’il allait lui tomber dessus ! Mais c’est fait, maintenant, et je dis partout où je passe que j’ai réuni les deux Aurelia, celle du groupe et la mienne, qui sont une et multiple à la fois. Ça colle d’ailleurs à certains thèmes abordés dans le livre, quand j’y pense… C’était ma revendication première, que le livre porte son nom et qu’on la voit en couverture. Est-ce vraiment elle ou pas, ça n’a aucune espèce d’importance. Pour moi, la question ne se pose même pas.

De toute la liste de synonymes proposée plus haut, quels seraient ceux qui correspondraient au mieux à l’histoire que vous racontez dans votre livre ?

C’est une Odyssée, assurément, mais le mot périple est plus juste, d’une part parce que leur voyage dure longtemps, et ne se termine pas, puisque les cartes, en fin de roman, sont rebattues, une fois de plus. C’est surtout un voyage contraint, et périlleux, au cours duquel, à chaque instant, l’un, l’autre ou tout l’assemblage peut être arrêté, tué, effacé, comme dans ce conte d’Odessa, d’Isaac Babel, dans lequel un contrôleur abat un Juif, en toute impunité. Chaque compartiment de train, cabine d’hippomobile ou autre fabrique un huis-clos pesant, une guerre des nerfs et la maîtrise du coup d’avance, comme aux échecs. C’est aussi une allégorie du monde qui change, par mutations brusques – une idée de Paul Virilio, que j’ai toujours prise pour mienne. Aurelia n’a que quatre ans quand le roman commence, elle pourrait ne pas compter comme personnage mais c’est l’inverse qui se joue, parce que c’est d’abord pour la sauver elle, et tout ce qu’elle représente, que les deux familles ont quitté leur Ukraine.

Parlons d’abord de la partie historique, de documentation sur laquelle vous vous êtes penché pour construire votre récit. Comment avez-vous réalisé ce travail ?

Il y a peut-être le contenu de plusieurs thèses dans ce travail énorme que je me suis imposé. Initialement, je devais travailler avec une historienne, mais faute de temps, elle n’a pas suivi. J’avais commencé, de mon côté, l’histoire, l’action, et je me suis retrouvé dans une sorte de frénésie qui m’a amené à éluder la part épistémologique, tout ce qui fait le cadre historique. Mon premier éditeur m’a ramené à la réalité, et j’ai enfin commencé un vrai travail d’historien, en allant chercher l’information, les ouvrages de références, comme  « L’Ukraine ; un aperçu sur son territoire, son peuple, ses conditions culturelles, ethnographiques, politiques et économiques  », de  Kordouba & Roudnitzky, une thèse d’état éditée en 1919. Une vraie mine d’or sur tous les aspects du pays ! Une fois la connaissance assimilée, on la transforme en matériau littéraire, qui donne le crédit nécessaire au roman. Dans Aurelia Kreit, il y a transformation en littérature de données anthropologiques, historiques, psychologiques et psychanalytiques, avec comme priorité absolue de ne jamais être didactique. Ça a été un très long chemin, mais j’ai aussi contacté l’Ambassade de France en Ukraine, qui m’a orienté vers des historiens, qui m’ont conseillé des ouvrages, en anglais, souvent. Il faut beaucoup lire pour écrire, c’est une certitude ! Mais j’aime – y compris en tant que lecteur – ces ouvrages qui reposent sur du travail, ça change des ouvrages sur soi et sur ses peines de cœur ou de famille… Mon premier ouvrage édité, « Tébessa, 1956 », redonnait la parole à un jeune appelé pris dans une embuscade en Algérie : j’avais déjà procédé à ce travail de contextualisation. C’était sur 110 pages, et sur six mois d’histoire. Là, c’est sur 450 pages, dix années et quatre cultures différentes ! 

Vous qualifiez votre livre comme étant un roman. Quelle est donc la contribution de la fiction dans sa construction ?

C’est une question qui complète la précédente. Une fois le cadre installé et vérifié – il y a un véritable engagement moral là-dedans – la fiction peut démarrer. On peut faire ce qu’on veut des personnages une fois qu’on les a installés dans leur époque. J’ai totalement, nonobstant l’histoire du groupe de rock, inventé le personnage d’Aurelia et ceux qui gravitent autour d’elle. J’ai créé un canevas, une espèce de schéma narratif, que j’ai suivi tant bien que mal : parfois, des personnages prennent une importance qu’on ne leur avait pas imaginée au préalable, comme Sacha dans le roman. Tout est absolument fictif une fois que la fiction est crédible et installée – j’insiste – dans l’époque. Mais il y a des obligations, un certain nombre de sacrifices : ainsi ne pouvais-je pas être, dans une forme d’utopie à l’envers, bienveillant avec tous mes personnages, c’eût été une relecture de l’époque dans ce qu’elle avait de violent et d’injuste. Le mieux qui puisse arriver à un auteur, quand il travaille dans ce genre littéraire, c’est que le lecteur pense que j’ai recréé la vie de quelqu’un qui a existé. Or, Aurelia est créée de toutes pièces ! Mais c’est de la vraie fiction, surtout pas de l’autofiction, et les personnages sont nourris de ce que ceux qui ont vécu l’époque ont connu. La petite histoire, celle qu’on raconte, s’inscrit dans la Grande, la période, le monde d’alors. La prétention, au départ, est immense : écrire un roman russe du dix-neuvième siècle. Même si vous êtes doué, dans le premier jet, vous n’échapperez pas au travail immense, qui contraint la fiction, dans le bon sens du terme.

Anton et Nikolaï se rendent à l’évidence qu’ils doivent « mettre leur petit monde à l’abri ». Nous sommes au début du XXe siècle en Ukraine, dans le monde de la sidérurgie, là où toute l’aventure commence. Pouvez-vous résumer l’action de votre roman, en partant de cette urgence ?

Nikolaï est un ingénieur ukrainien, qui a vécu à Paris, et qui est renvoyé dans l’usine de Iekaterinoslav, parce que son beau-père, Ambassadeur de Belgique en France, veut qu’il supervise les investissements que les états et banques européennes ont actés en masse soient bénéfiques. Nikolaï accepte, mais lui a une vision humaniste du travail et cherche d’abord à ce que la condition des ouvriers s’améliore. Il a pris sous son aile Anton, qu’il trouve sérieux et doué : il en fait un contremaître, le sortant ainsi de sa condition initiale, ce que les autres acceptent mal. Là, je vous refais « Antoine Bloyé », de Paul Nizan, mais on ne refait pas ses lectures! Il se trouve que le rejet qu’entraine leur binôme va trouver des racines dans leur appartenance religieuses… Le roman commence quand une des machines est sabotée, ce que Nikolaï ne peut pas comprendre. Anton, lui, sait que le Mal est plus profond, qu’ils ont déjà connu des brimades et qu’il faut désormais mettre leurs familles à l’abri. C’est lui qui prend le pouvoir de décision, à partir de là. Nikolaï, lui, jusqu’au bout, négociera des budgets pour améliorer le quotidien de ceux qui veulent sa perte. Là dessus s’inscrit une vision politique plus brutale, incarnée par Dachkovytch, un personnage qui veut prendre le pouvoir brutalement, par l’action armée. Le débat qu’il a avec Anton est directement inspiré, cette fois, par l’opposition Stepan/Yanek dans « les Justes » de Camus : Narodnaïa Volia, la volonté du peuple contre les zemstvos, en quelque sorte. C’est un déchirement pour eux, et un échec pour Nikolaï, mais il n’y a plus d’issue, ils doivent fuir. Situer l’action juste après les pogroms de Kichinev et de Gomel donne aussi au roman ses galons d’authenticité historique, hélas…

Il y a également les relents antisémites, car il s’agit de deux familles juives vivant à Iekaterinoslav. Un de vos personnages résume ainsi cette condition : « Tu sais bien qu’on est là quand on n’a plus personne à qui s’en prendre ». Peut-on parler de cet aspect comme d’une toile de fond de votre roman ?

Là aussi, il y a une prétention initiale, mais sans sa dimension péjorative. Je me suis posé, longtemps, la question de la judéité, de sa damnation. Comme Sartre ou comme Levinas. Mais je n’ai pas opté pour la philosophie pour y répondre, même si, à mon sens, Aurelia Kreit est avant tout un roman philosophique, vraiment. Sur la question ontologique, évidemment, mais surtout celle du fatum, du destin : du hasard, de la phénoménologie, de la chance aussi, mais qui a un coût, comme tout. La nature même d’Aurelia pose la question de l’élue, et donc, culturellement, du judaïsme. Je n’ai aucune prétention théologique, en revanche, ni même de connaissances sur le sujet : je constate juste, en tant que citoyen du XXI°s., que la persécution des Juifs continue, pour des raisons politiques, principalement, et que les Juifs eux-mêmes ne créent pas de violences communautaires, contrairement à l’état censé les représenter. La question du bouc émissaire, qu’on connaît en France sous le propos de René Girard, des inimitiés légitimes, m’a toujours fasciné, a fortiori dans son actualité. Que les personnages d’AK fuient un antisémitisme d’état en 1904 pour en retrouver un autre en 1918 dans le pays des libertés et des droits de l’homme est un des moteurs de réflexion du roman. Voire de réflexivité parce que l’époque qu’ils vivent eux pourrait être celle qu’on vit nous. Indépendamment de ça, écrire, en tant que non Juif, sur la judéité, m’a permis, à 50 ans, de me poser la question de l’âme et de la spiritualité. De confronter mon athéisme, en quelque sorte.

Tout aussi forte que la persécution est la peur du déracinement. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Quelle place occupe-t-elle dans l’économie de votre récit ?

Le déracinement, le fait d’être arraché à sa culture, littéralement, est sans doute le sujet principal du roman, et une question majeure pour moi, qui n’ai quitté ma ville natale qu’à la moitié de ma vie, pour une destination peu éloignée, qui plus est. Je ramène d’ailleurs toute la tribu de mon roman sur mes terres natales, à la Croix-Rousse, ce qui me permet, une fois de plus, de rameuter mes souvenirs et d’inscrire la fiction dans des lieux que je connais par cœur, au centimètre près. Mes Ruskoffs débarquent en France, en 1914, dans un quartier ouvrier, on les regarde bizarrement, mais sans agressivité. Eux sont porteurs d’une culture déjà brimée, à l’origine, par le voisin russe, si puissant. Nikolaï a déjà vécu l’exil, s’est déjà confronté à cette dualité, l’être que l’on est et l’étranger qu’on devient, face à quelqu’un qui est autre que soi. Les Ukrainiens ont une culture épique, fondée sur la poésie de Ševenko  – « Enterrez-moi et levez-vous ! Brisez vos chaînes ! Et du sang impur des ennemis Baptisez la Liberté ! » – une poésie de combat pour ne pas perdre son âme et son identité. Quand les personnages d’AK sont en exil, ils luttent contre eux-mêmes pour ne pas perdre cette identité, parce que cet abandon signerait leur défaite. Pour autant, là non plus, aucune correspondance avec des revendications nationalistes modernes ! Il n’y a que du beau dans l’identité qu’ils revendiquent eux. Quelque chose qui permet de lutter contre l’oubli, ma mise en exergue du livre. Moi-même, pour rire, je revendique être croix-roussien, pas lyonnais : et je réponds à ceux qui manquent de second degré que ce n’est pas parce qu’on m’a rattaché de force à la ville de Lyon en 1852 que je compte perdre mon âme et ma culture…

Ne jamais se sentir chez-soi mène parfois à des questionnements fondamentaux « Avons-nous eu raison de partir ?» interroge Varvara presqu’à la fin de votre livre. Que dit cette interrogation sur le destin des émigrés, comme le sont vos personnages ?

C’est vraiment en terminant ce roman-fleuve que j’ai compris que cet exil pouvait figurer n’importe quel exil, de n’importe quel pays. J’avais déjà eu cette impression au moment de « Tébessa », quand ce jeune homme de vingt ans, confronté à sa mort à venir, pouvait être n’importe quel jeune homme de vingt ans, dans n’importe quelle guerre. À l’époque, l’excellent premier roman de Mathias Enard, ‘la perfection du tir’, écrit au moment du conflit yougoslave mais sans accroche temporelle ou territoriale précise, m’avait marqué. Quand mes personnages arrivent à Lyon, dans la dernière partie du roman, sans trop en dire, ils sont ironiquement et officiellement autrichiens, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour eux, en 1914… Qui plus est, je l’ai dit, l’antisémitisme est le même en France que dans le pays qu’ils ont quitté. C’est pour ça que Varvara, personnage complexe s’il en est – c’est celle dont l’évolution est la plus marquante dans le roman – pose cette question, in fine. Les sacrifices qu’ils ont faits pour en arriver là méritaient-ils d’être faits, c’est une question ouverte, qui touche à la métaphysique de tout être qui s’interroge : que reste-t-il des choix qu’on a commis, c’est une question que je me pose tous les jours, personnellement. En ma qualité d’écrivain, me défausser des mes névroses en les reportant sur mes personnages a au moins cet avantage ! Plus sérieusement, dans le monde dans lequel vous et moi vivons, le déracinement – forcé, violent, brutal – occupe l’actualité sans pour autant qu’on s’en préoccupe vraiment. Les migrants, les réfugiés politiques, rien n’a vraiment changé depuis que je suis né : c’est toujours l’affaire des autres, le sparadrap du capitaine Haddock. J’aimerais, comme mon fils, être engagé pour faire changer les choses, mais je crains que ma seule utilité sociale soit de transformer ces choses-là en matière d’écriture. Ça n’est déjà pas mal. En tout cas, c’est mon combat au quotidien. Je suis un vieux nizanien, il faut assumer l’oxymore !

Je vous propose de revenir à Aurelia Kreit. Le portrait que vous faites d’elle intrigue au début par son absence, due à son mutisme, pour laisser place à la fin du roman à une saisissante fragilité. Que pouvez-vous nous dire de cette enfant piétinée par la violence des événements et obligée de s’enfermer en elle-même sans pour autant réussir à ignorer cette cruauté ?

Aurelia en elle-même est une allégorie. D’où le titre, la photo, etc. C’est une représentation de la résistance à l’oppresseur, de l’identité, de la culture, de l’enracinement.  Son traumatisme – une forme de mutisme sélectif –  vient du fait qu’en voulant la protéger, ses proches l’ont enfermée dans un cocon qui n’exclut pas la perception du drame qui se joue, de la violence des situations. Aurelia se construit de l’adversité qu’on oppose à ceux qui la couvent, elle se détermine elle-même comme l’égérie des combats à mener, quand elle sera grande. Sur le féminisme comme sur l’ukrainité, sur la thérapie – à Vienne, elle a affaire à un disciple de Freud, qui pose les bases de la psychanalyse – comme sur la politique du siècle qui est le sien. À la Brasserie Georges, au magicien qui lui demande ce qu’elle compte faire plus tard, elle répond avec aplomb Présidente de la République. Ukrainienne, évidemment.  La fin, très ouverte, du roman, laisse augurer des aventures qui l’attendent. Seront-elles racontées, par moi ou un autre, c’est une autre question. Mais ce personnage qui m’a obsédé trente ans ne me quittera pas comme ça : entre elle et moi, c’est un bail à très long cours. Et depuis qu’Aurelia Kreit, le groupe, m’a dédié, en public, le Cœur en croix, ce morceau mythique que je n’ai cessé d’écouter depuis 1986, je me sens quasiment redevable de son sort. C’est mon deuxième enfant, pas plus facile que le premier.

Je ne peux pas m’empêcher de vous interroger sur la définition de l’énigme qu’est l’âme slave : « un regard sur le monde à la fois dépité et provocateur ». Quelle est cette urgence que vous définissez ainsi : « On ne peut pas attendre que les choses arrivent, il faut les faire venir » ?

Là, je me suis offert une liberté, à vrai dire : essayer de définir l’indéfinissable. Ce que je sais, culturellement, c’est que les Russes, pour ne citer qu’eux, ont une vision de la mort différente de celle des Occidentaux, qui la craignent par dessus tout. Les Yougoslaves, ce pays que j’ai connu par leur fabuleux basket-ball, ont montré jusqu’à l’absurde que rien ne leur faisait vraiment peur. Pour moi, c’était le point de départ : à chaque moment, la mort peut frapper. Les rescapés des camps de concentration ont souvent insisté sur cet aspect aléatoire, travailler sur la période m’a durablement marqué. Le postulat slave, que j’ai étudié à distance, est celui-ci, à mon sens : beaucoup moins égocentré que l’occidental. D’où cette distanciation, teintée d’ironie, la marque des peuples qui ont souffert mais n’ont jamais cédé. Quant à la deuxième citation, je dois le dire, c’est un emprunt, détourné, d’une devise d’Astor Piazzolla, qui reprend cette opposition ethnologique : en France, en Europe, on nous accompagne tout au long de notre parcours ontologique ; de fait, les choix, les mutations brusques, encore, sont moins marqués qu’ailleurs, dans d’autres cultures. Un argentin – qui avait tout perdu lors d’un divorce – m’a demandé un jour, contemplant mon bel appartement et ma bibliothèque, ce que je ferais de ça si je devais tout quitter, sur le champ. Depuis, j’ai fait le calcul : ce à quoi je tiens tient à rien, au sens propre. La boîte à rien offerte par mon fils il y a plus de quinze ans, deux volumes des écrits de Nizan achetés 5 francs par ma sœur il y a une éternité, ma reproduction de la Valse de Camille Claudel, peut-être. Mon ami musicien, qui a composé et interprété les chansons que j’ai écrites depuis quinze ans, cite souvent cette devise de Piazzola ; entre nous, c’est un accord tacite : qu’importe qu’on soit jugé, en mal et en bien, l’essentiel, c’est de faire les choses. Un album (« Quantifier l’amour », sorti récemment), un roman, qui n’a pas un an, encore. Je fais, depuis que j’écris, ce que Jean-Paul Dubois a un jour dit, il y a longtemps : il ne mesure pas son œuvre au nombre de volumes, mais à la hauteur des tranches empilées. Avec Aurelia, j’ai explosé le score, mais j’ai surtout touché à une culture, une identité qui n’est pas la mienne mais dans laquelle je me reconnais. Quand je mourrai, je voudrais que ceux qui m’ont aimé s’en souviennent. Il ne faudra pas être triste : la mort est le berceau de la vie. Qu’ils entonnent, après le chant des Canuts, un Hej Sokoly en mon honneur, comme dans le roman ! Mon âme sera éternelle, et liée à celle d’Aurelia : la boucle sera bouclée.

Interview réalisée par Dan Burcea

Laurent Cachard, Aurelia Kreit, Le Réalgar-Éditions, 2019, 440 pages.

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22/06/2020

Paul-Sylvestre.

Ça fait partie de ces figures qui ont ponctué notre vie et qui s’effacent les unes après les autres, avec discrétion. Le menuisier de Montchat, que personne n’a jamais appelé Sylvestre, son vrai prénom, a passé ses 81 ans, ce qui était inespéré il y a peu, puis s’est effacé, après plusieurs semaines d’une agonie qui devrait interpeller les pouvoirs publics, enfin. Toute une vie de travaux menés avec précision, dans un temps différent de ceux qui attendent le résultat, toute une existence consacrée à son atelier, les trésors qui y étaient enfouis, comme cette vieille malle de voyage à l’étiquette de cuivre. Des travaux menés ici et là, qui l’ont conduit, je m’en souviens, à passer des vacances là où il n’aurait jamais pu s’offrir le luxe de mener sa famille, ses trois filles et Rose, son inséparable. Avec qui il s’est - méticuleusement, là aussi – engueulé pendant plus de cinquante ans, et jusqu’à ses dernières heures. Sur ce point aussi, les pans de siècle s’écroulent, les vies uniques passées dans la compagnie de l’autre, entre la Haute-Loire qu’il aimait mais aimait quitter, et l’atelier devenu maison - les Minguettes enfin derrière lui - que Rose aime mais aime quitter. Un homme de peu de mots, mais de beaucoup de gestes, rattaché à mon propre père, ravi, il y a trente ans, d’apprendre que la fille que j’allais aimer était celle du menuisier, qu’il connaissait par un ami. Des hommes de quartier, pas les mêmes, qui sont devenus pères, puis grands-pères, et qui s’en vont un par un. Il n’en restait pas beaucoup, de son époque, à Paul, peut-être était-il temps qu’il rejoigne ceux qu’il a aimés, et qu’il s’en aille, seulement, selon ce à quoi l’on croit ou pas. Il reste le chagrin de ceux qui l’ont accompagné jusqu’au bout, jour et nuit, pendant des mois d’un confinement qui ne s’est jamais terminé. La fin qu’il appelait de ses vœux, dans ses derniers accès de conscience, il faudra l’interroger, sous le prisme de la dignité, seul élément de mesure d’un texte pourtant de loi. Mon père, il y a quatre ans, a été mieux loti, sur ce point.

Il faut du temps pour que l’héritage, le vrai, s’affirme : les valeurs, la transmission structurante, écrivais-je récemment. Les traits de visage qui se dessinent plus encore sur ceux de ses petits-fils, cette intonation particulière, dans la voix. Et cette ligne droite qui se précise, inéluctablement : quand les pères s’en vont, le jour de leur fête, qui plus est, ce sont les enfants qui comprennent l’urgence de vivre et de vivre justement. Pour le reste, il faudra faire sans, maintenant, avec la confiance induite que sans, quand le deuil est respecté, ça devient avec, après.

10:32 Publié dans Blog | Lien permanent