05/12/2009
Tomber sept fois, se relever huit.
Thomas Sandoz, 42 ans, montre une adolescente se perdre en même temps que le monde qui l’a vue naître.
le désespoir du formica
Thomas Sandoz aime Derrick. Il lui a consacré une anthologie, « l’ordre des choses », fondée sur plus de six cents heures de visionnage de ce feuilleton presque immobile, mais dont le scénariste unique, Herbert Reinecker, l’a fasciné par sa permanence aux 281 épisodes. On s’inquiéterait presque de la santé mentale de l’individu s’il n’était pas lui-même docteur en psychologie. Non, ce qui mène Thomas Sandoz de Derrick à Leprest, des essais - sur les médecines parallèles, sur la distinction entre « déprimé ou dépressif » - aux variations poétiques et romanesques, c’est la curiosité, celle de l’épistémologue. En Suisse, dont il est citoyen, l’épistémologie, ce n’est pas qu’une option en faculté de philosophie : de Descartes à Husserl, c’est une qualité qu’on revendique et qu’on nous reconnaît. Sandoz, sur la lignée duquel un livre* est paru, mène donc son bonhomme de chemin, celui de la connaissance, dont on sait qu’il est, une fois qu’on l’a choisi, infini et exponentiel. Sa dernière station, romanesque, nous conduit à « la Fanée », cette adolescente qu’on saisit alors qu’elle se ravage, « seule, dans une histoire consumée », au cœur d’un « village qui sent la mort » mais qui n’est justement plus un village. Le roman de Sandoz montre ces vies qui ont basculé quand les fermes se sont vendues, matériel aux enchères, « paysannerie en perdition » qui jalouse les citadins « qui paient comptant les métairies ». Au beau milieu de ce paysage de défaite, Elle est là, qui se définit comme «le dernier témoin, le souvenir de trop » depuis « le matin d’hiver où la mère les a quittés ». Elle grandit dans la haine de soi, comme toute adolescente, « elle se rêve citadine », s’auto-détruit dans sa scolarité et dans sa chair, entretenant la blessure qu’elle s’est elle-même infligée et qu’elle entretient savamment, comme une « amie intime » dont elle ne sait pas encore qu’elle deviendra « rivale retorse », plus encore que sa douleur entretenue par l’image de la mère dans le médaillon de la salle à manger minable du petit appartement dans lequel son père a échoué. Un père « à la langueur présente dès le réveil », « qui a le temps de penser » mais préfère ne plus penser à rien d’autre qu’à cirer ses chaussures et écouter son « crachoir à piles ».
« la jeune fille, en rentrant dans son immeuble au toit bas et au concierge triomphant, prend soin, quand même, de piétiner les plantations de ces terres infertiles, « autant de reproches, de condamnations » liées à un choix qu’elle n’a pas fait »
Elle, dans ce chaos, se scarifie, se donne aveuglément, jubile de l’agonie d’un oisillon, de la noyade de chatons, quand au loin – c’est à dire tout proche de cette commune sans âme – une jument meurt de mettre bas, symbole d’un monde qu’on laisse dépérir. Pourtant, nous signifie Sandoz, « plus ils sont laids – les paysans – mieux ils prennent soin du bétail», un parallélisme que le narrateur reprendra pour Elle, pour dire que « moins elle respire, plus elle s’oublie », quand elle s’en va pratiquer l’apnée des heures pâles de la nuit. Cette femme du médaillon, dont on s’est étonné « que l’on puisse sourire si tristement », cette fanée, métonymique figure de la vie qu’elle traverse, s’est-elle demandée ce qu’elle avait à offrir d’autre à l’enfant qu’elle a mis au monde que « la douleur et l’ennui, un couffin de barbelés et des jeux de mulots » ? La Fanée met en jeu les vies déchues, les montagnes qu’on a délaissées pour des vies qu’on imaginait plus simples et qui, au final, n’ont rien apporté. « L’allégeance aux formes lourdes et aux résineux militaires » n’est plus de mise, mais la jeune fille, en rentrant dans son immeuble au toit bas et au concierge triomphant, prend soin, quand même, de piétiner les plantations de ces terres infertiles, « autant de reproches, de condamnations » liées à un choix qu’elle n’a pas fait. Thomas Sandoz inclut dans sa narration des séquences d’un temps indéfini, peut-être celui de la mère quand elle avait peut-être l’âge de la narratrice, il est question de guerre, de patrie, de cranes rasés… Mais il n’en dit pas plus, la mère, d’ailleurs, disparaît du salon de l’appartement «parfaitement propre et fonctionnel » - avec une table en formica dans la kitchenette - il revient à son héroïne qui, parfois, « s’essuie le cœur aux fougères » et, quand même, «espère encore un signe, un embellie ». Comme n’importe quelle enfant de son âge. Sauf que dans « la Fanée », quand une jeune fille est projetée sur le lit, la poupée qui en chute « a les yeux révulsés ». Et que quand Elle se réveille dans une chambre d’hopital, « elle découvre l’horreur d’être en vie », elle qui, plus souvent qu’elle espère vraiment, se souhaite « la plus violente des dépurations ».
L’adolescence est, dit-on, l’âge de l’agir. Elle le sait, la Fanée, que rien ne peut se passer dans cette vie qui ne produit que des perdants. Comme ceux que le formateur du centre professionnel qui lui offre sa dernière absence de chance refuse de considérer, de peur d’en faire trop rapidement partie. Quand elle enlève le pansement de sa plaie, dont elle dit qu’elle la soigne pour mieux la laisser s’infecter et marquer le pourrissement de son existence, ce sont de « gros insectes (qui) tournoient autour d’elle, prêts à plonger dans l’océan exsudant » de sa pauvre vie. Tristes fées autour du berceau
Les illustrations de Catherine Louis qui ponctuent chacune des pages de ce roman aussi bref que le fut la vie de son personnage montrent de paysages d’hiver, des arbres morts, des usines désaffectées et de vieilles granges laissées à l’abandon. Des vies qui se sont éteintes. Aucun espoir n’est laissé au lecteur, c’eût été une injustice de plus au regard de ceux qu’Elle n’aura donc jamais connus. Et puisque l’héroïne est de tragédie, puisque la tragédie se dénoue dans le sacrifice, la fin de la fanée, sans que je la dévoile, renverrait à la fameuse tirade de Perdican, dans sa 3ème proposition, sans que le propos bascule grâce au « mais »… Elle aurait pourtant voulu « savoir aimer », la Fanée. LC
« La Fanée», G d’encre
ISBN 978-2-84116-140-9
Prochain numéro : « L’ange hurleur», d’Anne Richter.
* « les Sandoz, du Moyen-Age au Troisième millénaire », Editions Gilles Attinger, 2000
23:26 Publié dans Blog | Lien permanent
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