11/06/2012
Through the rocking glass.
« l’Orchestre vide » est un court « roman » coupé en deux. Côté public et côté scène en sont les deux hémistiches, puisque la demoiselle est lettrée, tendance classique (il est question ici d’un travail universitaire sur Racine). Romance, pour le coup, correspondrait mieux, puisque l’auteur raconte sa propre aventure amoureuse avec un chanteur de renommée internationale, qui l’a élue, un soir de festival boueux, et pour qui elle a tout laissé tomber, menant une vie sans autres repères que des villes traversées de nuit, des motels et la réalisation, sous ses yeux, de scènes qu’elle n’avait vues qu’au cinéma, chez David Lynch, principalement. Claire Berest fait le choix du récit, les temps oscillent entre un passé pas encore composé et un présent de narration, on suit son abandon de muse post-punk. Le contraste est saisissant entre son parcours précédent et l’inconnu dans lequel elle saute à pieds joints (Docks comprises). La jolie jeune fille de bonne famille – qui met une robe de dactylo pour soutenir un mémoire que le professeur affairé finira par décaler – devient l’Alma damnée du chanteur, qui veut tout obtenir d’elle, jusqu’à la fusion absolue, jusqu’à lui demander d’écrire pour lui, de chanter pour lui et – climax - de monter sur scène avec lui, affronter cette densité physique qu’est la foule, elle qui ne l’a connue que de l’intérieur. « John », lui, a cette particularité de tout dissocier, de ne jamais perdre pied : il est à l’opposé de la mythologie rock, ne boit pas, ne fume pas, baise quand même, mais toujours pour mener cet absolu plus loin, avec Alma. Il y a bien quelques bagarres, quelques chambres d’hôtel dévastées, mais les amants composent, et la relation, dans « Orchestre vide », est passée au scanner : c’est bien une radioscopie de l’histoire amoureuse que le livre propose, ce qui, à mon sens, en définit la limite. L’histoire est exceptionnelle en soi – c’est un des arguments du livre, « toute jeune fille rêverait qu’un chanteur de rock descende de scène et l’entraîne avec lui" - mais devient banale, in fine, dans le récit qui en est fait : une apogée, un déclin. L’écriture est juste quand elle touche au conflit des deux identités d’Alma : j’avoue que j’aurais préféré qu’elle reste sur le dilemme qui la noue, entre Racine et John. Qu’elle aille au bout de ce décalage. Des rencontres sont justement décrites, surtout quand elle échappe à John, le temps d’une balance : Sarah à San Diego, les couloirs de l’hôtel Ambassador et les ombres de Kennedy (Robert) et de Monroe (Marilyn), K’naan. A la lecture, l’impression grandit que c’est l’Alma française qui tient le récit, pas forcément celle qui s’enthousiasme, jusqu’à la fin, des figures qu’elle croise : Vincent Gallo, Yoko Ono, Radiohead, PJ Harvey… Le name-dropping, une fois la surprise partagée, ne sert pas l’histoire et, à mon sens, la partie « Côté scène » est moins réussie que la première, même si le moment où Alma réussit à lâcher le micro est bien senti. C’est aussi la limite, pensais-je à la lecture, de l’histoire d’amour qu’on veut raconter : elle a beau être incomparable, elle se heurte à la reproduction du genre. A l’énonciation. Prend le roman comme prétexte pour parler de soi. Un amour de soi, écrivait Doubrovsky. Les chansons écrites pour John, intégrées dans la deuxième partie, ne m’ont rien apporté et ont heurté ma lecture : question de culture, sans doute. J’aurais préféré que « les yeux dans le théâtre de Racine » - sujet odieusement volé à l’auteure juste avant qu’elle le dépose – collapse avec le regard croisé du démiurge et de l’élue, qu’elle pousse la genèse plutôt que d’être exhaustive dans l’historique. Ou que l'auteure aille au bout de sa perception de "la route", quand elle en dit qu'elle est belle mais qu'elle "pose la question de l'existence elle-même". Reste que « l’Orchestre vide » est remarquablement écrit, d’une facture très classique, comme les Lettres de l’auteure. Que certaines scènes sont magnifiques, comme quand, retournée dans sa ville, revenue à un bout d’identité, Alma attend John sur les marches d’un commissariat sans savoir quand et même si il en sortira. Quand le livre s’achève sur une fin (belle tautologie) et un dévoilement. Les amateurs de rock plus jeunes que moi aimeront le côté branché du livre, ils n’auront pas beaucoup d’efforts à faire puisque rien n’est caché : les noms des artistes, des groupes qu’on croise, les dates des festivals, même le titre de l'album (Secret house against the world) que Alma offre à John, tout cela permet de savoir de qui on parle, même si l’essentiel n’est pas là. La question que je me pose, c’est celle de l’intention du roman, son acception même. Mais bon : At the end of the day, it’s only rock’n roll.
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10/06/2012
Vieux con.
Qu'est-ce qui les motive, ces deux gamins qui se roulent un joint en pleine rame de métro, au vu et su de tout le monde, comme les deux affranchis qu'ils rêvent sans doute d'être, sans être allé au bout du film parce qu'un film de cinéma, c'est trop long? Je meurs d'envie, sur le moment, de les reprendre, de leur dire que ce qui me choque, ce n'est pas qu'ils fument des joints, mais qu'ils balancent ouvertement le filtre de la cigarette par terre et que, évidemment, ils allument leur trophée dans la rame, sans attendre d'être dehors. Cette morgue, cette incivilité, cette absence notoire de ce qu'est le politique, le lien social, cette envie d'en découdre avec l'autorité uniquement pour son petit confort personnel, tout ça me tourmente: j'ai la conviction qu'ils construisent eux-mêmes une société qui ne voudra pas d'eux et qui fera qu'on se méfiera de tout le monde. Pire, ce que je leur reproche, c'est le silence que j'ai finalement gardé. Le même qu'à la sortie de la station, quand j'ai croisé deux des candidats à l'élection, que je n'ai finalement pas interpelés, de peur qu'ils me prennent pour un vieux réac'. Qui aurait exprimé sa frustration dans les urnes. Honnêtement, aujourd'hui, juste après cet épisode, je suis allé voter par habitude. Avec lassitude.
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09/06/2012
La vieillesse des perruches est un naufrage.
Je ne comprends pas: il s'est à peine passé une trentaine d'années entre ces deux voyages avec mon oncle, le premier pour ramener ma grand-tante dans sa maison de retraite après le repas du Jour de l'An et le deuxième, cet après-midi, pour l'amener lui dans son avant-dernière résidence. J'ai eu envie de libérer les perruches du salon d'en-bas puis me suis souvenu que les perruches, livrées à elles-mêmes, ne survivent pas. Et que mon oncle a toute sa tête et son (fort) caractère. On ne fait vraiment que passer, c'était la platitude du jour.
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08/06/2012
Found in translation.
Ça y est, c’est reparti. Il a fallu que j’assiste, hier, à la librairie du Tramway, à la présentation par Sophie Benech de ses éditions Interférences pour me redonner le goût à l’écriture de mon roman russe. Sophie Benech est éditrice parce qu’elle est traductrice, et vice-versa. Elle traduit le Russe et l’Anglais pour Gallimard, Corti ou Actes Sud et édite pour elle et pour les amoureux de la langue des livres qui l’ont marquée, qu’elle aurait voulu avoir dans sa bibliothèque. Elle a traduit Chalamov, les récits de la Kadyma, on lui a confié tout Isaac Babel. De quoi entendre parler de la difficulté de dire les mots des pogroms et des voyages à Odessa, de quoi se dire, également, que ce petit bout de femme a eu une vie de rêve, passée d’un placard de standardiste à l’Ambassade de Moscou au travail de traduction en compagnie de Jacques Rossi, pour « Qu’elle était belle, cette utopie ! ». Je me suis senti parfois un peu de trop dans ces échanges russophiles, mais curieusement, l’envie d’y apporter ma touche à moi a décuplé: mes mots sur les pogroms, mes mots sur l'arrivée à Odessa des familles Kreit et Bolotnikine. Sans doute parce que seule l’ignorance – et son corollaire, le travail – permet à l’écrivain (de romans) d’assumer sa propension à l’usurpation. Un autre sujet.
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07/06/2012
Le syndrome de Perdican.
Il est incroyable qu’une des plus grandes définitions du mystère amoureux soit attribuée à un faussaire de génie ! Alfred de Musset a sans doute rêvé d’écrire ce qu’il fait dire à Perdican dans « On ne badine pas avec l’amour », mais ces mots-là, il les doit à George Sand qui les lui a adressés, dans une lettre. Rendre public ce qui devait rester privé, c’est un des privilèges de l’écrivain puisque par son prisme, les réalités se transforment en fiction, voire en dialogues. Il n’empêche, la dichotomie homme/femme que Perdican assène à Camille qui minaude, c’est encore du romantisme, mais c’est un romantisme à l’épreuve, puisque tous ces adjectifs qui s’opposent puis se complètent rejoignent l’antiphrase – autant que la malédiction, du proverbe.
Hommes |
Femmes |
Menteurs Inconstants Faux Bavards Hypocrites Orgueilleux Lâches Méprisables Sensuels |
Perfides Artificieuses Vaniteuses Curieuses Dépravées |
On pourrait même penser que Musset fait preuve de galanterie en n’octroyant que cinq défauts aux femmes contre neuf aux hommes, mais puisque la tirade vient de Sand, la charge est rude, et l’argumentation à venir partielle : on ne peut considérer ces réquisitoires indépendamment de ce qui fait basculer la tirade, « l’union de ces deux êtres si imparfaits et si affreux », qui réfute les défauts rédhibitoires pour les éclairer de leur compatibilité. Pour être plus clair, on peut, au regard de l’autre, équilibrer ses propres défauts en lui permettant de valoriser ses qualités. Ainsi, le charme agit, et l’on en oublie assez vite qu’il s’agit d’un ensorcellement : le syndrome de Perdican, c’est de vouloir se convaincre qu’un choix délibéré peut lutter contre l’évidence. Il aime Camille mais veut se persuader qu’il aimera Rosette autant qu’il aime Camille. L’édifice du mensonge est en place et les incidences qui suivront seront toutes marquées de cette auto-conviction. Jusqu’au bord de la tombe, alors, pour une ultime damnation, ou jamais, mais alors pour les salauds (en sens sartrien, parce qu’ils n’ont rien fait de mal !).
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06/06/2012
Les roannaiseries du promeneur solitaire.
Christian Chavassieux s’ennuie et marche. Mais il ne marche pas pour ne pas s’ennuyer : il n’a rien plus en horreur que l’activité vaine. Alors, quand il marche, il lit. Et quand il écrit, ce qu’il ne peut faire en marchant, il convoque les souvenirs qu’il avait, enfant, quand il arpentait les rues d’une ville qui n’était pas encore la sienne, mais qu’il vient de préempter avec force et maestria, via « J’habitais Roanne », un ouvrage dont je signale tout de suite qu’il est essentiel aussi à ceux qui n’y habitent pas. Une somme conséquente, érudite jusqu’à l’érosion, ponctuée de notes qui pallient ce que le rythme du récit ne supporterait pas. Un roannais y retrouvera une géographie exhaustive de sa ville, reprenant toutes les œuvres parues sur elle et dessinant un travail de recherches titanesque. Un étranger - comme on l’est parfois d’une ville dans laquelle on est né mais qu’on n’a pas regardée – s’arrêtera sur l’entreprise, auturbographique, pour inventer un mot. Daniel Arsand, en quatrième, appelle Gracq, Sand ou Colette pour désigner ce désir absolu d’intégrer les lieux de sa mémoire dans l’œuvre en train de se faire. C’est à Nizan pour sa « présentation d’une ville » (Bourg-en-Bresse) ou pour « le Cheval de Troie » (Villefranche-sur-Saône) et à Rousseau que la lecture de cet opus m’a renvoyé. Nizan pour la précision entomologiste des strates de la ville : Roanne, ville ouvrière, sombre et abandonnée, qui recèle en son sein, néanmoins, des énergies et des humanités incroyables. Qui ne se révèlent pas seulement, nous dit-il, une fois qu’on en est parti. « La petite mère a des griffes », disait Kafka de Prague : Chavassieux manie l’enthymème – je sais qu’il y tient – part du principe qu’il faut des perdants qui y restent, dans cette ville. A lire son travail, on se demande bien quelle est la tête des gagnants, et on se convainc, avec lui sans doute, qu’il y a bien des perdants magnifiques. La balade historique qu’il nous offre en 290 pages est un leurre : il dira tout de sa ville, hors ce qu’on en sait déjà – son choix d’éluder les lieux les plus connus est éloquent. Mais en filigrane, c’est une mémoire qu’il reconstitue, la sienne. Le genre autobiographique est une entreprise difficile, qui ne supporte pas les miasmes de l’orgueil. Pas une seule fois dans ce récit, dont les noms de places et de rues m’échappent et auraient pu me lasser, je ne me suis ennuyé, tant la force du J’, puisqu’il le préfère au Je, est grande : on a l’impression que défilent sous nos yeux de lecteur des époques et des figures, on attrape, ici et là, quelques noms connus dont il ne fait pas la publicité : pas le genre de la maison. Qu’il associe à d’autres, dont les locaux se rappelleront, que lui ravive, en tout cas, pour qu’aucune forme d’oubli ne soit possible autrement que par paresse. Chavassieux, dont je connais l’exigence, ne rate rien : pas un pan d’histoire ou d’anecdote, pas une analogie à un siècle d’écart (la perception de la ville par Simone Weil, ses engagements, cent ans, peut-être, après Flora Tristan). Il provoque – pour « faire venir », dit-il – digresse, intègre chapitre après chapitre un quartier, une période, qu’il mêle à ses mémoires, puisque l’exercice est celui-ci. On le voit passer de l’enfant rêveur aux semelles de Gitane - qui délivre les chèvres du piège d’un grillage ou qui s’offusque, dans une scène aux mots à tomber, du racisme qu’on a bien dû inculquer aux êtres dans lesquels il ne se reconnaît pas – au jeune homme qui séduit la future mère de ses enfants au sein d’un collectif d’artistes, dans la maison de la Turne. Aucune mélancolie, pour autant, sinon le juste bilan d’un homme qui a passé la cinquantaine et qui veut s’excuser du peu qu’il a fait mal (« C’est peut-être pour cela que je l’ai revue, que je l’ai aimée : dans le même désir de la faire rire éternellement. Elle l’aurait mérité. Le paradoxe est que je l’ai tant fait pleurer. ») Mais qui a tout tenté : dessin, animation, festival de SF, cinéma, poésie… Avant d’en arriver à la littérature du calme, celle de la maison à l’extérieur de Roanne (d’où l’imparfait du titre), de son Clos. Il remonte, cycle après cycle, ce qu’il appelle « la noria de sa vie », construit son trajet « vers la clarté », dit-il. L’écriture est retorse, se cache derrière son impeccabilité lexicale et syntaxique. Comme dans ses romans, dont il délivre dans « J’habitais Roanne » et le processus d’édition et l’importance topologique, elle ne se laisse pas conquérir sans abandon. Sans rêverie, puisque, à l’instar des chats et de Jean-Jacques, c’est aussi un genre qu’il affectionne. On se promène donc dans Roanne, c’était voulu, avec ce livre-là, mais on aura vite oublié la fonction référentielle de l’ouvrage – sauf à y replonger par besoin – et gardé sa visée pointilliste. La réminiscence, des peupliers noirs et des Cèdres du Liban du Lycée Jean Puy, le rapport au fleuve omniprésent, « chat obèse alangui ». Ce n’est pas à un helléniste qu’on va apprendre qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même cours, et que – puisque les parents de Barbara ouvrent quasiment l’ouvrage – « on ne devrait jamais revenir au temps béni du souvenir ». Sauf, comme dans « J’habitais Roanne », quand on s’y attelle avec l’apparente impavidité du chercheur. Trompe l’œil, et le bon.
J’interrogerai Chavassieux sur la portée sémiologique de sa première personne, qu’il relègue toujours derrière d’autres. Mais je dois dire, en dehors de toute amitié, que ce livre m’a époustouflé : par sa rigueur, par l’entreprise elle-même, qui surprend même son auteur au fur et à mesure que le livre, comme le piéton, avance. Atteint son but. J’ai lu ce livre en étranger et pourtant y ai retrouvé, dans un mode différent, la mémoire reconstituée qui préside ma propre nécessité d’écrire. Je ne lirai que plus tard, demain, un autre jour, les préfaces et postfaces qu’il affectionne et que – déférence gardée envers ceux qui les ont écrites – je n’aime pas. Reprendrai, puisque la permanence est là, également, l’étymologie de « éponyme », que j’aurai donc mal utilisé dans « Marius Beyle » : ça tombe bien, il est toujours temps d’apprendre et de se corriger. Et méditerai longtemps ce contre-hamlétisme quinquagénaire : « Il faut parfois, une vie entière, accepter de n’être que ce que nous sommes. »
"J'habitais Roanne", Thoba's Editions, 19€
photo: autoportrait de l'auteur en marche, collection privée.
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05/06/2012
Radio Autun.
A Autun, au mois d'avril, j'ai été (entre autres) interviewé par Yannick Petit, pour sa belle émission "Wagon Livres". Il y a toujours quelques hésitations, des "euh" intempestifs et un trop-plein d'adverbes, mais ça permet au moins d'entendre parler du "Dom Juan", et à ma mère de se faire un "Best-Of".
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04/06/2012
Mme Bovary à l'Arbresle.
Ce n'est pas très charitable, j'avoue, mais pas plus que de me planter après deux fois deux heures de jérémiades et une histoire genre Mme Bovary à l'Arbresle, dont elle était convaincue, néanmoins, qu'elle intéresserait tout le monde. Je suis un peu en colère contre cette partie du genre humain qui pense pouvoir disposer des services de l'autre quand bon leur semble, et cesser toute collaboration pour des raisons absconses. Ce n'est pas une première pour moi, en cette année d'expérimentation: c'est la 2ème fois que ça se passe, si je ne compte pas les choix hasardeux faits par d'autres. Et ça me gave. Voici donc, en exclusivité mondiale, mon 2ème Marc Lévy, après l'essai que j'ai fait la dernière fois. J'y ai mis tout mon talent, et il en faut, pour raconter une telle ineptie. Vous comprendrez néanmoins que ça ne figure pas dans mon recueil de nouvelles à paraître.
Je ne savais même pas que ça pouvait exister, un tel bonheur. Ni même que j’aurais été capable de faire ce que j’avais fait pour être là à cet instant précis. Quand je suis rentrée sur la piste de danse avec Carole et Sylvie, dont nous venions de faire la connaissance, je m’étais déjà promis que cette semaine durerait toute une semaine et que j’en savourerais la moindre seconde. Impossible, du coup, d’aller dormir, même si nous avions passé la nuit dans l’avion et que le retard accumulé à l’aéroport et dans le transfert jusqu’à Hammamet nous avait laissé épuisées, dans l’hôtel où enfin je réalisais mon rêve. Un rêve de voyage, d’exotisme, d’aventure, le contraire de la vie que j’avais laissée là-bas, en France, où m’attendaient déjà des êtres que j’avais pris pour ma famille depuis tellement d’années. Une famille, nous dit-on dès l’enfance, c’est un socle, quelque chose sur lequel on s’appuie et sur qui on peut compter, toujours. Je ne savais pas, en entrant sur la piste de danse, que la mienne me rejetterait parce que j’avais osé, à quarante ans passés, vouloir devenir celle que je pensais être, pas celle à laquelle on me limitait. On, un mari, des enfants, des amis. Un mari, pour l’état civil, oui : pas un amant, même pas un compagnon. Jamais de marques de tendresse, jamais d’attention : on ne garde pas une femme comme ça, mais je ne le savais pas. On ne me l’avait jamais appris. Des enfants, deux filles, deux merveilles, l’une le portrait de son père, l’autre le mien. Des filles, ma chair, dont je ne savais pas non plus qu’elles prendraient parti, et violemment, contre moi qui leur ai tout donné. Qui devrai attendre qu’elles soient femmes pour comprendre un minimum.
Ce lundi 8 novembre, je ne savais pas encore que j’allais renaître à moi-même en te voyant. Que ton badge blanc sur ta tenue noir ancrerait en mon être et en ma mémoire les deux syllabes de ton prénom. Tu es venu vers moi comme dans un rêve oriental, de ceux dont je pensais qu’ils ne m’étaient pas permis et tu m’as dit qu’une femme aussi belle que moi ne pouvait qu’être accompagnée. Les mots simples de la séduction, mais tu ne savais pas qu’à moi, c’était la première fois qu’on les disait. Et qu’ils ont fait du bien à mon âme autant qu’ils ont bouleversé mon corps. Dans la bijouterie où j’ai travaillé, l’autre Carole m’avait pourtant raconté les mots doux, les élans du corps qu’ils avaient maintenus malgré les années qui passaient. Je lui avais confié que je détestais être touchée - sans rien lui dire de ce que l’enfance m’avait réservé - que tout cela nous arrangeait, mon mari et moi, elle m’avait confié avec un air coquin que je n’avais sans doute pas le bon professeur pour cela… J’en étais à me demander si Dieu ne m’avait pas oubliée dans sa distribution des belles choses quand je t’ai aperçu et que tu es venu vers moi. Qu’avec une douce insistance tu as obtenu de moi ce que tu avais obtenu de mes amies, vers qui je t’ai d’abord envoyé : que tu me tiennes la taille, que tu me fasses tourner, que je ressente dans tous mes pores les vibrations de ta musique, celle de ta culture. Que je ressente ta force et ta douleur mêlés, celles que je retrouverai après, dans la chambre, quand tu m’as redonné vie en me faisant l’amour comme jamais on ne me l’avait fait. Je dansais, comme j’avais toujours aimé le faire, mais je n’étais plus seule. Dans ma vie d’avant toi, pour danser, il fallait que j’organise la sortie, que je rameute les amis du « couple » : on vantait mes qualités d’animatrice, mon énergie, mais on ne se doutait pas qu’à l’intérieur, je mourais, déjà, de cet empêchement, de ce manque d’amour. Qui fait que les vies, parfois, passent sans qu’on les vive. C’est tout cela qu’a fait remonter, en une seconde, ton badge blanc sur ta tunique noire d’animateur, mon amour. Tout cela qui a fait que quand Carole et Sylvie, exténuées, m’ont dit qu’elles allaient se coucher, la première, mon amie, la seule à savoir qui j’étais ailleurs, m’a dit que j’étais grande, que je savais ce que je faisais. Carole qui, en arrivant, m’a dit qu’elles allaient parcourir le pays plutôt que de rester dans des hammams qu’elles pourraient trouver en France. « Tu es grande, tu sais ce que tu fais », chez Carole, que j’admirais pour son indépendance, ça avait valeur d’accord. Ce fut le déclenchement. On s’est retrouvé seuls sur la piste, tes bras se sont serrés un peu plus, tu m’as enserrée, envoutée, je me sentais fondre comme jamais je ne l’avais fait. Quand tes lèvres se sont approchées des miennes, je n’entendais plus rien de ce que tu me disais. Je savais juste que c’était là, à cet instant précis, que ma vie allait prendre son envol, après s’être tellement manquée. Je n’avais plus d’autres repères que celui de tes mains qui me caressaient le dos. Il n’y avait plus rien, ailleurs qu’ici et maintenant : plus d’époux, plus d’enfants, plus cette ville médiocre qui ne me définissait pas. C’est toujours à l’aune de l’intensité qu’on mesure le temps qu’on a perdu. Sur cette piste, dans tes bras, je me suis jurée alors que plus rien de ce que j’avais envie de vivre ne m’échapperait. Qu’aucune mer, aucun continent ne m’empêcherait de te voir, de t’aimer et enfin, enfin, me sentir vivante. Absolument.
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