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17/05/2012

Au Colophon des routes (3/4).

DSCN2486.jpgLe domaine des Murmures, donc. Dans la salle du haut où l’on s’est encore réfugié le dimanche matin, Carole Martinez fait salle comble. On n’en finit pas de rajouter des chaises pour l’entendre parler de son Esclarmonde. Tout le monde converge vers les grands yeux bleus de cette femme qui a trouvé, disais-je, le rapport exact entre ce qu’on attend de la littérature et ce qu’un écrivain peut lui demander : son style – même si le mot ne veut rien dire – est un peu rigide, austère, très classique (de la sonorité des subjonctifs imparfait dans la lecture) mais le récit est haletant et qui plus est original. Elle est devenue un auteur à succès et ce sont ces succès-là qui font qu’on peut croire encore à l’humain : parce qu’il y a une exigence, réelle, un refus de la facilité. Pas de tournoi ni d’images d’Epinal de ce qu’est le Moyen-âge, mais un contexte/prétexte littéraire. En traitant de sa recluse, elle parle des femmes, Carole, en parlant des femmes, elle traite du monde, de la Beauté qu’elle voudrait pouvoir peindre, du pouvoir, aussi. Esclarmonde dirige l’univers qui l’entoure et auquel elle n’a plus accès ; dans le même temps – pour moi la plus belle phrase du roman – la vieille nourrice la reprend quand elle se met à envier la vie des pauvres, leur prétendue insouciance. On pourrait en faire une lecture contemporaine, facilement, de ce Domaine des Murmures, mais Carole, aussi diserte en public que rigoureuse à l’écrit, digresse, déjà, mouline des bras, fouille dans son sac pour trouver ses lunettes : le mistral et le pollen d’acacia ont déjà fait une victime, la veille. Enfin deux, avec mon exemplaire de son roman, qu’elle m’a rendu au petit-déjeuner, désolée de n’avoir eu que ça sous la main pour tuer le moustique qui l’importunait. Elle parle, le public est conquis, il sait qu’il se passe quelque chose, que plus tard, ils diront qu’ils ont eu Carole Martinez, à Grignan et que là aussi, le murmure se fera. Denis Bruyant la couve des yeux, un peu inquiet quand même à l’idée qu’elle délaisse ses questions. Les lectures d’extraits sont nombreux, je me demande ce qu’en attendent les lecteurs, toujours : une confirmation de leur musique personnelle, un moment suspendu, comme ça, entre les deux extrémités de la chaîne du livre ? Elle lit, parfois à plat, parfois avec force, dans la salle, on demande la page pour pouvoir suivre, comme dans les concerts classiques. Elle fait ce qu’une impulsion, un jour - un pari entre copines sur son féminisme, peut-être – l’a amenée à faire partout en France et plus encore. J’ai parlé avec elle, la veille, du danger que représente un tel succès : la promotion d’un livre empêche bien souvent l’écriture d’un autre et le tarissement, toujours, menace l’auteur. J’ai compris en l’écoutant que ses garde-fous étaient bien huilés et que seule la fatigue la guettait, dans ce parcours incessant. Je pense, un instant, qu’il va être difficile de prendre la parole après elle, mais je chasse la sensation pour profiter du moment. Je regarde mon fils qui est arrivé et qui, lui, ne sait pas ce qu’il est en train de vivre, qui prend ça pour deux heures de français supplémentaires dans sa semaine, un dimanche qui plus est. Les questions sont multiples là-aussi, même s’il n’y a rien à rajouter sur un roman pareil : quelques détails, locaux, sur telle légende, ou telle histoire. On comprend qu’elle est allée jouer les reporters pour inscrire son histoire dans une réalité terrestre, locale. La seule démarche possible, épistémologique, quand on s’empare d’une histoire et qu’on n’en connaît rien. La contrepartie du succès, c’est qu’on manque un peu d’air dans cette salle du haut, et que le temps s’écoule, qu’elle doit partir, qu’elle ne peut pas rester plus longtemps. Qu’il reste des dizaines de livres à signer, ceux qui ont été lus en attendant qu’elle arrive, ceux qu’on a achetés pendant qu’elle parlait et qu’on lira dans le souvenir de ce qu’elle en a dit. Et puis il reste un (grand) lièvre à soulever, si je me fie à l’étymologie de l’expression, qui est de voir avant les autres. Je sais, les membres du comité savent que c’est à moi qu’ils ont donné le prix du Jury. Que j’aurais attribué à Carole Martinez. Qui en a eu beaucoup, beaucoup, dont un en devançant Wilfried N’Sondé, qui était le vendredi soir chez moi. Qui en a déduit en souriant qu’en « battant » Carole Martinez qui l’a battu lui, je le battrais donc. Un syllogisme dont on peut imaginer qu’il a parfois lieu dans des esprits tordus, mais pas là. Dans les sélections, c’est d’être choisi qui compte, pas d’être élu. Je le pensais à Lettre-Frontière, je ne peux que le penser encore. Dans l’instant, c’est le temps des murmures qui compte, je sais que, dans l’après-midi, des personnes venues pour elle ne seront plus là pour moi. Mais ce qu’elle m’offre, c’est la possibilité de dire ce que je suis venu dire dans la foulée de sa présence. La première des fées dont parlera – sans que j’en sache rien sur le moment – Laurence Tardieu. Chantal est forcée d’interrompre la rencontre : il y a beaucoup d’impératifs qui suivent et personne ne comprendrait que les livres ne soient pas signés. Qu’on ne peut pas prendre le risque, non plus, de coupler la remise du prix et la signature des romans : élue, elle manquerait à l’appel. Non élue, l’impétrant se sentirait bien seul et souffrirait de la comparaison. En nombre. Le matin, pendant qu’elle se débattait avec sa tartine, je lui ai dit à quel point j’aurais détesté qu’elle pense que je profitais d’elle pour parler de moi – ou qu’on le faisait pour moi, à mon insu. J’étais venu sans carte de visite, mais avec la critique que j’avais faite de son roman, comme des autres. Elle a aimé, en a redemandé, ne s’est offusquée de rien. Elle est généreuse, Carole, comme les autres, elle a donné beaucoup, ici. Elle ne sait pas  à quel point, pourtant, je suis fier que nos deux histoires – celles qu’on raconte – soient réunies. Un temps. Un de ceux qu’on arrête, que j’adore arrêter. Comme j’adore que mon nom soit inscrit en petit au-dessus de celui d’Alain Larrouquis, en gros. C’est celle-ci, et simplement celle-ci, ma victoire.

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16/05/2012

Au Colophon des routes (2/4).

DSCN2436.jpgLa Maison du Bailli, qui accueille la librairie, l’atelier de typographie et le musée du même nom, abritait la maison de justice des seigneurs de Grignan, au XVIème siècle. Le juge, le bailli, y était accompagné d’un lieutenant, d’un procureur et d’un greffier. On n’y trouve plus maintenant comme reliques que la prison, une geôle dans laquelle ont dû échouer quelques prétendants à l’indulgence du jury. Qui écrit – dira plus tard Isabelle Kauffmann – les pages de ces deux jours quand les auteurs viennent les lire. C’est le sel de ces rencontres d’amateurs, au sens littéral. Chacun des membres du comité les a préparées, attendues, les meilleurs plats ont été faits la veille, les plateaux de mignardises et de tartes maisons s’enchaînent, les sirops, les thés des écrivains, le Domaine de Montine aussi, qui rend les gens un peu plus enjoués, encore. Dans la cour aux acacias, les tables en forme de panneaux de signalisation ponctués d’esperluettes ou d’autres points, abritent les discussions off, celles qui précèdent les rencontres ou qui les refont. On a tellement débattu, déjà, dans ce collectif, on a noté, annoté, contesté. Des œuvres ont fait l’unanimité, d’autres ont gêné. Je sais depuis le départ que « la partie de cache-cache », ce livre dont je dirai plus tard qu’il fait taire, a justement beaucoup fait parler. On a ramené à la surface l’impossibilité qu’auraient des enfants de 11 ans de s’exprimer comme ils le font. Cet argument dont René-Pierre Colin m’avait prévenu, m’annonçant que le roman susciterait des réticences. Remontant des origines du « stream of consciouness », ou même du style indirect libre. Depuis les temps anciens, on reproche aux romanciers, m’a-t-il écrit, de prêter à leurs personnages des pensées qui excèdent leur entendement. Et que donc, là, on s’emparerait de l’âge des enfants. Oubliant que dans « lignes de faille », Nancy Huston descend jusqu’à quatre ans. Peu importe, si elle est là, « la partie de cache-cache », c’est bien parce qu’elle est légitime et que le jury l’a décidé. Je ne vais pas non plus m’imaginer que si on semble moins venir vers moi que vers d’autres, c’est pour d’autres raisons que pour mon physique intimidant et ma veste noire ! Je sais qu’à un moment, on me laissera en parler et que j’aurai, tiens donc, cent minutes pour convaincre. Pour rassurer sur mon état mental. Christelle Guy-Breton, qui finira Docteure en cacharologie au vu des notes qu’elle a prises sur mon petit roman, en est convaincue et c’est bien là l’essentiel : il y a de l’humour, aussi, dans cette tragédie berrichonne en trois actes. Et même le dénouement, comme pour « Tébessa, 1956 », n’est pas aussi pathétique qu’on veut bien le penser. On en n’est pas là. Pour l’instant, après Isabelle Kauffmann, c’est Tatiana Arfel qui va parler de ses clous. Le public s’est rabattu à l’étage, mistral oblige, froid tombant également. Cette jeune fille est pleine d’assurance, publiquement, elle fait état de ses multiples petits boulots et de la façon dont on l’a perçue, dans l’entreprise, et dont elle, diplômée de psychologie, l’a perçu, le monde du travail. Du vrai travail. L’entretien est bien mené, très vite, pourtant, les réactions virent au réquisitoire politique. Dommage, j’aurais aimé qu’on s’arrête sur ses personnages secondaires, les sans-grades, Roman, Sélim, sur la liberté qu’apporte le livre à l’individu puisque nous nous sommes là pour ça et que eux nous le disent, dans le roman. Tatiana a des origines russes et quelque chose dans le regard nous le laisse penser. Je pense à Aurelia, dont j’ai très vite parlé pour me sommer, comme à chacun de mes passages en librairie, de faire ce que j’ai dit que je ferai. Ça doit être ça, la littérature : une question d’intention, au départ. J’en ai parlé et Isabelle Kaufmann a renchéri : elle connaît très bien la littérature de l’Est et l’école dite du roman russe. Carole Martinez a trouvé passionnant que je passe des heures sur la hiérarchie dans les usines de production de sucre en 1905, en Ukraine. Pour quelques lignes de roman, censé couvrir treize années d’exil…

Les tables rondes du samedi sont terminées, c’est le lâcher-prise, maintenant: le Montine prend le pouvoir. L’errance dans Grignan tournera court : on ne bouscule pas comme cela les habitudes d’une ville médiévale. On murmure beaucoup, ici, dans la Collégiale, on n’y supporte pas les chuchotements : c’est le signe du départ, la fin du début des Rencontres du II° titre. Rencontres à plus d’un titre, forcément.

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15/05/2012

Au Colophon des routes (1/4).

522918_2145892304183_1752541804_1011111_804540861_n.jpgDix éditions des Rencontres du IIème titre, c'est mieux qu’afficher deux rencontres de la dixième édition, plus aléatoire. Même si Tatiana Arfel, tout à l'heure, a sollicité Romain Gary - pour qui, citation apocryphe, on ne devient écrivain que quand on a rempli une étagère de sa bibliothèque avec ses livres - pour renchérir sur Dan Simmons* . Je repense à cette femme qui m'avait dit d'un ton péremptoire qu'on n'accédait au rang qu'au bout de dix éditions. C'était facile, pour elle qui n'écrivait pas et moi qui ne le disais pas, de croire que c'était vrai. Moins maintenant de tenir un décompte sensé: déjà que je viens pour un 2ème roman que j'ai écrit après le 3ème, lui-même 3ème à compter du 1er qui n'est 1er que parce qu'on l'a décrété pour nous. Quid de ce que qu'on a dit de moi, il y a une heure, alors, de ces autoéditions, ces plaquettes faites main, des manuscrits restés dans les tiroirs? De ces nouvelles, pas éditées encore? Que faire, dans le décompte, de ces Confidences Indistinctes, jamais référencées, seize pages in quarto découpées à la main, huit confidences amoureuses devant se dire, chacune, en vingt secondes exactement. Douze ans après - alors même que la R2T n'existait pas encore - ces Confidences restent mon plus beau souvenir d'édition et pourtant, elles tiennent dans la poche d'une chemise. Comme quoi. Carole Martinez, Isabelle Kauffmann, n'en sont pas non plus à leur deuxième essai, mais puisque l'appellation est belle et cooptée, on va jouer le jeu. Dans la Cour d'honneur de chez Colophon, plus belle encore que celle du Palais des Papes. Plus chaleureuse que le Château qui surplombe, celui de la Marquise tutélaire, ici, à Grignan. Que je ne visiterai plus que guidé par Philippe et sa contre-histoire, la lamentable (c'est lui qui revendique le terme!), pas l'officielle. Celle qui ne dit pas qu'elle a échoué ici parce qu'elle a refusé d'assister au lever du Roi-Soleil, priapique matinal et malodorant. Philippe, c'est le dernier typographe vivant : dans son atelier, empreint des odeurs d'encre, d'huile et de papier, il explique avec passion ce qu'Orsenna a mis en mots dans  le 3ème volet de son traité de mondialisation sauf que lui, Philippe (paronomase ou chleuasme?) lui a consacré toute sa vie. Il explique, démontre, cabotine, nous apprend que l'italique, c'est l'écriture de Pétrarque reproduite, que Gutenberg a ceci de commun avec le Président de la République fraîchement débarqué qu'il doit son nom public à celui à rallonges qu'il a su raccourcir. Les poinçons, la matrice, en une seconde, il "monte" Colophon, le mot, et le passe à la presse. Le fond dans l'étain et nous le donne à toucher, tout chaud. On l'écouterait des heures et à cet instant, c'est rare, toute la chaîne du livre est réunie: les auteurs, le typographe et, en face de l'atelier, de l'autre côté de la cour aux acacias, le libraire. La libraire, les deux libraires, Chantal et Peggy. Militantes, engagées, indépendantes. Dans la boutique, dès qu'on entre, nous voilà prévenus : "Ici, on se la pète pas." Ça tombe bien, c'est mon credo : prendre la littérature très au sérieux, pas l'écrivain. Invité, qui plus est, par un groupe, une association éponyme, qui l'a élu, sélectionné. Dans les quatre, puisque c'est le nombre choisi. Dans les quarante, donc, puisque ça fait dix ans. Grignan, une libraire de mes connaissances m'en avait parlé, un an plus tôt, conseillant à mon éditeur de tenter le coup. Ce qu'il a fait. Après, j'ai oublié, la libraire - douloureusement - et la sélection. Me disant qu'elles n'étaient pas pour moi. Qu'il y avait plus prestigieux que moi et ma "partie de cache- cache" à choisir. Je me trompais, sur tous les plans: d'abord parce que j'ai reçu, alors que je pensais la sélection passée, mon invitation à ces rencontres. Puis un appel, quelques mois après, de Denis Bruyant, président (j'imagine) de l'association, pour me dire qu'après d'âpres délibérations, menées par Laurence Tardieu, c'est mon livre qui recevrait le prix distinctif. Prix du 2ème roman. Devant "Du Domaine des murmures", devancé de deux voix pour le Goncourt... Difficile de le croire, mais facile de l'accepter : Grignan, l'ai-je dit à Denis, c'est déjà agréable d'y aller, alors y être invité, et en plus primé, il faudrait être retors pour faire la fine bouche. Je me trompais d'autant plus qu'on peut avoir reçu toutes les récompenses de l'année, avoir été conviée partout et venir quand même avec le sourire et l'humilité d'un novice, comme l'a fait Carole Martinez. Qui me dira en aparté dès le premier jour que j'aurai sans doute le prix, au vu de ce qu'elle avait perçu des personnes présentes dans le public. C'était gentil de sa part, déjà : à ce moment- là, les deux auteurs qui discutent sont séparés de quelques centaines de milliers de ventes, mais réunis dans le même instant, sans hiérarchie ni mythologie. Je n'aurai de cesse de dire, sur ces deux jours, que je tiens son roman pour un de ceux qui comptent dans une vie et, à son corps défendant, dans l'histoire de la littérature. Quand Denis mène la première des tables rondes sur le passage du premier roman au deuxième et, plus généralement, sur notre rapport à l'écriture, nous n'étions pourtant pas sur la même longueur d'ondes. J'ai répondu contrainte là où elle disait plaisir, douleur là où elle pensait rêverie. Nous ne sommes néanmoins pas loin l'un de l'autre quand elle confie que, dans son imaginaire d'enfant, elle montait les marches de l'escalier le plus vite possible pour arriver avant que la lumière s’éteigne : dans ces cas-là, pensait-elle, elle aurait une bonne note à sa rédaction, déjà rendue. Quand moi, je marchais vers l'école en me prenant pour « l'Etalon noir », de Walter Farley. On embraye sur l'arrière- cuisine, les plans, les méthodes d'écriture. Isabelle Kaufmann, avec qui j'ai fait le voyage, est oto-rhino-laryngologiste, chirurgien, compositrice et romancière, elle ne nous dira pas qu'elle ne s'organise pas. D'autant qu'il faut qu'elle intègre, dans son "Grand Huit", des fragments d'histoire de la physique que tout le monde doit comprendre. Tatiana Arfel a fait huit pages de plan pour "Des Clous", réquisitoire acide contre le libéralisme sauvage et déshumanisant de l'entreprise. Carole et moi ne faisons pas de plan. Ou alors qu’on perd, ou qu’on ne suit pas. « Du Domaine des Murmures », dira-t-elle plus tard, devait initialement faire le portrait de six femmes contemporaines pour n’en garder, au bout du compte, qu’une seule – enfin, une principale – et l’inscrire dans une époque, le Moyen-âge, qu’elle dit avoir toujours détestée, jusqu’à ce qu’elle y travaille réellement. Parce que l’essentiel est là, dans les rencontres avec les lecteurs : il ne s’agit pas seulement qu’ils nous voient, il s’agit qu’ils comprennent, puisqu’ils le demandent, à quel point chaque exercice d’écriture est une démarche, un chemin. Une épreuve, parfois. Que le sujet s’impose à nous, souvent, mais qu’il nous malmène, parfois. On échange des expériences, on parle de centaines de pages auxquelles on renonce, de personnages qui interviennent alors qu’on ne les attendait pas et qui, ponctuellement, décident d’une issue. Ces fins qu’on ne connaît pas toujours mais dont on sait celles dont on ne veut pas. Le public n’est justement pas au spectacle, c’est là l’avantage des groupes de lecteurs : ils en savent quasiment autant que nous sur le roman dont on parle, je sens bien qu’une fois le quart d’heure de courtoisie passé, il va falloir aller plus loin. Dans le nerf de l’écriture, le sel de chacun des quatre romans. Le lieu, les personnalités qui encadrent l’événement, tout cela détermine un rapport à la lecture et à l’analyse de la lecture : ce sont des oraux, une fois la table ronde terminée, que l’on va passer. Dans la lettre d’accueil, il est écrit, amicalement, que nous serons soumis à la question. Evidemment, il n’y a pas d’enjeu ni d’angoisse liée à la personne : Isabelle Kaufmann, le soir, me dira à quel point il est pénible, parce que d’une telle vanité, de dire je, je en permanence, lors des entretiens. Non, l’enjeu est lié au roman, à ce qu’on va en dire. Quand on est en face de personnes qui ne l’ont pas lu, il faut leur donner envie. Quand, comme à Grignan, on est majoritairement en face de personnes qui en ont déjà débattu, parfois durement, il s’agit de ne pas décevoir l’image qu’elles en ont. C’est sans doute pour cela que Christelle Guy-Breton, qui devra attendre le dimanche après-midi pour m’interroger, me regarde évoluer d’un air inquiet puis tente timidement de m’aborder, à tâtons. Je la rassure d’un côté, l’effraie de l’autre. Parfait : on y sera pleinement, dans la partie de cache-cache.

Photo Bernard Burgher©

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14/05/2012

État second.

Je sais ce que je vais faire pour ne pas que ces belles journées de Grignan s'inscrivent trop vite dans le passé.  Je veux dire plus qu'une note pour raconter tout ça, puisqu'elle n'en dirait pas le millième. Je ne lâcherai rien, là, de suite, mais je le sais. Les sujets s'imposent le plus souvent à l'écrivain, c'est à lui de ne pas passer à côté, c'est sa responsabilité. Je prends date, alors.

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13/05/2012

Prix du Deuxième roman, Grignan 2012.

50881544.jpgCher Laurent Cachard,

Comme je n'ai pas pu venir aujourd'hui pour la remise du prix, j'ai eu envie de vous adresser ces quelques mots.

Merci pour ce beau et singulier roman que vous nous avez offert. J'ai aimé la grande clarté et précision de votre langue pour exprimer toute la gravité de l'enfance. Est-on d'ailleurs encore dans l'enfance? Cela a été un des débats lors de la délibération. J'ai aimé cheminer avec vos personnages, éprouver avec eux combien la faiblesse, les fragilités, les failles du monde des adultes depuis longtemps pesaient sur eux, et les façonnaient.

Il m'a semblé, en lisant votre livre, qu'à la fois vous étiez dans une grande maîtrise (limpidité de la langue, pas d'effets, monologues secs et ciselés), mais qu'à la fois tout ceci, finalement, vous échappait. C'est ce qui m'a, à moi, beaucoup plu. Ecrire, n'est-ce pas aller là vers ce qu'on ignorait, et que seule l'écriture nous révèle?

Votre livre m'a laissé une empreinte forte, étrange, durable. De cela aussi, je vous remercie.

Je vous souhaite de continuer avec joie votre route d'écriture. Soyez tenace et perdez-vous un peu, sans trop vous égarer. J'espère que des fées, de temps à autre, se pencheront sur votre route, pour vous donner du courage, vous dire que vos mots ne sont pas vains, qu'ils nous emportent.

Laurence Tardieu

Cette lettre, lue publiquement lors de la remise du prix du Second roman, tout à l'heure, à Grignan. Au risque de décevoir, je n'en dirai pas plus, pas ce soir. Il faut que je digère l'émotion, réelle. Celle d'avoir été lu, écouté et - j'ose - apprécié. Grignan, tel que je l'imaginais, m'aura validé dans ma démarche. Là aussi, avec pugnacité, je reviendrai: la littérature, l'écriture, sont des sports de combat, bon sang de bonsoir! 

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Grisant Grignan.

Belle première journée, ici, à Grignan, pour ces rencontres du IIème titre qui commencent, comme souvent, par quelques sourires intimidés et se terminent par une franche  et réelle complicité. La première table ronde pour ouvrir ces rencontres porte sur le thème, local, du deuxième roman. Chacun des auteurs présents explique ce qui l'a fait passer d'un premier récit à la volonté d'en écrire un deuxième. Volonté ou nécessité, chacun y va de son credo. Denis Bruyant, qui anime la rencontre, interroge chacun des auteurs sur son rapport à l'écriture, ose la question de l'apport  de chacun à LA littérature. Personne évidemment n'ose répondre. Chacun ici, quel que soit son rapport à la notoriété, suit son bonhomme de chemin,  écrit et continue d'écrire. Les troisièmes romans sont en cours, le mien est déjà sorti mais personne ne le sait. On parle du corps de l'écriture, lié au plaisir pour les uns, à la contrainte pour les autres. De l'état de l'écrivain, de la culpabilité, parfois, qu'il éprouve à faire ce qu'il fait. Le vent se lève un peu, déjà, dans la cour du bailli et le pollen des acacias commence à irriter les gorges. Mais Denis Bruyant tient à nous interroger sur la cuisine interne: sur les plans que l'on a faits en amont, ou pas, sur les auteurs qui nous inspirent. Chacun exprime un pan de sa personnalité, toutes sont différentes, c'est le sel d'une sélection. Je lâche Céline, sans savoir que nous en reparlerons une bonne partie de la nuit... Isabelle Kaufmann, dont le père se récitait, dans les camps de concentration, des pans entiers de poésie, a des raisons de lui en vouloir. Mais l'essentiel, à Grignan, est plus léger et surtout ailleurs. Dans la lecture d'extraits des œuvres, et ce bout de Cache- cache qui fait taire, encore. Dans les deux premières tables rondes qui donnent plus envie, si c'est possible, de lire les auteurs, de les connaître davantage. J'ai lu les œuvres, j'hésite puis participe. J'entre dans le débat, je voudrais avoir assisté aux délibérations du jury, à ces empoignades et à cette élection, dévoilée demain. C'est Grignan, c'est majestueux et intime à la fois. Mes pensées s'évadent, souvent, et je me dis que, plus que jamais, je me dois à l'écriture. Au moins autant que mes camarades. Tatiana Arfel me dit qu'elle a des plans pour moi. Carole Martinez qu'elle sort de 200 rencontres depuis la parution du "Domaine des murmures". Je suis dedans et dehors à la fois. Mais pas hors champ. Écrivain en résidence, chez la Marquise. On fait pire, dans une vie.

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11/05/2012

Grignan 2012

Image 1.png« La partie de cache-cache » est un roman que mon éditeur n’a pas aimé. Et qu’il n’aime sans doute toujours pas : trop de douleur, trop de non-dits, la transition, pour lui comme pour d’autres, a été rude avec « Tébessa ». Ce roman qui, à moi, m’a coûté un temps, celui du quiproquo, quand les lecteurs de Lettres Frontière, enthousiastes, finirent par confondre le personnage de Gérard et l’auteur du livre, qui pensait qu’ils allaient être surpris avec ses trois psychopathes à suivre… Claude Raisky, qui n’édite que ce qui lui plaît (c’est son credo) a pourtant accepté de travailler le roman et, au bout d’un long cheminement, de l’éditer. C’était – la parenthèse « Dom Juan » mise à part – mon 2ème roman édité, celui dont, demain, des lecteurs vont me reparler. Il faudra que je dépasse la sensation d’imposture, puisque, si c’est bel et bien mon 2ème roman édité, ce n’est évidemment ni le 2ème écrit, ni même le 2ème dans mon ordre intime, puisque j’ai écrit « le Poignet d’Alain Larrouquis » après avoir décidé d’arrêter de me faire du mal avec cette « partie de cache-cache ». c’est donc le 3ème qui a fait le 2ème, j’espère juste que, dans un an, on m’appellera, ici ou ailleurs, pour parler du PAL. Parce qu’il y a pire que d’être invité à Grignan pour y être récompensé : il y a le lendemain, quand tout est terminé et que les lecteurs, naturellement, passent à autre chose. Pour des auteurs connus, le risque est moindre : quand ils reviennent, on s’en souvient. Je ne demande ni la célébrité ni le privilège : je tiens juste, quitte à user de la damnation cache-cachardienne, à ce que je n’y aille pas pour rien. Je ne sais pas ce que j’y dirai, par contre, ni, comme à mon habitude, comme chez « Jules & Jim » le 26 novembre de 2011, j’y lirai un extrait du livre à suivre. Ou de Camille. Je ne sais pas. C’est sans doute pour ça qu’on m’invite.

NB: je tiendrai bien sûr, comme en 2009, la chronique en direct - et tard dans la nuit - de ce week-end chargé.

 

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10/05/2012

Dumping & vide-ordures social.

des clous.jpgTatiana Arfel n’est évidemment pas la première à s’attaquer à la logique destructrice et autodestructrice de l’entreprise. François Emmanuel, entre autres, dans « la question humaine » faisait déjà l’analogie, perçue par un psychologue d’entreprise, entre les mécanismes nazis et les « team buildings » censés souder des êtres entre eux en les soumettant à concurrence. Dans « Que les gros salaires lèvent le doigt », il y a trente ans, Granier-Deferre nous faisait grincer les dents sur les nouvelles méthodes de management, direct from the States. Anglicismes souhaités. Comme dans « Des clous », trois-cents pages d’un passionnant roman choral, qui met en scène un procès stalinien qui ne dit pas son nom : six employés de la firme HT (contraction de Hautfort, son créateur et maître) se voient sommés de suivre un séminaire de remotivation dont la finalité est déjà décidée : licencier ces improductifs  sans indemnités. Pour faute grave. Sauf que dans ce cas précis, l’opération - diligentée par Sabine, DRH et animée par Denis, un comédien raté qui a falsifié son CV pour prétendre au rang plus rémunérateur de coach d’entreprise – vise à faire en sorte que les déjà-condamnés dénoncent eux-mêmes leurs manquements à la norme. Une norme ultra-procédurière, totalitaire : chez HT, par cercles concentriques, mais aussi par électrodes et tests de personnalités, on demande aux employés de rationnaliser leurs pensées (« Vous êtes trop pleins de vous-mêmes »), leur corps,  leur vocabulaire. De dissocier le temps donné à l’entreprise de celui qu’on lui prend : plus de contact humains, une hiérarchisation de tous les instants et une condamnation immédiate de toute faiblesse. Plus de vie privée, non plus. Toutes les références sont évoquées dans le roman, à travers les pensées des protagonistes. Quand on pense « 1984 » - la novlangue ou le Ministère de la Pensée – elle le dit, via un de ses personnages, Sonia, linguiste de formation et confrontée, entre autres, aux affres du Protocole de Vocabulaire purifié. Auquel, par jeu, on confronte les plus beaux textes littéraires, par souci d’efficacité. L’efficacité, maître mot de l’entreprise : chez HT, les yuppies se nourrissent de la reconnaissance de leur chiffre. Par ceux qui la leur contesteront juste après. Les enthymèmes énoncés sont ceux des Sonderkommandos : dénoncer avant de l’être, survivre à celui qu’on abat. 84, donc, mais aussi « Le Meilleur des Mondes », « Les Temps modernes ». "Huis-Clos" et les pupilles d'Estelle. Jusqu’à l’ironie d’un Bertrand Cantat dénonçant les hommes pressés. Le roman se construit par cercles, on suit les évolutions des « non-conformes » et des « conformes », comme annoncé en page de garde. Comme dans les tragédies. On suit l’évolution, d’abord sur plusieurs années (98/2004) des personnages suivant leur ordre d’entrée dans l’entreprise. Le rang compte peu dans cette histoire : on condamne aussi bien en cuisine qu’en RH, au motif bien connu qu’il faut se séparer de ses collaborateurs avant qu’ils ne conspirent. Ça a marché à Athènes, à Rome, à Berlin, à Moscou, ça marche à Paris, aussi. Cette capitale d’une France que Hautfort déteste pour cette manie qu’elle a de protéger encore le « matériel ». La main d’œuvre. HT est une allégorie de ce que l’homme fait de pire, sous sa plus belle figure : racisme, misogynie, homophobie, harcèlement. Le tout dans une atmosphère feutrée et aseptisée, puisque même les plantes vertes n’en sont plus.  Les réunions se tiennent dans des salles qui portent des noms de Dieux : Jupiter, Uranus, Pluton… C’est un des grands trucs du libéralisme sauvage que de s’abriter derrière la mythologie. Arfel aurait pu se contenter de dénoncer un monde qu’elle n’aime pas mais qu’elle a vraisemblablement étudié de près, mais elle fait mieux : elle montre, dans l’avancée narrative, comment ce poison-là de l’amoralité chemine chez les plus faibles d’entre eux, à commencer par ses victimes. Quand il leur est donné de se défendre ou de riposter, intelligemment, quand on leur permet d’opposer, puisque ce sont les concepts qui s’imposent, l’humanité à la barbarie, ils hésitent encore, se défaussent, regimbent. On ne se défait pas facilement de tels mécanismes d’auto-évaluation auto-humiliants :  à force de diagramme de Lurgh et de théorèmes de l’agrafeuse, Sonia a arrêté de lire, Laura de faire du sport, Rodolphe n’avance pas dans sa thèse, Francis dans sa tête… Denis, même, manque de basculer : dans le bar qu’il fréquente habituellement, il lui semble se revoir avec ses amis comédiens, par effet de miroir, et ne pas se reconnaître. Il faut une aide extérieure, nous rappelle « Des Clous », des compagnes ou des maris, des enfants, des bistrots à l’ancienne. Les bourreaux, eux, ont tous une faille, mais ils en ont fait une force, dans ce système moins exigeant intellectuellement qu’il ne l’est socialement : Sabine, l’arriviste, est fille d’un ouvrier, militant PCF, qui s’est tué à la tâche sans rien obtenir. Par revanche, elle incarne tout ce que contre quoi son père a lutté. « Stéf le killer », meilleurs ventes de tout HT, est un être faible, qui cache ses angoisses sous des allures de matamore. Hautfort, lui, s’autoproclame démiurge, mais n’a pas su retenir sa femme, dix ans avant. A tous ceux-là, oui, « la vraie vie fait peur »… Les deux « classes » vont se jauger et le mérite de « Des clous » n’est pas seulement – sans rien dévoiler de l’intrigue, ni du mort, ni du résigné – de rassurer le lecteur sur l’humanité elle-même. C’est de montrer les sauveurs de cette humanité sous des apparences de sans-grade, d’immigrés, d’éducateurs spécialisés, tous capables pourtant - puisque "l'homme sans beauté va mourir" - de réciter qui du Ionesco qui tel conte berbère. Le lapin pressé d’Alice n’importe pas quand on lui oppose Roman & Sélim, à qui on a pourtant tout enlevé, jusqu’à son balai, sauf la sagesse. Roman dit de Hautfort « lui pas connaît livres » et là, tout s’inverse : les systèmes de (fausses) valeurs qui placent, dit Arfel, les romans de scénaristes en tête de gondole, les émissions de télé-réalité en tête des programmes, les comédies musicales en tête des charts et les délégués syndicaux en queue de peloton. C’est Roman, aussi, qui rend le titre polysémique : plus que « rien du tout », « Des clous », ici, dit-il, vient du dicton « Clou qui dépasse souvent rencontre marteau ». Mais les clous, comme les caves, se rebiffent parfois. Les métèques aussi, qui ne « hamsterisent » plus: quand j’entends parler de Moustaki dans un livre (moi qui ai placé Paco Ibanez dans le PAL), je ne sais pas pourquoi, mais mon temps de cerveau se rend immédiatement disponible. Comme quoi, on lâche rien. Arfel non plus, visiblement. Merci.

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