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22/11/2023

Journal de bord.

Quand ils arrivèrent à Dalian, après l’interminable transsibérienne, les hommes ne surent pas à quel saint se vouer : l’Empire avait loué les environs de la Baie, l’avait reliée à la zone du chemin de fer, mais cette ville chinoise sous contrôle japonais tolèrerait seulement leur transfert vers les bateaux français qui les attendaient là. Le Latouche-Tréville , un croiseur cuirassé connu pour avoir provoqué, quelques années avant, la démission d’un Ministre de la Marine , et l’Himalaya, un paquebot-mixte de 136 mètres et de 3300 chevaux. D’autres, pour embarquer les 8942 hommes qui allaient découvrir la Cité phocéenne, au printemps. De quoi oublier que c’est justement l’hiver rigoureux qui les empêchait de prendre la route maritime nordique, d’Arkhangelsk jusqu’à l’Hexagone, de la mer de Barents jusqu’à la mer du Nord, en longeant la Péninsule scandinave. Las, ils devraient longer, une fois la mer de Chine dépassée, les côtes du Vietnam, s’infiltrer entre la Malaisie et l’Indonésie, prendre les mers des Laquedives et d’Arabie, atteindre Aden et la mer Rouge, débarquer en Égypte pour une courte traversée, s’engager en Méditerranée, entr’apercevoir les côtes de la Sardaigne pour remonter, enfin. Onze mille milles marins, quatre mille lieues sur les mers. Deux mois à bord, dans la promiscuité et les tensions qui montent, au fur et à mesure que l’étau se resserre. Sans y être préparés : Maurice Paléologue, Ambassadeur de France en Russie, écrit dans son journal que la gentillesse était une spécificité nationale du pays, sans instinct belliqueux et au cœur chaleureux, disait-il. Qui n’a jamais glorifié la guerre. Si on ajoute à ça un mélange de religieux et de paganisme, un rapport nébuleux au Tsar et une confiance inébranlable qui lui fait considérer la peur autrement qu’on le fait ailleurs… Qu’en pensaient-ils, ces jeunes gens qui patientaient sur le quai avant d’embarquer, peu empressés de s’entasser dans des cabines minuscules. 2500 sur l’Himalaya, par grappes déjà fatiguées, rompues aux ordres les plus mécaniques. Averties de ce qui allait se passer une fois à bord : en mer, on évalue différemment la course du soleil le jour et celle des étoiles la nuit, quand les quarts rythment le cours de la journée. Et la litanie des jours et des semaines qui s’enchaînent se fait au détriment de toute raison, considérant les faits suivant le moment où ils se déroulent. Une fois à bord, ils devraient garder, souvent livrés à eux-mêmes, un rapport précis au temps, des repères pour en mesurer l’écoulement – le même qu’à terre – et la chronologie. Avec l’idée qu’une fois arrivés, ces hommes retrouveraient la fonction pour laquelle on les avait formés, la mer n’ayant été qu’un intermède obligé.

Extrait de Aurelia Kreit - les jardins d'Ellington (le Réalgar, 2023)

Montage photo : Jean-Renaud Cuaz

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18:16 Publié dans Blog | Lien permanent

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