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14/09/2016

In Absentia.

affiche fergessen.jpgElle était bien petite, et basse de plafond, la salle polyvalente du Ban-de-Sapt, pour accueillir les nombreux fans du duo Fergessen, qui draine les meilleures volontés des quatre coins de l’Hexagone quand il s’agit de les retrouver. Elle était si petite qu’il fallut dans l’urgence ajouter un concert dominical à celui programmé le samedi. Petite et remplie, c’est aussi la promesse des meilleurs concerts, surtout quand l’écran, en fonds de scène, projette, sous l’effet des lumières en contre-plongée, des ombres chinoises par lesquelles ils entrent en scène, tous les deux. L’un plus Dave Stewart que jamais, barbe taillée et coupe à mèche nouvelle vague, l’autre plus divine encore qu’à l’accoutumée, en femme fatale, Vénus aux seins nus sous son petit haut noir en coton léger, icône de l’Espace Figaro, chignon hypnotique et maquillage létal. On les retrouve enfin, pour certains plus de deux ans après la Souris Verte. L’image retravaillée annonce les mutations à venir, la remise en jeu de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont fait, depuis. Le travail engagé avec Antoine Essertier pour aller plus loin encore, toucher le maximum de gens, quitte à en froisser d’autres : « Le Temps », morceau zaziesque diffusé sur une grande chaîne de radio, aura permis à chacun de se faire une idée de l’évolution. Moins de guitares épileptiques, un son plus électro, l’attente de ceux qui ont convergé vers les Vosges ce week-end était grande, et elle n’a pas été déçue : dès le premier morceau, après un premier raté (ça devait arriver, c’est arrivé ce soir) c’est un stroboscopique « Tu veux la guerre ? » qui ouvre le show, boîte à rythme en mode Kraftwerk et guitares déjà saturées. Le duo monte au front d’entrée, tadada, tadada, les voix concordent et Michaëla ponctue le refrain d’une montée dans les aigus, entre deux énumérations : totale, fatale, létale, atomique. Parle-t-elle d’elle, déjà, au cou dénudé trempé de sueur, s’essuyant mécaniquement pour évacuer ? Parle-t-il d’eux, de leur duo, des tensions, des tentations, de ce pacte sans cesse renouvelé ? « Tu veux la guerre, moi non » : pas plus de religion que de politique. D’avance, on a tous perdu. Tout ça commence ici chez moi, chez toi : ça finit bien quand même, parce que Michaëla se prend les pieds dans les câbles, lance un « C’est quoi ce bordel ! » au moment où David répond, dans la chanson « Cool, restons détendus »… Un « Bienvenue chez nous ! » sonore, justement, et c’est « Far-Est », qui enchaîne, titre éponyme de leur deuxième album qui attend son successeur, annoncé pour 2017. De là-haut sur la pierre, on voit loin, on a tous encore en tête les dessins de Julien Cuny qui s’animent et les recréent, sur la roche, mais ici, ce sont les lumières de Thomas et les stries du plafond qui font que tout se mélange et qu’on a l’impression de les voir sur écran géant, à dimensions multiples. « Vous êtes là ? », questionne Michaëla pour ouvrir une nouvelle nouvelle « Old is Beautiful », rythmée et progressive, la marque de fabrique. Les choeurs habituels sont remplacés par un gospel partagé avec le public, qui tape en rythme, pas sûr de sa prononciation quand même : « Song to my youngness» ? My Oldness ? My old man ? « C’est en anglais mais c’est facile, tout de même ! C’est une ode à la vie », dit David. On choisit le yaourt, après tout, collectivement, ça passe, et on comprend, bon an mal an, qu’il faut accepter de vieillir parce que tous les âges sont beaux. Ex-Aequo ressort du premier album, « les accords tacites », dont on n’ose encore demander au duo s’il en a récupéré les droits : ce serait un crime de lèse-majesté de laisser « Des Amours » tomber dans l’oubli, mais ça n’est qu’une insère personnelle, passons. Ex-Aequo s’y entend pour faire monter la sauce et ça ne rate pas, dans une salle chauffée à blanc, qui mesure sa chance d’être là, nulle part, mais là : nos amours, quitte, peut-être, mais en tout cas le pacte est lancé et l’ordre aussi : deux nouvelles chansons sur les quatre premières, de quoi équilibrer le concert. Fergessen, s’il a plusieurs centaines de concerts à son actif, n’en est pas blasé pour autant et puisqu’il faut tester, sur scène, prendre des risques, autant que ce se passe ici, en famille : Michaëla, qui a laissé son bracelet de force et une partie de sa puissance animale pour davantage de fragilité assumée, passe au clavier. Le dernier musicien que j’ai vu faire ça, ça se passait à Bercy, c’était le premier morceau d’un concert de 3h38 et c’était Incident on 57th Street, on ne lui demandera pas autant : rythmique, guitare, David l’accompagne, et les notes de Tangerine tombent, fragiles : mélange de deux langues, un ouh ouh ouh sensuel, je reste là, les yeux fermés, je vous imagine. Est-ce parce que la destination est lointaine, exotique, parce que le port le plus proche qui mène à Tanger est à moins de deux-cents mètres de chez moi, que la magie opère ? La mélodie n’est pas si anodine qu’elle le prétend… Michaëla est assise à demi, prompte à vouloir se tourner vers l’autre : le manque d’habitude, sans doute. Elle joue, le morceau est court mais a sans doute duré des heures pour elle, dans ce temps suspendu. Mais le pari est là, une fois de plus, et il passe. Comme se sont évanouis les moments de tension des balances et des répétitions, une fois l’obstacle musical ou technique passé. Une fois le repas de cantine partagé avec des enfants, à leur montrer la différence entre une version acoustique et une version électrique, ou à répondre à leurs questions. De quoi enchaîner sur « la mélancolie » - celle de leur prime jeunesse ? - qu’on a connue partout et, le plus récemment, chez Miossec (« la mélancolie, c’est communiste, tout le monde y a droit de temps en temps »), on fait pire compagnonnage. Le sifflement de David est spectral, depuis toujours, je pleure quand j’entends des airs mineurs, la mise en abyme se fait d’elle-même : une chanson douce traite des chansons tristes : j’aime sentir monter la tension électrique, sans doute le duo le ressent-il dans la salle qui goûte un morceau qui, comme les autres, monte dans le rythme, comme dans l’analyse qu’ils font du spleen qu’on a tous connu en écoutant une chanson qui nous parle. Une des leurs, par exemple.

C’est toujours beau d’assister à un ravissement collectif. De voir des visages réjouis, des sourires partout, des couples qui ne se lâchent pas malgré la chaleur (30° de plus à l’intérieur que dehors, diront les mauvaises langues), des femmes montées sur les chaises, des têtes blondes, des blanches, des chauves et des épaules joliment dénudées. De quoi faire palpiter « Nos palpitants », puisque c’est le master-piece de Far-Est qui enchaîne, dans une version dépouillée et acoustique, justement. Un tempo plus bas pour mieux monter et retrouver les Hoooo d’usage et la triple allitération mythique et stevensonienne : « Sommes-nous seuls somnolents ? ». La réponse est non, doublement non, mais la question n’en est pas une, par ailleurs. Quand on tient un public, on ne le lâche pas, et si la mèche de David souffre davantage que le chignon de Michaëla, ça ne l’empêche pas de relancer, en permanence : c’est « le Temps » qu’ils vont jouer, ce morceau que quelques heureux chanceux ont pu capturer en streaming sur une radio crachotante, pour patienter. Ce morceau qui semble incarner le parcours qu’ils ont fait depuis la souris verte : le renouvellement du genre (musical), de l’image, la travail du son avec Fabien, mais une permanence, quand même, sur des bribes de texte, sur les questions qu’ils se posent, sur l’empressement, corollaire de l’activité artistique. Le temps est un vrai tube, dès les premiers riffs. J’en ai déjà fait l’analyse dans ces colonnes. Au Ban-de-Sapt, il est joué en mode plus doux, au moins au départ, pour laisser toute sa place au refrain : « Atteeeeends, ne sois pas si pressé », tout le monde a ça en tête et au bord des lèvres, ce samedi. Le morceau d’après, « Des explosifs », pourrait rappeler le « Des armes » de Ferré, dans son bellicisme, mais se positionne autrement : l’entrée électro, là aussi, donne des faux-airs à la chanson. Je me souviens des prémices, des départs d’incendie que longtemps j’ai choisi de contourner, le texte traite des êtres et des vies prêtes à exploser sans prévenir, sans qu’on ait rien vu venir. Faux-airs, faux-calme, mais vrai crescendo, là aussi, transe de Michaëla au tambourin et extase du public : on est dans les temps.

Après les tensions liées aux nouveaux morceaux, il faut savoir lâcher les chevaux : « Eleonor Rigby », c’est le morceau qu’ils ont porté, a minima, sur le « célèbre radio-crochet parisien », comme le rappelait le reportage de France 3 Vosges, quelques jours avant. Le morceau qui, dans sa construction, leur permet à chaque fois d’embarquer les derniers récalcitrants, de façon définitive : on la connaît, elle a bercé notre enfance, notre adolescence et notre âge adulte, mais on peut encore, dans un light-show déchaîné, la guitare de David renversée pour une fin de solo dantesque et Michaëla dans sa séance de transe au tambourin, en reprendre les « All the lonely, all the lonely, all the lonely, all the lonely PEEOOOOOPPPPLLLE » ou les « yeaaaah oooooh » codés de David. Vibrer sur le final, ne pas respirer parce qu’ils envoient un de leurs hymnes héroïques, derrière : « Mieux ensemble ». Quand on n’a pas envie de demander au public s’il vous aime, autant lui écrire une chanson : Barbara l’a fait, Fergessen aussi. Nous serions tellement mieux ensemble, dans un nouveau monde en couleur, ça a l’air naïf, mais ça recoupe ce qu’ils chantaient au début d’un concert dont on mesure qu’il a passé à la vitesse d’un éclair mais dont on sort détrempé, comme eux, et exsangue, plus qu’eux. Parce qu’ils ont cette énergie démentielle qui fait qu’ils se régénèrent quand nous on s’épuise, c’est lâche : mais les riffs de guitares et la programmation sont là pour l’estocade, comme les sifflets de David. Inverser le courant, la tonalité. Ils s’en vont sur leur « Rêve encore », impératif acceptable, mais n’en ont pas fini. Le premier rappel est électro, signe la métamorphose musicale et reprend des rythmes oubliés : mais la thématique est universelle, « I want love ». Les voix rappent les interdictions : no blush, no rush, no smoking, no look no style no bling bling… No self control, no nothing : I WANT LOVE, more than anything, repris par toute la foule qui entre dans la mesure quand eux s’en défendent, ça n’est pas une fin, c’est une apothéose. Un morceau sur lequel ils auraient pu partir s’ils n’avaient pas, eux aussi, envie de prolonger le plaisir et d’enchaîner des classiques, qui rendent l’apoplexie de leurs fans durable et extatique. No fifty-fifty, mais un enchaînement In excelsis/Les Amants et une peine capitale : on en reprend pour perpet’ et on le sait. Mais puisqu’on finit à poil, c’est « Simplement nu » qui clôt, ou qui devait, mais la harangue populaire est la plus forte : une intro très Orchestral Manœuvre in the Dark, des talala, talala, talalala déjà entendus et c’est « Tu veux la guerre » qui reprend, par analepse. C’est quoi le problème, y’a pas de problème, Aucune qui vaille la peine, je suis bien d’accord, tous les autres aussi : j’en connais davantage qui préféreraient faire l’amour à ce moment-là de la soirée et de la nuit qui n’en finit plus.

 

NB : cette chronique de concert est une première. En effet, après le compte-rendu de résidence, les concerts narrés en direct, c’est la chronique d’une soirée que j’ai ratée, pour des raisons que le duo connaît, ça me suffit. Je remercie ici Florence, Val et Vincent pour leur contribution, leurs images, leurs souvenirs. Le reste est l’objet de mon imagination et de la frustration engendrée. Au pire, c’est un texte qui se lit. Au mieux, il ravivera la mémoire de ceux qui y étaient. Ce serait fantastique, pour moi.

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04/09/2016

Revenir à l'eau.

Dix jours après, une semi-éternité, rentrer dans l’eau et se dire pour la première fois qu’il n’est plus, cet homme, cet ami, cet époux, ce père, ce grand-père. Que la célébration est derrière nous, qui a vu défiler une foule importante, éprouvée, prompte à raconter quel être il fut, quel souvenir il laissera. Des marques de permanence, des visages retrouvés, des promesses qui ne se tiendront peut-être pas mais peu importe : l’important était qu’elle fût à son image, cette cérémonie-là, et elle le fut. Du cercueil porté par les hommes de la famille – ce qui plut aux Corses et aux Sardes de l’assemblée, qui ne laissent personne d’autre conduire le patriarche à l’autel – aux témoignages des amis, des petits-enfants, à grand renfort de ses expressions préférées, de ses enfants, aussi, qui dirent ce qu’il fut pour eux et ce qu’ils lui doivent. Une belle sortie, à l’évidence, juste après la fin qu’il appelait de tous ses vœux, mais un sentiment étrange qui commence, là, dans la mer, doublé d’un peu de culpabilité. Parce que ce dont il rêvait ne nous a pas laissé à nous le choix, ni le temps, de nous préparer. Parce qu’on a beau annoncer la fin, c’est quand elle est là qu’on en connaît le poids. Les premières fois qu’elle annonce, des premières fois sans. La fatalité n’est pas naturelle, on la revendique plus facilement, par ailleurs, quand on n’est pas concerné ; pour autant, ce qu’on ressent, tous ceux qui ont vécu la fin d’un proche l’ont partagé. Ça pousse parfois l’autre à revenir sur ce qu’il a vécu lui, à confondre les disparus, mais ça n’est pas très grave. Dans la cour d’école écrasée de soleil, samedi, des personnes m’ont parlé d’un homme que je ne connaissais pas forcément, ils m’ont raconté le leur, se sont attardés, parfois, sur leur propre malheur. Il y eut des sourires, des chants, des verres partagés jusque tard dans la nuit, un Jéroboam de Fine Champagne 1963 pour la clore. Il n’avait pas encore d’enfants, cette année-là – ça n’allait pas tarder – portait encore des pantalons courts dans les rues de la Croix-Rousse, portait haut ses vingt-et-un ans. L’âge (bientôt) de son premier petit-fils, qui sait plus de choses depuis hier, sans doute. C’est maintenant qu’il va falloir lâcher du lest, assumer la solitude de tel ou tel moment, parce que faire diversion ne dure qu’un temps, et fausse la donne. Tout s’est passé comme il le souhaitait, et personne n’est passé à côté : ça donne de la force et l’envie de poursuivre cette œuvre de vie, dont on ne soupçonnait pas l’importance collective. C’est un bel héritage, je l’ai suffisamment dit, pour ne plus en parler, maintenant. L’éternité, la vraie, commence

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30/07/2016

Les deux frères.

Ils sont nés à dix-sept ans d’intervalle, ont eu des parcours de vie différents et, pour tout dire, ne se sont jamais vraiment entendus, ni compris. Les drames qui ont ponctué leur existence ont été perçus différemment, le premier, l’initial - celui que l’un aura vécu de plein fouet et l’autre par procuration, avec, en plus, le sentiment d’être celui qui remplace – est ressorti ces derniers jours, comme souvent, à l’approche de la mort, quand des noms, des visages enfouis jusque là reviennent à la surface, dans une immense et difficile confusion des temps. L’un, le plus âgé, n’a pas compris que l’autre qui venait le visiter était son frère, celui qui reste ; il n’a pas questionné sur les cheveux disparus, le fauteuil roulant. L’autre était venu dire adieu, malgré son état, la maladie, la peur, la dépression qui pointe quand on se dit que son temps est passé et qu’on ne nous laisse plus comme horizon que le simple fait de profiter de ses derniers instants avec sa famille, avec les petits-enfants qui vont rentrer de vacances, les amis de longue date etc. Celui à qui l’infirmier qui vient tous les jours l’examiner a dit qu’il fallait qu’il intègre ce qui lui restait de bien – pas de sonde ni de perfusions, une hospitalisation à domicile, sa femme, ses enfants, les enfants de ses enfants pour l’entourer – plutôt que de voir le verre de la vie aux trois-quarts vide. C’est difficile pour tout le monde, la fin de vie, mais celle du benjamin est plus belle que celle de son frère, cadavre pas encore reconnu par une administration qui ne tient guère compte du concept de dignité, le seul valable, dans ces moments-là. Le benjamin, lui, a fait part de ses volontés, sait que quand il quittera son domicile, ce sera pour ne jamais y revenir, mais pour être accompagné dans l’au-delà. Avec empathie et humanité. Des médecins lui ont promis qu’il ne souffrirait pas, on les croit, on sait qu’ils en ont l’habitude, qu’ils savent, eux aussi, comme lui le dit au quotidien, que vivre, ce n’est pas ça. On l’a compris et on l’accepte, par effet-miroir : on ne voudrait pas de ça pour nous. Mais on l’implore d’accepter de ne pas mettre la charrue du croque-mort avant les bœufs qui passent – cachez vos rouges tabliers ! – de prendre le temps des au-revoir, des discussions qu’on n’avait jamais eues avant, celles qui donneront la force de continuer et détruisent, d’ores et déjà, l’idée même de regret. Le frère aîné, c’est autre chose : on lui souhaite, à ce stade, de vérifier ad patres que ce à quoi il a consacré sa vie se valide au-delà. Qu’il y retrouve ceux qui attendront le petit, encore un peu : les parents, la sœur chérie, le grand disparu, qui verra arriver un homme qu’il n’a même pas connu enfant. On se rassure comme on peut – religion, philosophie ou mysticisme – quand la camarde s’annonce sans aucune gêne. On ne s’immisce pas dans ce qui se passe, même sans mots, entre deux frères qui ramènent soixante-quatorze ans de vie commune, quelle qu’elle fut. Se construire contre, c’est se construire avec, prenez ça comme vous l’entendez. Il reste deux corps, l’un qui lutte, l’autre qui a lâché, et surtout deux êtres, l’un que l’on retient, l’autre qu’on aimerait voir parti, puisqu’il l’est déjà, de fait. Et la définition de ce que c’est que la fraternité. C’est à la fin de sa vie qu’on mesure la grandeur d’un homme, et de ce qu’il a fait de bien. C’est justement ce moment qu’il convient d’organiser, et de vivre en plein. The rest is silence.

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04/07/2016

Aurélia.

Une photo qui passe, parmi des milliers d’autres, sur les réseaux sociaux : on y voit un bassiste jouer sa partition, à l’abri d’un rempart de fortune, qui évite la déperdition du son, j’imagine. Il a la cinquantaine tranquille et robuste à la fois, la basse noire bien en place, la tête penchée sur le manche, il répète des gestes qu’il pratique depuis plusieurs dizaines d’années, maintenant. L’intérêt de la photographie, c’est qu’elle est prise juste derrière la tête du batteur, qu’on reconnaît à ses lunettes autant qu’à ses charlays. C’est l’axe, qui importe : on voit jouer le bassiste à travers le regard du batteur et autant que la session rythmique, c’est l’histoire de ce duo-là qui interpelle. Le fait qu’il joue et enregistre dans la mansarde de la Casa Musicale aussi, aves ses vieux sièges rouges de cinéma, son acoustique particulière. Il joue pour ce groupe de jeunes composé exclusivement de quinquas dont j’ai déjà parlé ici, qui mène la barque potache jusqu’à son deuxième album, en trois ans, ça n’est pas rien. Le samedi on rentre la batterie, la basse, la guitare et les voix, le dimanche on mixe et le lundi on masterise, plaisantait l’autre jour la voix du combo. Ils ne m’en voudront pas, tous, de voir un signe supérieur encore à la sortie, en 2016, d’un album rock. Quelque chose de l’ordre, chez moi, du prégnant, de la démesure. Les deux qui se font face, sur la photo, ont été de l’aventure, il y a très longtemps, d’un groupe et d’une histoire qui ne m’ont jamais quitté. Dont j’avais juré, il y a longtemps, d’écrire le roman, une longue fresque historique, un pan d’histoire à partir d’une autre photographie, jaunie celle-ci. Ce que j’ai fait, avant qu’on me rappelle à l’ordre et à une discipline qui m’avaient manqué, dans l’écriture. Pas totalement non plus : on est toujours plus exigeant envers soi-même quand on parcourt les tombereaux d’insanités qui peuvent être publiés, mais on se perd aussi parfois, quand on aspire à un type de littérature qu’on trouve encore chez certains autres… Tout n’était pas à jeter et pourtant, c’est ce que j’ai fait de ce manuscrit imposant, une somme équivalente à l’ensemble de mes romans précédents, pour dire. Elle ne m’a jamais quitté non plus, cette petite fille qui donnera son nom au roman. Parce que la Région Rhône-Alpes, qui m’a aidé dans la mise en place de ce projet, attend qu’il sorte. Parce que ce sera mon dernier travail avec mon éditeur historique, contemporain capital de mon existence depuis janvier 1998, parce que c’est le roman que je DOIS écrire. Il est écrit, il suffit de le refondre, d’en limiter les actions, d’en recadrer le début. J’ai trop dit que j’allais m’y mettre, j’ai sans cesse reporté. L’île singulière devait me recadrer là-dessus, pensais-je, sans savoir qu’ici, la précipitation n’existe pas. Il n’y a rien de pressé, jamais, sauf quand on considère que le temps est venu. Il est là. Tout entier contenu dans une photo anodine parue dans l’immensité d’un réseau virtuel.

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03/07/2016

Cent-unième.

101-

Et puisque jen termine, quil soit ici noté

Quil y a aujourdhui huit jours, pas un de plus

Que jentrepris décrire mes cent et un sonnets

Une semaine folle à suivre lambitus

 

Oronte, vaniteux, a déjà fait rimer

Le ridicule fat et le mépris abstrus

Du peu de temps passé sest déjà protégé

Mais le temps à laffaire ne fera rien de plus

 

Si la rime ne sert que le rang de lauteur

Si une telle somme na comme profondeur

Que lécume des choses, propos vains, surannés

 

Mais puisque cest à toi que sadresse, lecteur

Lobjet dune folie autant que dune ardeur

Je te lécris ici : je nai fait que passer

 

Extrait de "101 sonnets de ma vie quotidienne", à paraître.

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02/07/2016

L'estivant.

J’habite au cœur d’une ville qui ne s’arrête jamais, dont l’été s’écoule au rythme des fêtes, des défilés, des joutes, des festivals qui s’enchaînent. D’ici quelques jours, les voix vives de la Méditerranée s’exprimeront sous mon balcon, sur la place centrale : j’en écouterai des bribes, m’agacerait d’autres. L’impression est étrange d’habiter en vacances : pour la première fois de ma vie, je languis que celles-ci se terminent, pour que la ville reprenne son calme, la douce indolence des belles soirées du début de l’automne. Qu’elle ne soit plus qu’à moi, pas aux dizaines de milliers d’estivants, même pas éternels. C’est égoïste, je sais, mais à la fois, je mets mon temps libre dans la balance ! Et je maintiens le minimum d’air et de frais qu’il me reste, ici, vis en décalage avec les vacanciers, dans mes horaires de plage, d’activité, de travail. J’ai terminé ma première année professionnelle au beau milieu de l’étang de Thau, en barrant moi-même la baleinière, puis en fêtant ça dans des endroits que je n’aurais jamais découverts si on ne m’y avait pas invité : des petites merveilles préservés, en bordure de l’eau, à dix mètres. Des cases africaines, réinventées, aménagées, cachées derrière une végétation luxuriante. Un Sète intime, auquel j’accède, puisqu’on dit de moi que j’en ai l’esprit. Je prends, avec plaisir et humilité. Et je garde les yeux grand ouverts.

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30/06/2016

L'iditenté.

Curieuse, cette impression, quand on parcourt les larges rues d’une ville qui n’est ni celle dans laquelle je suis né, ni celle dans laquelle je vis désormais, d’être loin de chez soi sans savoir d’où on est vraiment. J’ai déjà dit, depuis un an, le rapport viscéral que j’entretiens à la mer et à la lumière que j’ai trouvées dans l’île singulière. Le déracinement permanent quand je la quitte pour quelques jours, nonobstant l’amour de ceux qui m’en arrachent. D’où est-on vraiment, il suffit de rompre avec ce qui aurait dû faire votre linéarité pour savoir que cette question n’existe que dans son reflet contraire, dans le révélateur de l’absence. La linéarité, c’est la vie qu’on aurait continué d’avoir si on ne s’était pas promis de la continuer ailleurs, simplement. Sans la refaire, le refrain est connu. Comme dans un théâtre d’ombres, ceux qu’on a laissés là-bas se rappellent à nous, doucement, ponctuellement ou avec fracas, c’est selon. Là-bas, ce sont les escaliers de la Grande-Côte que je n’ai plus montés depuis un an. Ici, c’est le Mont Saint-Clair, qui éprouve mes mollets. Quand les deux concordent, dans ma mémoire, mes émotions, quand je rends le bleu à ce qu’il a toujours déterminé, je suis en équilibre. Je regarde les candidats, toujours, qui revendiquent l’appartenance et la légitimité d’en parler, je fais le lien avec Ajda, au sourire éclatant mais au treillis désormais tâché de sang. Elle s’est battue pour ses terres dans l’indifférence internationale, d’autres jeunes se disent qu’en se déracinant pour la rejoindre, ils donneraient peut-être un sens à leur vie puisqu’il leur semble qu’elle en manque. Mais on ne part pas pour se défaire, c’est la mer qui me le dit, tous les jours, elle qui revient, infiniment. Et moi qui y retourne, aujourd’hui. Dans le même temps, une autre déracinée vient passer quelques jours chez ses parents, dans l’Occitanie que nous partageons, désormais : son jeune fils est né à Sète, il y a quoi, six-sept ans, à la louche, vit de l’autre côté de l’Atlantique, maintenant. Il joue avec ses cousins, dans le jardin familial. Ils entament une partie de cache-cache, elle m’écrit pour me dire qu’à cause de moi, elle a peur qu’ils se noient dans le bassin des poissons. Je l’en remercie.

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28/06/2016

Jouisseur du temps qui passe.

FGL.jpgComment est-ce qu’on s’empare d’un monstre sacré de l’histoire et de la culture espagnoles, comment fait-on d’une vie réelle, qui s’est vraiment déroulée, même si elle s’est achevée plus tôt qu’on l’aurait voulu, un sujet d’écriture, un matériau dont, dès l’avant-propos, en guise d’avertissement au lecteur, l’auteur précise qu’il s’agit d’un hommage « respectueux et chaleureux » au Maestro ? Lequel n’est pas, pour ceux qui me suivent, celui auquel ils pensent, mais l’autre pan incontournable de l’Andalousie, son pero, selon le film et l’appellation dont l’ont affublés Buñuel et Dali eux-mêmes. Dans Ainadamar, la fontaine aux larmes, le roman que Serge Mestre, fils de Républicains et traducteur de nombreux romans espagnols, consacre à Federico Garcia Lorca, l’Histoire est racontée par cercles concentriques, à cloche-pied sur la chronologie, dit l’auteur. Elle commence par la fin, y reviendra, puis dirige le lecteur, à travers de courts chapitres titrés et datés, en commençant par le 18 août, donc, 1936, jour fatidique où, sur un dernier cri d’hébétude (« Vous n’allez pas me tuer ! », dans le très bon et très méconnu téléfilm de Juan Antonio Bardem, avec Nickolas Grace dans le rôle-titre, en 1987), le poète s’est effondré, en su Granada. Près d’un olivier, plus que centenaire aujourd’hui, qui fait l’objet, encore, de tous les débats en Espagne, où certains Granadinos aimeraient rendre au poète la lumière qu’il a braquée sur leur ville, et où d’autres militent pour qu’il reste tranquille, là, au milieu de ces inconnus qui sont tombés avec lui, le jour d’avant, le jour d’après, peu importe. Qu’il soit avec le peuple et qu’il le reste, lui qui l’a tant inspiré et lui qui, malgré ses conférences dans le monde entier, malgré le milieu dont il est issu, l’a mis au centre de ses préoccupations artistiques, a créé la Baracca, sa troupe de théâtre, pour et avec lui. Mestre construit son récit à partir de personnages annexes, Dióscoro Galindo, l’instituteur, celui qui rêve d’une Révolution par le savoir et l’éducation généralisée ; Fermín Galán et Angel García, les martyrs de la cause républicaine ; Lola et Manuel, Francisco et Joaquín. Des noms illustres, aussi : Dali et Buñuel in abstentia (sauf à la fin du récit), Manuel de Falla, son maître de piano, Rafael Alberti, Nella Larsen, Pablo Neruda. Mais aussi Proust, Monet, Manet. Et les tristes sires, phalangistes revanchards dont l’Histoire a retenu le patronyme, Jose Antonio Primo de Rivera, Juan Bautista Aznar, Queipo de Llano et ses messages codés : on lui sert du café… beaucoup de café… CAFE est l’acronyme de Camaradas Arriba Phalange Espanola, le sésame qui déclenche l’exécution d’un détenu. Dans la construction qu’il interrompt par des apartés d’auteur (rattrapés sous le nom d’associations), des insères de réel – via Almodovar ou Johnny Cash - comme s’il fallait, de temps à autre, reprendre son souffle et rappeler des vérités qu’on jurerait contemporaines sur la répartition des richesses (¿De quien son esos olivos?),les libertés qu’on piétine, petit à petit, Mestre dessine le portrait d’un homme plus soucieux qu’on l’a jamais vu, même en pleine fête à New-York, en pleine débauche à Santiago de Cuba. Parce qu’on suit le poète dans toutes les phases qu’on lui connaît, qu’il a ponctuées de ses écrits (Un poeta en Nueva York, en la Havana), toujours un peu plus préoccupé par la situation de son pays, toujours relié, par le jazz, par le són, au Cante Jondo de son Andalousie, à ses délices que Mestre semble bien connaître (parce qu’on ne doit pas être beaucoup en France à intégrer dans un récit la distinction entre le fino et la Manzanilla, quoique j’aimerais vraiment qu’il me confirme qu’il aurait choisi la Guita plutôt que la Ina, dans le quartier de l’Albaicín !) et qu’il restitue à la perfection. De même que les pages qu’il consacre à la musique sont magnifiques : Lorca pianiste n’est pas chose courue et pourtant, qu’il s’échappe pour jouer l’Adagio sostenuto de la Sonate au clair de lune pour les deuxième classe de l’Olympic – le bateau qui l’a emmené à New-York) ou qu’il cabotine sur la scène de l’Institut de toutes les Espagnes, dans la Big Apple, on le voit, comme tout andalou qui se respecte, lié au Sacré par les notes qu’il compose ou qu’il entend, ému aux larmes (de sang) par le chant majeur des Noirs de Harlem : la ressemblance porte au-delà des notes, dit-il sous la plume de Mestre. Ces gens qu’on réprime à Grenade, parias du Sacromonte, misérables de l’Albaicín, déclassés, amoureux fous du flamenco, sont semblables aux citoyens de deuxième zone, refoulés, balayés, vomis, qui vont divaguant dans les rues de Harlem. La réussite de ce roman tient dans la pudeur avec laquelle il aborde, par touches temporelles et successives, le drame à venir, que nous n’avons pas oublié. Par une écriture très soignée, aux mots pesés, que veut contredire l’insistante récurrence de ses et cetera, sans tromper personne, néanmoins. Par, à une ou deux exceptions près (rien, sur le nombre), le refus du didactique, bien détourné au profit du roman, du suspens, de l’appréhension, qui monte. On replonge dans cette esquisse permanente d’une théorie jamais terminée d’un Duende que personne ne saura définir, vraiment. Et puisqu’en un vers final qui n’appartient pas à Federico, Mestre rend à Lorca le côté rimbaldien de l’éternelle jeunesse, on se dit qu’il a bien fait d’en exploser la chronologie : on y retrouve, par procuration, une part de notre propre éternité.

Sabine Wespieser, 2016

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