Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/04/2025

Girafe lymphatique - Épisode 3.

    GL.jpgClara Ville est en Avignon. Elle s’est installée avec Ben dans leur premier appartement, un grand salon, une cuisine équipée, un lit en mezzanine au-dessus du bureau double, des livres de cours en commun. Ils ont retrouvé là-bas la moitié de la bande de Lyon, reconstitué leur microsociété, soirées chez l’un, chez l’autre, avec plus de raison qu’auparavant, et des couples désormais formés. Elle se plaît dans le Sud, la ville et ses remparts l’attirent. Elle aime la douceur des soirées, des apéros dehors, les ruelles et les allées, les immeubles, leur escalier en colimaçon jusqu’à l’appartement du dernier étage. Elle aime la relation avec cet homme simple, émerveillé. Plutôt que d’être aimée, elle préfère être choisie. Seul le manque est révélateur. En biologiste, elle sait que faute de symbiose, la bouture ne prend pas. Elle donne des nouvelles régulièrement à sa mère, mais reste évasive, ne l’invite pas, dit qu’elle passera pour les vacances. Elle se désintéresse de sa petite sœur, la laisse à ses parents, comme l’homme au piano l’a confiée à son frère. Ils passent les week- ends au bord de mer, et sa peau brunit, comme celle du père ; comme lui, ils pourraient pousser, un jour, plus loin, avec les mêmes aspirations : la porte d’entrée en bois tropical d’une case réhabilitée, les senteurs d’ylang-ylang, de géranium et de citronnelle. Ils n’en sont pas là, ils vivent de peu de choses : ils ont vingt ans. Son oncle téléphone souvent, s’assure qu’elle est heureuse. C’est lui qui organise ses retours, ses visites aux grands- parents, les rituels des repas avec ses cousines. Qu’elle agace, parce qu’elle n’a besoin de personne. Son Ben est parfait, leurs conjoints paraissent fades à côté. Et il y a toujours ces moments où, en pleine discussion, elle vous met à distance. Ils ne sont jamais que de passage, il leur tarde de regagner leur nid, les habitudes qu’ils ont prises, un Coca en terrasse, la fac qu’ils quittent ensemble, au grand dam de tous ceux qui l’ont regardée, espérant qu’elle fût seule. Elle soupçonne un peu d'inertie chez Ben, l’impression d’avoir eu tout ce qui comptait en la séduisant. En une seconde coupable, elle se demande si elle ne va pas laisser tel ou tel autre la draguer, voir ce que ça entraînerait. Puis elle chasse l’idée : on est avec quelqu’un pleinement quand on l’est, quand ça ne suffit plus, il faut arrêter. Ils avancent tous les deux dans leurs études, elle envisage un doctorat, lui s’arrêtera avant, par manque de ressources et de motivation. Pour Clara Ville, tout est clair : le troisième cycle signera la fin de son attente. Si son père revenait un jour, il serait impressionné par cette enfant qui a dépassé tous les déterminismes que lui-même avait fuis. Elle s’oriente vers l’écophysiologie et la génomique de la vigne, séduite par une de ses professeures, dure et exigeante comme elle pense qu’il faut l’être, quand on vise l’excellence. Des étudiants, dans l’île, diraient la même chose de son père, mais elle n’en sait rien, se dit juste qu’elle pourra rester dans le Sud pour avancer ses travaux, ou aller à Bordeaux. Ça changerait, et si on ne change pas à leur âge, on ne change jamais. Une façon comme une autre de provoquer Ben, quelle qu’en soit l’issue.

    L’idylle n’a pas duré. Deux orgueilleuses n’ont pas vocation à travailler ensemble, encore moins l’une sous la direction de l’autre. La thèse semblait bien engagée, Clara Ville décryptait le génome de la vigne grâce aux technologies de séquençage haut débit et contribuait à l’identification variétale de la Syrah. Mais ni son rythme, ni les premières conclusions de Clara n’ont convenu à sa directrice, qui supportait mal qu’une si brillante étudiante parût si lymphatique, absente, par moments. L’expression, habituel reproche familial, fit fulminer Clara : elle en refusait les interprétations, ne supportait pas qu’on la restreigne à ça. Comme à chaque étape de sa vie, la moindre marque de défiance remettait tout en cause. En perdant la confiance, elle perdait tout, et préférait rompre. Là, il en allait de sa réussite, mais que vaudrait un demi-succès, sans pleines et entières recommandations ? Quelque chose qui lui échappait, et c’était pire que tout. Même son oncle – quand le moment de gêne arrivait, au moment où elle se détachait du repas, de la fête de fa- mille – avait renoncé à une explication. D’où lui venait cette mélancolie, elle qui avait tout fait pour que son existence soit rationnelle ? Était-ce cela, la part manquante ? Déplacée de celui qu’on cherche à celui qu’on a perdu, sans que l’amour fût le même ? Aurait-elle à payer toute sa vie un acte subi ? Soudain l’espace lui semble étroit et oppressant : contrariée dans ses projections, elle se renferme plus encore, et les randonnées que Ben lui propose pour changer d’air ne suffisent pas. Ils ont vingt-quatre ans, elle se demande s’il va lui suffire, s’ils sont faits pour être ensemble. Elle n’a rien dit quand il a accepté un travail de laborantin. Elle s’est offusquée qu’il s’en réjouisse, l’a trouvé quelconque. Quand ils sortaient entre amis, elle sondait les visages de ses vieux camarades, la possibilité qu’ils disparaissent de sa vie : toute une vie sans les voir, eux non plus. D’un coup, son carpaccio, sa salade de chèvre chaud – les deux plats devant lesquels elle faisait semblant d’hésiter – n’avaient plus le même goût. Dans son bol d’air, elle ne respire plus.

    Un matin, elle le sait, ce sera le dernier, ici. Faut-il lui dire ? Toute sa vie de femme s’est construite sur l’idée qu’on pouvait tout quitter du jour au lendemain, qu’il suffisait de mettre quelques affaires dans une valise et de fermer la porte. Elle n’en pouvait plus de constater son premier échec, par la faute d’une rivale qui s’était autorisée à la juger. Elle fera l’après-midi le tour des portes de la ville, leurs vantaux de bois bardés de fer, les comptera et fondera sa conviction sur l’évidence du septénaire : il y a bien sept jours de la semaine, sept planètes importantes, sept couleurs dans le spectre de la lumière, sept merveilles du monde et, comme un message qui lui serait adressé de très loin, sept notes de musique.

 

    J’aurais pu le prendre pour moi, le voile noir sur son visage, les moments où elle se ferme. Elle a une forme de sourcil sur laquelle je pourrais jouer : une ligne de fuite, un reflet de lumière. Tu as raison, c’est une femme qu’il faut saisir dans son millième d’abandon, sinon tu la perds et à ce que je lis, elle n’a pas beaucoup de patience. C’est difficile à peindre, les orgueilleuses, parce qu’elles maîtrisent jusqu’au regard que tu poses sur elles. Tu vas la chercher loin, mais comme elle ne fait rien comme les autres, on sent venir l’échec, l’introspection. J’imagine qu’elle ne poserait pas pour moi, mais ce que je voudrais représenter, c’est la force qui l’inspire, quel que soit le chemin qu’elle emprunte : c’est ce qu’il faudrait restituer. Elle ne sourit pas beaucoup, c’est plus facile, tu peux jouer de la distance et de la fragilité, entre les angulaires et les arrondis. Vu l’état de son dos, il y a de quoi surprendre... Pour commencer, ta muse, je ne la mettrais pas au centre du tableau : il ne faut pas prétendre au Beau, le regard se porte sur elle et se détache du reste. Comme un détail du Concert champêtre ou du Jugement de Pâris. Elle est là pour ça, en tant que modèle : pour chahuter les grands maîtres.

 

 

   Clara Ville ne s’attendait pas à être reçue comme une reine et a vite compris qu’elle ne resterait pas longtemps. Elle s’est installée dans une autre maison, plus spacieuse. Elle arrivait dans un nouveau foyer, avec une jeune enfant qui accaparait tout le monde. On ne lui demanda rien sur sa séparation, sur les appels désespérés de l’éconduit. Elle rend des services, garde la petite, s’attache à elle avec angoisse. Quand elle repartira, comment vivra-t-elle l’arrachement, à son tour ? Elle consulte les annonces ; avec son cursus, elle peut envisager un poste intéressant, si l’on occulte la thèse inachevée. Elle ne s’interdit rien, veut juste partir, fuir les reproches des amis laissés en Avignon, qui lui disent à quel point elle est dure et s’arrange avec la vérité. Elle ne les convainc pas, ils la renvoient à ses failles, écrivent que rien n’est jamais trop tard, qu’à tout moment on peut choisir la vie, à condition de ne pas la rater. Elle les écoute, mais ne changera rien, amplifie les raisons de partir, ne concède rien au doute, s’en félicite. Eux aussi se lasseront, et puis, n’était-ce pas le moment de mettre un terme à leur comédie amicale, à l’illusion de la permanence ? Elle regarde sa petite sœur, ne parvient pas à reconnaître l’enfant qu’elle était. Son enfance a été balayée à six ans, la sienne ne fait que commencer, qui bénéficiera des erreurs des uns et des autres, le syndrome de la deuxième chance. Rester ici l’obligerait, Clara. Son oncle ressent les similitudes plus que n’importe qui ; ses cousines essaient de lui refourguer tel gentil garçon, qui lui irait parfaitement. Un Sébastien passe par là, insiste, fait les efforts nécessaires, elle accepte un ciné, un soir, va boire un verre : elle avait oublié la banlieue morne, repense aux ruelles d’Avignon, éconduit gentiment le garçon. On ne succède pas par gentillesse, un leurre que les hommes ne comprennent pas toujours. Elle lui montre l’empathie qu’elle a refusée à Ben, parce qu’elle n’a plus de temps à perdre.

    Le seul centre de l’INRA implanté en milieu tropical se trouve en Guadeloupe. Une façon de mettre les milliers de kilomètres de distance avec une vie qu’elle refuse, à l’instar de celui qui l’a quittée. Il n’y a ni urgence ni rapprochement, elle est persuadée de maîtriser son projet, toujours. On lui propose un poste en culture d’embryons in vitro : elle sera chargée de réaliser les principaux croisements. Les contrats, renouvelables, dé- pendent du cycle de l’igname – dix mois – l’équipe devra prati- quer après fécondation un prélèvement précoce pour les mettre en culture dans un milieu permettant la régénération des cellules issues de croisements... Du jargon pour ceux à qui elle annonce qu’elle repart, mais la perspective d’un travail de quasi- ingénieur – une nuance à mettre sur le dos de son irascible directrice de thèse – et un recommencement pour elle, un de plus. Le premier entretien se fait par visio-conférence, le profil plaît, elle retrouve les assurances dont on l’a fait douter. Elle dé- croche un entretien, obtient des services une réponse dans un délai raisonnable, la semaine de vacances qu’elle s’octroie. En réalité, le temps qu’elle trouve une maison : jamais Clara Ville ne doute qu’on la retienne. Legs bien ironique du seul qui ne l’ait pas fait.

 

Girafe lymphatique, le Réalgar, 2018

22:42 | Lien permanent

Les commentaires sont fermés.