08/02/2019
Des chromosomes & des arbres.
Il y a quelque chose de merveilleusement suranné et de jubilatoire dans l’oeuvre romanesque de Corinne Royer. Suranné, anachronique, dans une telle maîtrise de la phrase et du lexique qu’elle vous en laisse pantois, et heureux : allons, dans une littérature contemporaine qui s’ébaudit de la moindre métaphysique stomacale d’un autofictionnaire sponsorisé (un Café Malongo et une Volvic dès les dix premières lignes de Sérotonine, ça ne choque donc personne ?), voilà un auteur qui sans la moindre préciosité ponctue ses phrases de délices telles igné, puînée, étique, sanie, dilection, halitueuse ou orbe, entre autres. Ça n’est peut-être rien, mais quand ça s’inscrit dans l’écheveau d’un récit choral, et enchâssé, c’est comme un rappel de ce que l’écriture peut faire de mieux. Surtout quand on y ajoute le sujet : pour les mêmes raisons, je fuis depuis longtemps le roman qui n’explore pas autre chose que les miasmes du passé de l’auteur et frémis quand le genre s’empare d’un pan entier d’une histoire méconnue. Comme s’il s’agissait que la fiction, désormais, reprenne le flambeau du témoin puis de l’historien. Ajoute de l’Art à la vérité, et au temps. Pour Corinne Royer, après le très beau « Et leurs baisers au loin les suivent », c’est le destin contrarié de Marthe Gautier qui s’est imposé de lui-même. Qu’on dépasse, enfin, la périphrase fataliste de « la découvreuse oubliée », celle que le Professeur Lejeune déposséda de façon éhontée de la découverte majeure qu’elle fit en 1959 : celle du chromosome surnuméraire de la Trisomie 21. « Le petit chromosome en plus », qui fit comprendre que les Mongoliens n’en étaient pas. Le sujet, donc, comme matériau d’écriture : la rencontre entre la jeune thésarde en médecine, Louisa, 26 ans, et la glorieuse ancêtre, 91 ans quand elles se rencontrent. « C’est vous que je rejoins », ce qui devait être un solennel travail de doctorat se transforme, sous l’effet de l’analepse, en manuscrit de roman, récit à peine transformé des notes et impressions relevées dans des carnets anthracites à spirales. Pas celui, sang d’encre, qu’un facteur indélicat aura égaré, qu’une jeune sauvageonne aura retrouvé au pied d’un hêtre, sans y prêter davantage d’attention que ça. Dans « Ce qui nous revient », la matière est distillée selon différents procédés, alternés : la citation, le récit transformé – tel le compte-rendu d’une enquête – de Louisa, les souvenirs de Marthe. Et les notes en fin d’ouvrage.
La force d’une telle entreprise romanesque est de nous rendre plus savants à la fin de la lecture, et là aussi, c’est une respiration. Comme par revanche sur l’histoire, ce sont les femmes qui sont essentielles, dans ce roman, les hommes n’étant, souvent, que des révélateurs de ce qu’elles ont manqué ou fait de bien, c’est selon : trois générations, Marthe, Elena, Louisa. Trois parcours de vie, accidentés, non linéaires, d’un voyage aux Amériques sur le Mauritania, en 1955 à un Stabat Mater à Douarnenez pour le temps retrouvé, en vidéoconférence. Corinne Royer entremêle ses récits, les fait se croiser et correspondre, comme les strates d’un arbre finissent par en concéder l’âge : la doyenne croira retrouver chez la jeune femme le sourire de la sœur perdue, au même âge, la jeune femme compensera chez la doyenne ce qu’elle a accepté de la perte de sa mère, partie refaire sa vie et retrouvée en plein chœur, si j’ose dire. Elena, la muse, l’absente, à qui l’on doit dans le roman des pages SUBLIMES sur l’annonce (de la perte, du choix d’autres bras), sur son corollaire final, in abstentia. Jusqu’à un climax qui laisse sur le flanc, la sentence désenchantée de l’Oncle Ferguson, adjuvant révélateur : « Les femmes qu’on aime, il vaut mieux qu’elles nous quittent, ça évite qu’elles nous regardent vieillir. » On réfléchit à l’ordre des choses dans « Ce qui nous revient », et chacun se fait l’image mentale de sa propre antichambre de l’ostracisme. On interroge les mœurs, les époques, la dose de lâcheté qu’il faut pour déposséder et effacer quelqu’un des tablettes ; sur la communauté scientifique, aussi veule d’une part que courageuse de l’autre (réjouissant passage sur le refus de la canonisation de Lejeune). Et sur les arbres, aussi, le recours aux forêts qui ramènent à l’essentiel et nourrissent l’inspiration (parallèle touchant entre les chromosomes et les arbres qui ne s’élèveront jamais vers la lumière). Qu’il faudra transformer, avec méthode, sous peine de s’étioler, « à s’en vicier le sang », comme Nicolaï, faute de retrouver l’âme. La condition humaine – entre l’humanité chancelante et le souvenir des jours heureux - est sollicitée, dans toutes ses sphères, amoureuses, artistiques (quel peintre peint-il pour oublier qu’il est un mauvais peintre ?), esthétiques, par de touchants parallélismes : « Dit ce qu’elle pense devoir dire. Tait ce qu’elle pense devoir taire. »
On peut trouver des petits défauts à ce roman, la répétition de références un peu convenues (à Audiard et « Forrest Gump », on préférera « Mort à Venise » ou Kathe Winslet, au hasard), une légère propension au Deus ex Machina et à la mise en abyme, dans sa dernière partie, un poil accélérée. Voilà, c’est dit, et moi-même n’y crois pas : ce ne sont que des concessions à la construction d’un livre, amené à se terminer, même quand le lecteur n’en a pas envie. Même quand on le tient sur une dernière tempête, qui submerge le phare de la Jument, au large de l’île d’Ouessant, en même temps que la révélation finale – de celles qu’on ne dit pas dans une chronique – qui, avec un peu d’ironie et de tristesse, redonne corps aux protagonistes masculins. La connivence avec l’océan n’est pas la même qu’avec la forêt, un élément est plus mâle que l’autre dans son énonciation comme dans sa façon de soustraire. Pourtant, dans les deux endroits, les hommes se laissent emporter, nous dit l’auteure. Sans qu’on sache vraiment si l’acception est funèbre ou cyclique, comme une Valse. Ou comme ce livre.
17:50 Publié dans Blog | Lien permanent
07/02/2019
Le regard de Gerda.
« Vivre. Vite. Intensément vivre », telle était la devise, reconstituée pour l’histoire, de Gerda Taro, l’héroïne du dernier roman de Serge Mestre, « Regarder »*. Titre échenozien s’il en est, mais très vite réinvesti par un auteur qui m’avait déjà impressionné par son travail particulier sur Lorca (« Ainadamar, la fontaine aux larmes », 2016). Mestre, c’est un tiers d’histoire, un tiers de romance et un tiers d’insères narratives, de réflexions propres ou de projections dans le temps (il appelle ça « des coups de pied à la chronologie »). Ce qui lui permet, par exemple, de solliciter « la vie mode d’emploi » - publié quarante et un ans après la mort de son personnage – juste histoire de familiariser son lecteur avec une reconstitution précise, pointilleuse, où l’art de la photographie – elle voulait devenir photographe, plus encore, « femme-photographe » - côtoie son histoire et ceux qui l’ont faite. Dans « Regarder », on croise David « Chim » Seymour, Halsman, Kertész, Cartier (sans Bresson, trop bourgeois) et évidemment Capa, dont les photos ont immortalisé la guerre civile en Espagne. Que des hommes, dont la belle et fougueuse Gerda, qu’on découvre tenace et inféodée dès la première scène et les dix-sept jours de détention qui s’ensuivront, devra se distinguer. Ses frères ont inondé la place de Leipzig de tracts appelant à la résistance contre le régime fasciste se mettant en place : l’action démarre en Allemagne en 1933 et la famille de celle qui s’appelle encore Gerta (Pohorylle) est juive et polonaise, ça suffit à situer le contexte. D’un destin et d’un roman. D’abord d’exil, avec des insères sublimes sur la condition des migrants de l’époque : « A l’auberge de la haine », écrit Mestre, « la cuisine de la déraison est en effervescence », évoquant « la discrétion des exilés », le rôle du hasard dans « le monde des émigrés ». Dans ces conditions, nulle surprise de voir la jeune femme débarquer en France et se faire, à force de ténacité, d’égalitarisme – jusque dans l’amour, elle ne laissera pas l’homme jouir avant d’avoir eu son plaisir – et de rencontres marquantes. Puisque être photographe est sa « visée de départ », elle apprendra de tous ceux qui lui montreront, jusqu’à son initiation à la prise de vue par André Friedmann – pas encore Robert Capa – sur l’île St Honorat, le jour de ses 25 ans. Elle apprendra puis s’en défera, puisque c’est son nom (photo Taro) et le sien seul qu’elle veut voir figurer dans les plus grands tirages de l’époque, que Mestre convoque : Alliance-Photo, les magazines Vu, Regards, le Ce Soir d’Aragon. Pourtant, la deuxième partie du roman la liera à jamais à Capa, jusqu’à la séparation, nécessaire. « Regarder » est aussi un roman sur l’amour, insensé pour l’époque : dans sa quête d’intensité, son incertaine certitude d’aimer, Gerda est une femme libre et indépendante, n’oublie jamais ses petits amis à tel point qu’ils en deviennent grands, se dit l’amoureuse de deux hommes à la fois et tient à Georg, son amour initial, un discours magnifié : « Si nos chemins vont séparément, ils demeurent néanmoins parallèles ». La scandaleuse au Leica n’a plus qu’une quête, dans cette Europe qui se livre au chaos – on relève la lâcheté du Front Populaire français, qui retient son aide aux Républicains – montrer « ces gens qui refont l’Histoire », dépasser le folklore des paysans dans les fermes collectivisées, aller au plus près de ceux qui se battent - dont les brigades de femmes catalanes - monter au front dans un camion médical, prendre des risques, subir le feu pour mieux en faire part. Faire ravaler à Hemingway le sobriquet de Capa’s Girl dont il l’a affublée.
Gerda Taro n’aura vécu que 27 ans, difficile d’en faire une fresque historique. C’est pourtant en plein cœur du XX°s. qu’on la retrouve, au moment où l’Histoire elle-même s’est jouée. Mestre peut faire de Elisabeth Bernier, de Max Ophuls, d’Edwige Feuillère, Stephan Zweig ou Abel Gance d’un côté, de Rafael Alberti (¡A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar!), Jose Bergamin ou St Exupéry de l’autre des personnages qui traversent le récit. En caméo, puisque la scène centrale de la transformation des noms se fait sous l’égide hollywoodien de Franck Capra et de Greta Garbo. Mestre se défait d’une distance parfois ironique – sur ses propres métaphores, zeugmas ou oxymores – pour accélérer dans la dernière partie, qu’il serait criminel de raconter. Puisque ce livre, on vous le dit depuis le titre, est à regarder, d’abord. Paradoxe à part, en fermant les yeux, à chaque fois que l’auteur recrée en mots une image qu’on a déjà vue mais que notre mémoire n’a pas signée. Chaque étape de ce qui fait une bonne photographie est parfaitement reconstituée, dans le roman, même quand, dans la plus désespérée des plaintes, des pans entiers de l’humanité hurlent en silence.
Ecrire un roman est une chose. Faire revivre, à jamais, une héroïne, l’ancrer dans son pan d’histoire et y plonger un lecteur en est une autre. Par une langue subtile, un équilibre dans les trois axes de l’énonciation, par sa façon à lui de déstructurer la linéarité, Mestre y parvient aussi bien que pour son Lorca. C’est dire.
* Sabine Wespieser, sortie aujourd'hui.
En rencontre, ce soir, 18h30, à "l'Echappée Belle", Sète.
05:59 Publié dans Blog | Lien permanent
28/01/2019
C'est écrit.
On n’aura jamais autant annoncé un livre, ni aussi à l’avance. Les lecteurs qui me restent et ceux que j’espère rattraper savent à quel point cet ouvrage-là m’aura coûté, en années, en énergie, en sacrifices, dans beaucoup de domaines. Mais l’heure n’est pas à l’apitoiement : c’est au Réalgar, finalement, que sortira, dans huit mois exactement, « Aurelia Kreit », mon roman russe. Celui que je devais écrire, cette somme dont Christian Chavassieux, qui s’y connaît, dit : « Ce à quoi l'on s'attend dans un livre historique, c'est la fresque, l'ampleur du récit, l'aspect bien documenté. Ce livre exploite des thèmes rares comme l'histoire de la résistance juive en Europe, à cette époque, les groupes de défense qui se constituent. C’est très neuf. De nombreux passages émouvants, quand la nostalgie gagne les personnages, dans les méditations, les pensées, les questionnements. ». Mon histoire de l’Ukraine du début de siècle (le XX°s.), ma réflexion sur la question juive, ma vision de l’histoire d’Aurelia. Cette petite dont les parents naturels se retrouveront sur une scène, trente ans après, pour un événement unique. Au sens où il ne se reproduira pas. J’attends cette rencontre, ce passage de témoin, sans impatience, avec juste le brin d’excitation qui rappelle que je n’aurai pas fait ça pour rien. Et quitte à être classé comme un auteur du XIX°s – mon aspiration absolue – autant que ça se fasse avec panache.
10:50 Publié dans Blog | Lien permanent
15/01/2019
L'Hippocampe en téléchargement.
Je lis un article - et des commentaires - intéressant sur l'édition, la diffusion, royaume du trompe-l'oeil et de l'illusion de l'entre-soi. Depuis un peu plus de dix ans, maintenant, j'ai vécu des choses belles, qu'il serait tentant, et facile, de considérer comme ce qu'il m'est arrivé de mieux, sous-entendu qu'il ne m'arrivera plus. Ce n'est pas ainsi que je vois les choses, mais, en ce début d'année 2019, qui m'amènera à l'aboutissement du plus grand travail d'écriture qu'il m'ait été donné de mener, je ressors de l'histoire récente ce livre à part, dont tous les exemplaires ont été vendus et dont les droits d'auteur m'ont été payés en supions, au Grilladin. Une expérience de très petite édition dont je ris encore, quand ceux qui ne se sont pas manifestés en temps voulu cherchent absolument à posséder leur exemplaire. Un autre conte des quatre saisons, à picorer de ça de là.
C'est disponible ICI.
09:43 Publié dans Blog | Lien permanent
08/01/2019
YAËL.
"Il faudra des enfants et du temps pour faire taire leurs peurs" D.L, "Misono".
Il y a mille façons de se plier au deuil, mais c’est ce qu’on sait à cinquante ans, pas à ton âge. Laisse-moi juste, dans ton chagrin, te présenter la mienne : on ne se connaît pas, tu sauras vite que je ne prendrai pas avec toi les précautions que ceux qui t’aiment et t’entourent se sentent obligés de décupler, de fait. La brutalité, la violence de la perte, aucun mot ne peut expliquer, justifier ça. Il n’y a rien qui remplacera ce papa en or que tu avais dégotté, comme s’il y avait un prix à payer derrière une telle chance. Rien qui ne palliera, dans toutes les années que tu vas passer sans lui, les balades qu’il te faisait faire, les week-ends passés avec lui dont, une semaine sur deux, il tentait de te cacher la mélancolie du dimanche, en fin d’après-midi. Il était tellement fier de toi, ton Papa, fier d’avoir incarné quelque chose auquel il croyait vraiment, une espèce d’universalité, de mélange. Il y a quelques années, devant l’injustice bête de certains enfants, il était monté au créneau, lui, l’homme docile, se serait opposé à lui seul à la marche crasse du monde, enfin d’un monde qui ne sera jamais le tien, qui n’aura jamais été le sien. Yaël, tes deux syllabes et tes dents du bonheur sont ce qu’il aura laissé de plus beau, au-delà même de son travail d’artiste, et c’est dur, à ton âge, de subir cette charge, mais il faut que tu transformes ça, que tu en fasses une force, au fur et à mesure que tu avanceras dans la vie. Combien sommes-nous, ces jours-ci, à penser à toi, à nous dire qu’on se serait bien sacrifié pour que ton Papa reste, qu’il te protège autant que tu auras besoin qu’il le fasse, dans ton existence de petit homme ? C’est une vague, un truc à quoi tu devras penser à chaque fois que tu auras du chagrin ou mieux, sans la tristesse, à cet instant à mi-chemin entre la fin du sommeil et le réveil, tu vois ?
Yaël, un jour, toi-même, tu sauras exactement ce que ton Papa a ressenti, quand tu tiendras un petit bout d’homme dans tes bras, la chair de ta chair, la somme d’un amour. Toi aussi, tu chercheras à compenser, dans l’existence de ton petit bout d’Homme (donc de femme, possiblement), le manque du Papi qu’il aurait dû devenir, paisiblement. Mais accroche-toi, Yaël, parce qu’il faudra alors que tu lui parles de l’Enfance éternelle, que tu le convainques à son tour comme il faudra qu’on te l’explique à toi qu’il a choisi la fraternité des musiciens, la chaleur du groupe, le masque du costume (ou l’inverse) pour cacher un peu de sa timidité. Tous les enfants grandissent, dit-on, sauf deux : le premier, on t’en a déjà parlé, le second, eh bien, ce sera lui, indéfiniment. Il faudra recréer ce fameux pochoir que tout Lyon a vu, que tu te permettes, chez toi, enfin, de dessiner sur les murs. Faire le lien entre les époques, le faire vivre puisqu’il est littéralement impossible, interdit, qu’il ne vive plus. Yaël, l’ironie du sort veut qu’à sept ans, on dise qu’on atteint l’âge de raison : ce sort-là, qui t’est réservé, je lui tordrais le cou à mains nues si je pouvais le faire, mais je ne peux qu’implorer que, dans ta tristesse, tu repères cette foule qui se tient les coudes pour accompagner ton Papa. C’est la même que celle qui se pressait à ses concerts, quand il ne jurait que par le « No Future » parce qu’il n’avait aucune idée de ce que serait un futur qui mènerait à toi. Tu es son plus grand bonheur et ça, c’est immortel.
Je ne serai pas là aujourd'hui : j’habite loin et c’est difficile de dire à son employeur qu’on ne vient pas travailler parce qu’on a perdu une source d’inspiration, de respect et d’humanisme, tu verras. J’écrivais récemment à propos d’un autre chanteur que j’aurais la chance, moi, de faire comme s’il était (encore) là, de ne pas subir l’absence de plein fouet. Mais j’écris des livres sur la temporalité, Yaël, ton Papa en a lu au moins un, qui traite d’un autre enfant qui n’a pas connu son père. C’est peu de temps, sept ans, te diras-tu dans les moments de fatigue : mais à l’échelle de l’amour de ton Papa, c’est toute une vie, et même un peu plus. Sois fort ne veut rien dire, petit d’homme. Devenir qui tu es sera sa plus grande victoire.
Je t’embrasse, Yaël. Nous sommes des milliers à te tenir la main.
NB: ce texte est publié avec l'autorisation de la famille de Denis Lecarme.
.
08:30 Publié dans Blog | Lien permanent
03/01/2019
Le dernier des Fantastique.
Ça n’était pas mon ami mais ça aurait pu l’être. Nous nous sommes croisés deux ou trois fois à l’époque où je me perdais – trop – souvent sur les Pentes de la Croix-Rousse, dans une librairie alternative nommée « l’Expressionniste ». Moi qui me souviens de tout, j’ai oublié, déjà, le nom de ce libraire qui n’aimait rien moins que de rester seul et qui accueillait toute une population d’artistes et de paumés du petit matin, dans sa boutique qui se transformait en tripot, où les bouteilles s’écoulaient et les nuages (de fumée) s’amoncelaient. J’ai deux souvenirs marquants de cette période, la première exposition de la série « Ouessant », les dessins de Jean-Louis Pujol, et la venue de David Fantastique, qui fut en somme le premier vrai musicien que j’ai croisé, avec sa guitare et ses boucles de son, son air lunaire et ses lunettes cerclées. A dire vrai, j’ai quitté un soir cet endroit conscient que je n’y reviendrai jamais – trop d’ivresses et de mauvais mots qu’on me demandait de lire, qui plus est – et j’ai sauvé ma peau ce jour-là. Mais j’ai souvent fredonné les refrains de David Fantastique, son « Paranormal », notamment, depuis. Jusqu’à ce que je ressorte le disque, son premier, récemment. Histoire de me rappeler cette période, d’en garder ce qu’elle m’a offert de mieux. J’ai appris hier que David Fantastique, qui a à peu près mon âge, est mort au dernier jour de 2018, lui qui annonçait l’année qui vient avec envie, avec un album nommé « Avenir », qui rejoindra le « Dernier mot » de Fred Vanneyre dans l’ironie morbide. Je sais que la mort n’est pas une idée neuve, mais cette annonce m’a attristé et, depuis hier, je ne retrouve plus ce disque dédicacé. Il réapparaîtra, comme tant d’autres choses. Il y a quatre jours, un artiste de talent a disparu, le temps qui s’est écoulé depuis notre dernière rencontre est désormais révolu. Le fait que nous ne nous croisions qu'une fois tous les vingt ans va m’aider, égoïstement : je m’attendrai, à chaque passage sur les Pentes, à l'apercevoir à tout instant. Ce que ses proches vivront dans la douleur, je le vivrai dans sa musique. Farewell, Fantastique !
15:41 Publié dans Blog | Lien permanent
29/12/2018
INVENTAIRE 6818.
En une semaine, une seule et petite semaine, 7 jours, 168 heures, 1080 minutes, 604800 secondes, j’aurai passé une décennie (3650 jours, 87600 heures, 5256000 minutes, 315360000 secondes), très peu dormi, beaucoup bu, chanté, pleuré, ri, j’aurai croisé des regards amis, amours, amants, regretté que d’autres fussent absents, je me serai réjoui de voir trois générations partager de beaux moments, j’aurai inventé le concert de Air-E Street Band, partagé la scène avec Douchka, repris à tue-tête « Les Retrouvailles » de Graeme Allwright et « l’herbe tendre », accompagné d’un trio magique, je serai retourné à Lyon pour fêter Noël en famille élargie, j’aurai mangé dans un restau chic avec deux potaches pour finaliser un événement UNIQUE de l’année qui arrive, vu la première esquisse de couverture d’Aurélia Kreit (dans neuf mois…), frissonné en me voyant associé à deux groupes qui ont fait – et font encore – partie de ma vie depuis trente ans (10950 jours, 262800 heures, 15768000 minutes, 946080000 secondes), je me serai battu à coups de caca en peluche avec ma violoncelliste préférée, chez mon own private guitar hero, j’aurai retrouvé Francesco & Jo en une seule fois, sommeillé sur trois canapés différents, offert et reçu des cadeaux touchant parce que personnalisés, j’aurai fini par une macaronade géante préparée avec mon neveu pour des amis qui me connaissent depuis 50 ans (18250 jours, 438000 heures, 26280000 minutes, 1576800000 secondes) pour certains d’entre eux, ronflé dans la voiture, pour le retour, passé un péage gratuitement (cadeau des gilets jaunes) et fait le bilan de ma vie : complexe mais intense.
En présent, pour ceux qui ne sont pas sur les réseaux sociaux, le cadeau que m’ont fait ces frères qui partagent ma vie depuis dix-huit ans pour l’un (6570 jours, 157680 heures, 9460800 minutes, 567648000 secondes), huit ans pour l’autre (2920 jours, 70080 heures, 4204800 minutes, 252288000 secondes) et un peu moins pour la petite. Se seront agrégés à eux un futur ingénieur du son et un maquettiste de talent pour que, sous la direction de Gérard Védèche, cinq ans (1825 jours, 43800 heures, 2628000 minutes, 157680000 secondes) après leur création, « l’Embuscade » et ses camarades existent, pour l’éternité, 62 ans (22630 jours, 543120 heures, 32587200 minutes, 1955232000 secondes moins quelques-unes) après que la voix de l’autre Gérard s’est tue.
14:32 Publié dans Blog | Lien permanent
21/12/2018
Lift Off!
Laurent CACHARD, 50 ans, au-dessus des eaux et des plaines.
HIPPOCAMPE & FATALISTE
C’est parce « les femmes de sa vie » - sa mère, sa sœur et son ex-femme – l’ont convaincu qu’il fallait le faire qu’il a lâché les soixante-dix portraits qu’il a rédigés depuis 15 ans, pile. Depuis le premier autoportrait qui dit tout d’une époque qu’on pense encore proche quand tout d’elle sait désormais le temps qui s’est écoulé : on était en 2003, le titre principal citait « le Misanthrope », déjà, et le corps de l’article évoquait un drame à Vilnius. Laurent Cachard avait 35 ans, donc, rêvait d’être édité et ne le serait que cinq ans après, pour un livre qu’il avait, à cette époque, déjà écrit. Toute l’histoire de sa vie est dans ce décalage : jamais complètement là où il est, toujours entre deux eaux, deux projections, deux regrets. L’homme – imposant, charismatique, « au phrasé emphatique et en plus, juste et assuré », écrit-on de lui – n’ira pas plus loin. Tout juste concède-t-il qu’en rejoignant l’île singulière, il a à la fois perdu ses dernières attaches et gagné la liberté qu’il s’est toujours fixée comme principe. Quitte à souffrir, parfois, d’une solitude qu’il s’est choisie et dont la compagnie de celles qui croisent sa route ne semble pas le dévier. Il est aimé, même par celles qui l’ont perdu – à quelques exceptions près – il intrigue par cette intransigeance à laquelle il paraît ne jamais déroger. Quitte à ce qu’on ne le comprenne pas et qu’on juge – le refrain est connu – son altitude pour de la suffisance : il n’y a pas que les Girafes qui souffrent de ça. À présent, jure-t-il, il s’en fout, mais on n’est pas obligé de le croire. À cinquante ans, le voilà forcé au bilan dont sa mère lui parlait sans cesse, déjà, quand il était plus jeune. Il est là où personne ne l’attendait il y a cinq ans, médite au bord de mer dès qu’il le peut et termine, enfin, son quatrième roman, le Russe. Pour lui, personne ne peut se revendiquer écrivain tant qu’il n’est pas passé par ce type d’exercice, lyrique, monumental. Des années de travail et de découragement pour une œuvre qui n’aura sans doute pas le retentissement qu’on lui prédisait quand il l’a commencée, tout auréolé des succès de ses deux premiers romans. Dont le prix du 2ème pour « la partie de cache-cache », celui qu’il préfère, parce qu’il comprend ce qui reste de ce qu’il percevait de son enfance, encore. Peut-être a-t-il mangé, dès ses débuts, le pain blanc de son existence d’auteur, jusqu’à l’index du Bordas, en 2012, en compagnie de Shakespeare, entre autres. Ses faits d’armes, il s’est juré, la cinquantaine passée, de s’en séparer, de ne plus jamais les rappeler : il se souvient, dit-il, d’un vieux qui ressassait au basket qu’il avait battu le record du monde à la perche pendant la guerre, mais que personne n’avait jamais voulu le croire ! Il ne racontera plus, alors, la soirée qu’il a passée avec Alain Larrouquis, l’idole de sa jeunesse, à Orthez, lieu de ses exploits. Un romancier qui rencontre son personnage, ça n’est pas très courant, pourtant, et la vie de Laurent Cachard est parsemée de ces instants d’intensité qu’il recherche, quitte à en payer le prix, derrière. Quitte à ce qu’on s’éloigne de lui parce qu’il prend trop de place. Donne beaucoup mais demande autant, ou l’inverse, lui-même ne sait plus. Tout juste regrette-il, hébété, que manquent à l’appel de son cinquantenaire des êtres dont il n’aurait jamais pensé qu’ils pussent manquer. Les disparus, les vrais, les éloignés, passe encore, mais ceux à qui il a dédié telle chanson, tel ouvrage… Qui le fixera dans les yeux, ce 21 décembre – jour anniversaire de Paco, également – et susurrera « à la moitié du temps donné » avec le désespoir de l’auto-conviction ? Il balaie ça d’un revers de la main, sait qu’il faut chérir les présents plutôt que regretter les absents. Pas de grande fête comme pour ses 45 ans, ce concert géant où tous ceux dont il aime le travail depuis tant d’années ont défilé et joué pour lui sur la scène de À Thou bout d’Chant. Au moment même – il n’en a rien montré – où se jouait la seule part de sa vie dont il regrette maintenant qu’il n’en ait pas perçu les enjeux. C’est ainsi. Il s’est battu avec la culpabilité, a écopé sec, chez les marins, puis s’est remis, pas à pas. A replongé dans Aurélia, son grand œuvre, celui qu’il présentera au monde en même temps que « le Cœur en croix », dit-on, pourrait bien résonner une fois encore. Trente ans après, comme « le Voyage » de Gamine, qu’il est allé entendre sur la plage de Portiragnes, en dissimulant mal les larmes qui montaient. Il n’y a rien de plus essentiel pour cet homme que l’idée de permanence, qu’il place à toutes les sauces mais assume parfaitement. Se souvenant de tout quand d’autres se libèrent de leur poids. Pas étonnant qu’il paraisse cultivé, avec une telle mémoire – même, revendique-t-il, de l’inessentiel, pas étonnant non plus qu’on trouve toujours dans son entourage celle qu’il a connue à quatorze ans, avec qui il en a vécu vingt, Hippolyte à l’appui. Ce fils dont il aimerait qu’il ne se dise pas, quand lui partira, qu’il aurait pu plus lui parler. Comme lui regrette de ne pas l’avoir fait davantage avec son père : chez les Cachard, famille d’ogres, on est aussi pudique qu’on peut être démonstratif, quand la scène – All the world’s a stage – le nécessite. Son fils, il lui a consacré la première lettre ouverte de la belle collection du Réalgar, et le regarde faire ses choix avec autant d’inquiétude que d’admiration. En plein effet-miroir. Déjà nizanien à dix-sept ans – ce qui ne laisse guère de place à la vie (trois ans ?) – il vit en plein ce quiétisme du désespoir qui l’a déterminé : une forme de distance que confèrent la perte des illusions et l’ultra-sensibilité avec laquelle il vit les choses. Sa façon de croire qu’elles reviendront, même si elles sont passées. C’est l’objet de sa Révolution esthétique, la seule qui reste, donner au temps le culot de s’arrêter. Il fait sien le fatalisme hugolien, se promet de ne plus trop tempêter, la cinquantaine atteinte, sans grand espoir non plus : peut-il réellement s’empêcher de les pourfendre, les imposteurs et les rapaces ? Qui le fera s’il ne s’en occupe pas lui-même ?
On lui souhaite un dernier quart de siècle (le reste sera du bonus) pacifié, peut-être de vivre un de ses éternels retours d’adolescent nietzschéen. De moins endosser et de plus lâcher prise, sinon la grande carcasse finira par se voûter, inexorablement. L’Hippocampe – c’est ainsi qu’on l’appelle ici depuis qu’il a chroniqué sa première année sétoise - n’est pas à la croisée des chemins, ce serait mentir. Mais à un sérieux tournant, oui : professionnel, personnel, lui-même ne le sait pas. Il a vécu toutes les scènes rohmériennes qu’il pouvait vivre, portraituré tous ceux qu’il a aimés (et qu’il aime encore, c’est son corollaire). C’est un juste retour des choses qu’on le croque à son tour, mais ça n’est pas une sinécure : Emile Parchemin y était parvenu, il y a longtemps, dessinant un doigt pointant l’épicentre d’une spirale. Comme si tout était contenu dans le Tout : à cinquante ans, il n’y a plus d’autre alternative que celle de vivre pleinement. Esther Rochant.
Photo: Vincent Assié
Dernier portrait d'un recueil à paraître: "68 Portraits de mémoire"
11:00 Publié dans Blog | Lien permanent