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22/11/2014

L'héritage de la Valse.

J’ai déjà tout dit sur la Valse de Camille Claudel, mais elle me semble justement concentrer toutes les émotions qu’il est possible de concentrer sur un seul mouvement dont il est impossible, à son contact, de penser qu’il puisse être immobile. Un rappel :

« Une valse génère autant qu’elle sépare,

à tourner sur moi-même je m’use la raison

je crois que je gravite, autour d’un astre noir

je rentre dans le feu d’une valse-hésitation ;

« déjà morte», Camille, lors même qu’en ton cœur,

il n’est nulle fortune que l’un d’entre vous meure…

Le groupe apollinien se ferme sur lui-même

puis s’ouvre au mouvement, se contient puis explose :

c’est à la Volupté que le drapé m’emmène,

je m’emmure vivant et mon corps s’ankylose »

extrait de « Valse, Claudel»

plus une affiche, celle du film de Bruno Nuytten, inégal mais  inégalé, avec une appropriation du rôle jamais envisagée jusque là. La Valse, c’est une frénésie qui incarne le sentiment, puisque l’illusion y est totale : comme quand on fixe un point sur un mur jusqu’à le voir bouger, les deux amants qui s’adonnent à la danse sont en fait les représentants de tout ce qui fait qu’un émoi précède la raison et la détermine. La main droite de la femme est délicatement posée sur celle de l’homme qui ne se l’approprie pas mais lui oppose un bras ferme et musclé, dont l’épaule marque la ligne de force. Dans le difficile chemin d’une émotion, à ce titre, une simple main posée par empathie sur le bras de l’autre peut entrainer non pas un malentendu – on n’en est plus là, à ce niveau de réflectivité – mais l’édifice d’une vie parallèle nourrie par l’imagination. Dans la Valse, ce n’est plus la valse qui compte, mais le récit amoureux des deux danseurs. Lesquels sont trop penchés l’un sur l’autre pour qu’on ne les prenne pas pour des amants, ce que la position de la main droite de l’homme ne peut que corroborer. Mais il est des imaginaires qui se nourrissent de ce qui n’existera jamais et en cela, oui, on vit parfois mieux que moyennement dans des récits parallèles qu’on ne se fait pas (ce serait pathétique, au sens propre) mais qui se font d’eux-mêmes. Les plus belles histoires d’amour, indépendamment de celles que nous avons vécues, se font parfois le temps d’un trajet de métro ou d’autobus, dans la construction mentale d’une histoire qui ne connaîtra même pas de premier pas. S’évitant ainsi autant de derniers mots. La Valse, c’est l’allégorie des amours que nous voudrions vivre mais que nous ne vivrons pas. Qu’on trouve le principe – qui n’en est pas un puisqu’il ne se décide pas – pathétique, soit, mais il n’en reste pas moins qu’on peut dans de tels moments vivre plus que ce qu’on l’a vit ou ce que l’on a déjà vécu. Regarder les danseurs peut amener celui qui les regarde à considérer son existence au regard de celle qu’ils ont eue et si la raison est toujours là pour rappeler que leur existence n’est pas réelle, elle ne peut empêcher de considérer la réalité de la sienne comme inférieure à la leur, fût-elle virtuelle. Il est ainsi des caps que l’on peut franchir pour apprivoiser les émotions que l’on sécrète : le premier consisterait à les hiérarchiser et ne jamais laisser une émotion déjà vécue supplanter celle qu’elle supposerait remplacer ; le deuxième revient à les ancrer dans une réalité qui leur serait possible, sans qu’elles soient dénaturées. Ainsi, il semble préférable de ne vivre que ce qu’il est possible de vivre d’une relation plutôt que de s’en priver en amont pour des raisons qui ne sauraient être, de toute manière, que morales et sociétales. L’adultère, par exemple, est un procédé, pour peu qu’il soit voulu, indéfendable, non pour des raisons morales, mais simplement parce qu’il est la résultante d’une accélération des émotions qui finit par les annihiler. Plus de frôlement, plus de séductions, plus d’approches, on va vers un immédiat qui ne fera qu’accélérer les frustrations, dans un sens ou dans un autre : on peut, si le plaisir est là, le mettre au sens de la quête et souffrir de l’impossibilité de sa fréquence ; s’il n’est pas là, regretter d’avoir perdu les étapes qui auraient pu le provoquer. C’est difficile, hélas, au bout du compte, difficile…

Hiérarchiser les émotions en regardant la Valse, c’est comprendre que les deux protagonistes sont trop engagés dans le mouvement pour que celui-ci ne soit que le mouvement qu’il prétend qu’il est ! Il a d’ailleurs fallu que Camille habille ses personnages pour qu’on crie – oh, bien tardivement ! – au génie alors même que le nom qu’elle donne à sa pièce n’est qu’un leurre. Il y a donc du vertige, de l’envie, du refoulement et la certitude qu’une partie de ce qu’on ressent a déjà été vécu, peut-être même par nous même si l’on ne s’en souvient pas vraiment. Ou par bribes, seulement. Il se peut que ceux qui n’arrivent pas à remonter le cours de leurs émotions finissent égarés parce que ce qu’ils ont conscience de ne pas retrouver est supérieur en soi à ce qu’ils s’efforcent de considérer comme essentiel. Il en faut moins pour qu’un homme perde ses repères. La Valse n’est ainsi pas à conseiller à ceux qui pensent que l’insatisfaction ne peut en aucun cas être moteur d’une existence. L’individu qui aura ainsi patienté Rue de Varenne pour rien n’est en fait qu’une représentation de cet entre-deux, entre le temps détruit et le temps essentiel : plus tout à fait dans la volupté de l’attente ni dans la déliquescence de l’après. Quand revoilà le « ou bien, ou bien », le choix et la conscience de son contraire, qui oblige celui qui s’y prête de tout porter en lui jusqu’à la fin. Ne jamais rien abandonner tout à fait, garder le gène de l’émotion telle qu’elle est apparue, c’est ce à quoi se destine l’Epiméthée de l’émotion. Parce qu’il est, par essence, condamné à échouer (puisque défiant la finitude des choses). Mais il se peut que son échec soit supérieur en matière à la prétendue réussite des autres, à condition qu’il ne s’y complaise pas, ce qui, de toute manière, dénaturerait l’émotion ressentie. C’est ainsi qu’on peut se confronter à l’existence terrible de Camille Claudel et à ses amours avortées parce que ni l’une ni les autres n’auront été à la hauteur de ce qu’elle en a représenté. A ce titre, il est confondant de constater que la plupart des gens à qui l’on en parle pensent qu’elle est morte jeune alors que justement, sa vie s’est étirée dans un long calvaire, dont on n’imaginait pas la langueur quand déjà, elle confiait dans sa correspondance :

« D’où vient une pareille férocité

Vous qui connaissez mon attachement à mon art,

Vous devez savoir ce que j’ai dû souffrir

Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

Comme si elle n’avait compris que trop tardivement qu’on lui ferait payer l’absolu qu’elle avait réussi à enfermer dans ses êtres de bronze. La société des hommes a fini par recréer les damnations des Dieux grecs, mais avec toute la médiocrité qui les caractérise quand ils se contentent d’être eux-mêmes au regard des autres qui composent la société. Des êtres manifestes, seulement. « La Valse » touche à l’intime, et ça, c’est punissable.

16:00 Publié dans Blog | Lien permanent

21/11/2014

Traité d'Ontologie mojitologique.

mojito.jpgI- UN PEU D’HISTOIRE

C’est Francis Drake - "El Draque" (le Dragon), le célèbre pirate anglais, le premier à faire le tour du monde - qui, de son repère de "La Isla de la Juventud » à Cuba où il accosta en 1758, but dans une taverne des feuilles de menthe pilées avec de l'eau-de-vie locale. Il donna son surnom à cette boisson sans sucre, qui s’est perpétuée à la Isla où l’on peut encore consommer un "Draquecito". Bien plus tard, entre 1910 et 1920, on raffina le rhum à la Havane ; puis « la Bodeguita del Medio» réalise une version améliorée et sucrée du «Draque», le mojito, mélange, dans son étymologie, de mojadito (humide) et de mojo (sauce culinaire cubaine, signifiant également "charme" en sud-africain).

II- LES INGREDIENTS

a – LA MENTHE

C’est d’abord la hierba buena qu’il faut choisir ; la menthe, pas trop poivrée, parfumée, dont la saveur devra exsuder des feuilles quand le sucre de canne viendra s’y mélanger. Dans la culture cubaine, la menthe sert davantage aux soins qu’aux cocktails, qu’il est difficile de sa payer. Dans les jardins médicinaux de la Havane, comme ailleurs, on vante ses vertus digestive, carminative, antiseptique... On la prescrit, comme l’ail, l’aloe vera et autres pour soigner la toux, la grippe et même les maladies cardiaques. En mojitologie, la menthe, c’est le premier contact avec la

boisson que l’on va préparer à l’autre, il est donc plusieurs écoles :
- préparer les feuilles à l’avance et les faire macérer, déjà, dans la préparation sucrée.

- la cueillir fraîche, directement sur le pied, dans le jardin, de préférence.
Les feuilles de menthe sont les muses du mojito : ce sont elles qui lui donneront une âme. Il faut donc qu’elles soient choisies avec amour. Rue Paul Bert, devant Bahadourian, un vieil arabe vous en vend deux belles bottes pour 2euros. A peine plus que la menthe réfrigérée, sous cellophane qu’on trouve au supermarché à des prix scandaleux. Faites votre choix mais n’oubliez pas : les santerias vous observent !

b – LE SUCRE

Là aussi, plusieurs options :
- le sucre de canne liquide, qui permet, outre le gain de temps, d’aider la menthe à épouser le jus de citron vert (voir 1-c). Dans ce cas, l’équilibre sera fondamental : un mojito trop sucré ne laissera pas au Habana, là non plus, la possibilité de convoquer les Dieux.
- le sucre en poudre n’est défendable que dans sa version rousse, pour que le breuvage craquelle là où la mémoire ravive les pavés de la Habana vieja, ou ses façades qu’on rafistole en attendant mieux.
La difficulté de l’étape du sucre réside dans son dosage, ça a déjà été dit: elle est de recréer une symbiose qui, paradoxalement, n’est pas naturelle, celle de l’acide du citron qui donne le goût lié au sucré qui détermine la saveur. Le mojito, en soi, n’est donc lié ni à une évidence, ni à une recette : c’est une alchimie.

NB- Le mojitologue sait que seule l’incantation silencieuse ¡Ay Dios, amparame! lui permettra de ne pas se rater. Pourquoi ? Parce qu’à la fin des années soixante-dix, le mot d’ordre lancé par la direction Castriste pour récolter de façon record la canne à sucre était : « Los diez miliones van... ». Par appropriation, les cubains vont transformer le slogan à chaque fois que leur condition le leur imposera, avec la distance et l’ironie qui leur servent de mode de vie ; ça a donné, à force : « De que van, van... ». C’est ainsi, pour montrer que son gran orquestra allait toujours de l’avant, que Juan Formell baptisera sa formation : « Los Van Van ». Vanvaneros de tous les pays...

c – LE CITRON VERT

Les fruits du Citrus aurantifolia sont difficilement domesticables : leur usage est soumis au goût qu’ils donnent, aux arômes qu’ils confèrent à la boisson dont ils teintent et la robe et les circonvolutions de l’âme qui y réagit. Le mojitologue conviendra en amont de les découper en dés et de verser dans le verre l’équivalent d’une demi-lime. L’esthète équilibrera, une fois encore, entre les morceaux et le jus pressé en amont. La question n’est pas uniquement liée à l’usage, elle est aussi politique, liée au rendement. Déontologiquement, la mojitologie n’accepte ni l’urgence, ni la cadence (voir IV-c), mais la géopolitique a eu ses effets sur le sujet. On fabrique en Espagne des sangrias qui n’ont de la boisson nommée ni le goût ni l’amour qu’on était censé y porter. Le mojito n’échappe pas à ces évolutions: le découpage des citrons, connoté négativement en Occident par l’acception que le sport lui a donnée, est la première marque d’attention que je porte à celui à qui je prépare la boisson, dussé-je ne pas le connaître. On notera alors que si le citron est révélateur de qui je suis, l’équilibre entre citron, sucre et hierba buena identifiera celui que je pourrais devenir, aux

yeux des autres. On n’aura jamais assez souligné l’altruisme du coupeur de citron: les mythologies naissent de malentendus.

d – LE RóN CUBAIN

Revenons sur une hérésie, trop couramment avérée : le mojito ne supporte nul autre support que le Habana Club ; qu’il soit de un, de trois, de sept ans d’âge est autre chose, mais qu’on y substitue tout autre rhum sera au mieux une marque d’anticastrisme primaire, au pire une atteinte au bon goût. Le Bacardi, par exemple, annihilera tous les efforts réalisés dans la préparation (voir 1 a,b&c). Le rhum antillais est incompatible avec l’eau pétillante qui viendrait le couper, la même qui rendrait tout autre rhum agricole insupportable à la dégustation.

Il faudra donc investir dans du Habana Club, de trois ans d’âge pour son aspect ambré et légèrement plus boisé que le blanc de deux ans son cadet. La différence n’est pas grande, elle est juste symbolique quant à l’engagement dans le processus de la foi qu’un Don Navarro, maestro ronero, dit privilégier, dans son entreprise, à toute démarche intellectuelle. Il est plus question, ici, du sensible que du tangible : le « miel », l’eau et la microflore sont cubains, et la cubanité ne se discute pas, elle s’éprouve. Et se doit de résister, du mieux qu’elle peut, au cercle non vertueux de l’économie de masse.

e – L’EAU PÉTILLANTE

Toutes les mythologies ne sont pas grecques, ni latines, ni cubaines. Il faut être allé jusqu’à la frontière espagnole pour ramener de la Vichy catalan pour savoir que Dieu existe et que, versée dans le mojito, elle est apollinienne avant même que Dionysos ne puisse avancer quoi que ce soit. La catalan apporte le poil de sel qui contrecarre la préparation sucrée

sans la nier ; ses bulles, fines et resserrées, l’autorisent aux long drinks, un mojito allongé – mais pas forcément allégé – plus convivial.
Seulement voilà : si vous n’habitez pas au Pays basque – et dans ce cas précis, comme au festival international de contrebasse de Capbreton, vous commanderiez un rebujito, de la Manzanilla mélangée à du Sprite avec de la menthe fraîche et de la glace pilée ! – il va vous être difficile d’avoir de la Vichy catalan sous la main. Le Perrier s’y substitue bien, allez ! De toute manière, la première qualité qu’on demande à l’eau qu’on va verser dans le mojito, c’est d’être fraîche.

f – LES GLAçONS

Les glaçons sont des petits cubes d’eau qu’on a réfrigérés, je ne vous l’apprendrai pas. L’importance du glaçon dans le mojito réside dans sa rencontre avec le pilon, sa cassure nette et centrale en deux éléments et, de fait, le rythme que l’action va donner au mojitologue. La glace pilée, parfois, fait son effet: son inconvénient majeur, c’est que, fondant plus rapidement, l’eau plate qu’elle est devenue abroge l’effet du pétillant et allonge la boisson sans en relever le goût. Celle de l’étal des poissonniers, très dense, fait merveille, néanmoins : assurez-vous juste qu’elle n’ait pas déjà servi...

g – L’ANGOSTURA

En dernière année de sciences mojitologiques, on passe à l’angostura. Du nom de la ville vénézuelienne rebaptisée Ciudad Bolivar en 1846, cette préparation aromatisante créée par le Dr J.G.B Siegert en 1830 marque la signature d’un mojito réussi. Trois gouttes, peut-être, de ces extraits de gentiane suffisent à marquer la couleur du mojito et à lui apporter une touche d’amertume soulignant celle du citron. Dans le palais comme dans le cerveau, les deux impressions

de douceur et d’amertume peuvent renvoyer, chez le sujet sensible, aux plus grandes mannes de l’âge d’or de la littérature espagnole, mais il est noté que rien n’a encore été démontré scientifiquement. L’angostura, pour les mêmes raisons pratiques que pour la Vichy catalan, n’est néanmoins pas obligatoire dans la confection d’un mojito : elle est juste nécessaire.

III- LE MATÉRIEL

a - LE PILON

En bois brut, à la base évasée, il permet de faire exsuder la menthe quand on lui ajoute le citron vert et le sucre. Par une pression permanente et tournante, pour ne pas que les feuilles se déchirent, il presse les dés de limon, les écrase avec précaution : l’oxymoron s’impose tant le geste s’oppose à sa finalité. Précaution parce que si le citron se délite, ses filaments seront désagréables au consommateur.

Le pilon sert également à rompre le glaçon, d’un coup sec, unique, en son centre. Il peut également, dans des circonstances extraordinaires, servir de palitos pour rythmer laclave : tam, tam, tam, tamtam...

b – LE VERRE

Souvent publicitaire à l’effigie de la marque de rón, décliné dans des gammes hautes (masculines) ou plus callipyges (féminines), le verre est une métonymie du mojito : il doit enivrer, pas saouler. Il faut donc que le contenant corresponde au contenu, à ce qu’on veut y déposer. Qu’il permette de savoir qu’il est des paradis auxquels on peut ne pas forcément vouloir accéder.

c – LA PAILLE OU LA TOUILLETTE

Elément qui paraît superficiel au profane mais qui divise depuis toujours les chaires de mojitologie, la paille ou la touillette que l’on met dans le verre avant de le servir n’a pas d’histoire précise. On peut, en amont, se servir d’une cuillère pour s’assurer que le sucre de canne ne soit pas retombé au fond du verre; on peut aussi en laisser l’initiative au consommateur, qui choisira, de fait :

- de mélanger le tout puis d’enlever l’ustensile pour consommer directement au verre
- d’aspirer le breuvage par la paille en acceptant, du coup, que le mojito s’inverse : par la paille, on boit du fond jusqu’au dessus, pas l’inverse.

NB: La paille, souvent, est perçue comme une marque extérieure de prétention, de détachement de l’histoire : un relent impérialiste. Elle produit par ailleurs de détestables bruits d’aspiration en fin de breuvage qui indisposeront jusqu’au plus patient des convives.

IV- MÉTHODOLOGIE

a- pratique

Une fois toutes ces données intégrées, faire un mojito est un exercice qui, comme tous les gestes simples, requiert néanmoins la plus grande attention. En suivant les étapes préalables, une recette peut pourtant être donnée à ce stade-là de l’étude :

Dans un verre (III-b), verser des feuilles de menthe (II-a), l’équivalent d’un demi-citron vert (II-c) en dés ou en jus et du sucre de canne (II-b). Presser le tout avec un pilon (III-a) pour s’assurer que la menthe exsude et que le jus du citron soit diffus. Ajouter à l’ensemble au minimum 7 cl de Havana Club (II-d), compléter avec de l’eau gazeuse (II-e). Casser deux ou trois gros glaçons (II-f) à l’aide du pilon, ajouter deux ou trois gouttes d’angostura (II-g), mélanger le tout à l’aide d’une touillette (III-c), poser une petite tête de menthe sur le dessus et servir.

b-ontologique

C’est là où les choses se compliquent mais deviennent essentielles (la nécessité s’opposant, ici comme ailleurs, à la contingence). La question, à ce moment, est de savoir pour qui je vais faire un mojito, et dans quel but. Elle sous-entend que le côté pratique ou commercial n’est pas une fin en soi, puisque c’est un pan de culture qu’on transmet. Il faudra donc, pour le mojitologue, éliminer tout endroit où :

- la préparation est artificielle (substitution du citron et du sucre par des sodas aromatisés)

- le savoir-faire est automatisé (trop-plein d’une menthe détrempée dans le verre, pulvérisation par jet de l’eau pétillante)
- le souci n’est pas altruiste, mais l’intention est pécuniaire : plus vite les mojitos sont faits, plus il en sera vendu.

L’ontologie mojitologique est donc un déterminisme : il faut, pour en faire, qu’on en nous ait offerts.

c-cubanistique et appliquée : séquences mojitologiques.

1) Au pied de la Sierra del Rosario, au cœur de la forêt, une échoppe locale: l’homme, un cubain d’une quarantaine d’années, nous voit accoudés au comptoir, à guetter que quelqu’un arrive. Chez lui, une exigence : que l’on montre quelque signe d’empressement que ce soit et il ne viendra pas. Une fois le délai d’acceptation passé, il vient jusqu’à nous, nous demande ce qu’on veut boire et passe à la préparation. Avant ça, il se lave les mains, boit un grand verre d’eau, on dirait qu’il s’apprête. Il sort du comptoir, passe derrière le cabanon, revient avec la hierba buena, se ressert un verre d’eau, s’essuie les mains avec un torchon, repart chercher des verres... Des minutes se sont écoulées pendant lesquelles il n’a été que dans l’idée de la préparation, pas dans sa réalisation. Le temps d’attente grandit, mais l’impatience n’est pas autorisée, dans ce sanctuaire de la révolution. « L'homme intelligent aspirera avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et les loisirs » écrit Schopenhauer dans ses Aphorismes sur la sagesse de la vie. C’est en spécialiste que ce barman nous a concoctés un des meilleurs mojitos jamaus bus.

2) dans le petit appartement d’une rue que nous n’aurions jamais trouvée sans l’aide d’un passant, un gynécée nous attend, de trois générations ; la grand-mère, qui souffre en silence de ne plus voir son petit-fils, la mère heureuse de le savoir parti, la sœur qui fait le lien tout en rêvant, secrètement, de le rejoindre. Les nouvelles d’usage sont données, l’acceptation est rapide : nous ne sommes pas venus en touristes, mais à la rencontre. Il faut un philtre à toute célébration: les tantes s’activent en cuisine sans que je comprenne comment elles font pour toutes y trouver place. Le mojito est fait avec amour et méthode, le geste est presque industrialisé, tant chacune a une place et un rôle affectés. Toutes les étapes sont accélérées, le débit est impressionnant, mais la finalité de l’activité est sociable. Mieux, les deux mojitos qui nous sont apportés pour qu’on boive en premier sont un pacte scellé, l’idée que nous sommes nous aussi les enfants d’un quartier qu’un autre a quitté.

3) dans le temple du mojito, les cadres au mur ramènent le visiteur à un siècle de luttes, de frénésie, d’idées en marche. Là, Salvador Allende écrit : « Si va Cuba libre, Chile espera » ; là, Pablo Neruda, Gabriela Mistral, et, évidemment, Pepe Hemingway. Qui aimait les mojitos sans sucre, qu’il ne digérait pas, et qui le prenait avec du Gustos Maracino, une liqueur à base de cerises ou avec un zeste de pamplemousse. Qui, dans son paseo, avait installé un rituel connu : « Mon mojito à la Bodeguita, mon Daïquiri au Floridita ! »... À la Bodeguita, l’apparat est un peu écrasant, le prix aussi, même s’il reste dérisoire pour l’étranger. Ce n’est pas ça qui gêne : c’est l’idée que l’autre ne puisse pas se l’offrir. La bouteille de rhum blanc, partagée nature la veille avec Hugo et Colombia s’avère, à ce titre, beaucoup plus essentielle à la mémoire.

4) à l’aéroport de la Habana, juste après que les bagages soient enregistrés, les procédures de départ bouclées ; l’instant ultime sur une terre qui a des griffes et qui nous a saisis. On se demande s’il faut, à cet instant, célébrer notre départ ou pleurer l’état qu’on va retrouver. Mais des familles nous attendent, et il faut bien revenir pour repartir, c’est une des lois de la nature humaine. Au bar central, on se s’attend à rien et finalement, c’est un cousin lointain du barman lent du Rosario qui nous les prépare, avec la même attention, avec l’intention, certainement, qu’on les ramène jusqu’à chez nous, qu’ils s’inscrivent, eux aussi, dans une mémoire des lieux et des goûts qu’on y associe.

5) avec el Maestro, pour fêter les retrouvailles, deux, trois fois l’an et lancer la saison, à la fin du printemps : pour que les noms qu’on murmure à cet instant, Willy Colón,Oscarrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr’ D’Leon, Puppy, la Fania, Raul Paz et, inévitablement, Los Van Van participent de la salsification des lieux qui ne le sont pas et à l’inscription des autres dans le Tempo latino : Y Salsa, Fiesta Sète, Toros y salsa... Jusqu’aux mojitos ultra légers et « pratiques » du temple de Vic Fézensac, dont on pardonne la confection pour les doses décuplées de convivialité et de partage qu’ils libèrent.

V- ¡AHORA SI !

¿Cómo no ? répondit l’écho. Dans un bar d’un an d’âge, on ne contente pas de déclarer par voie de presse qu’ici on sert les meilleurs mojitos de Lyon : on les fait. C’est Gisèle qui s’y colle, quand Edgar est en cuisine : à chacun ses attributions ! Depuis qu’elle en fait, dit-elle, elle n’en boit plus. Peut-être parce qu’on voit moins la nécessité de prendre quand on donne ? Peut-être parce qu’elle n’a pas le temps, en garante (conjointe) de la cubanité de s’arrêter de la donner à comprendre. À quelqu’un qui lui demandait comment elle ferait si quinze personnes venaient à lui demander en même temps un mojito, insistant sur le rendement et la possibilité très occidentale de rater une vente, elle a répondu, désarmée, qu’ « ils attendraient ». À cet instant, l’image m’est revenue du vieux cubain dirigeant une exploitation agricole d’Etat s’excusant d’être bien habillé pour nous recevoir, de n’être pas, comme il l’aurait souhaité, comme ses autres compañeros. Comment expliquer ce rapport différent aux choses, au matériel, comment se dire qu’on peut ne rien avoir et encore tout donner, de son temps, de son repas, de sa passion pour l’activité qu’on mène ? En fait, on ne le peut pas. Alors on s’assied et on commande un autre mojito. En attendant notre tour.

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20/11/2014

N°4.

Evidemment, au moment où j'en aurais besoin, je ne la retrouve pas. Mais cette photo d'amateur, agrandie pour l'occasion, qu'on m'a offerte à la Moutète, pour le salon du livre en 2012, représente l'idole locale, à qui j'ai consacré un roman, débordé par son adversaire, qui trouve le moyen de sourire, en même temps qu'il fait admirer sa pointe de vitesse. C'est une photo en noir et blanc, les shorts sont courts et en satin, les sponsors sont locaux, on en est au tout début du professionnalisme, un mot qui faisait bien rire les deux protagonistes de la photos, quand arrivait le moment de la fameuse 3ème mi-temps. C'est une époque révolue, dont les pans tombent les uns après les autres, même si l'un des deux de la photo, est en pleine forme et fait vingt ans de moins que son âge. L'autre l'a débordé une fois de plus, sur le mode Anquetil, à qui Louison Bobet rendit visite sur son lit d'hôpital: "Alors, là aussi, tu vas finir deuxième?". Mais l'avantage de ceux qui ont marqué leur époque, c'est qu'ils peuvent lui survivre. Pour le reste, le crissement des baskets sur le plancher, l'odeur particulière de chacune des salles des sports, les commentaires de Jean Raynal ("C'est trois points si ça rentre"), le basket d'avant les trois points, justement, j'ai déjà dit tout ça. Peu de gens le savent mais je l'ai fait.

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19/11/2014

Un roman à l'envers (20) - fin.

J'écrivais des "Noces incertaines", d'Isabelle Flaten, qu'un des passages que j'ai repérés disait des voyages que le moment qu'elle leur préférait restait le retour. Après deux semaines en Ukraine, j'ai le léger regret de ne pas avoir, financièrement, aller au bout de la logique romanesque, prendre un bateau de Odessa pour Istanbul, puis un train vers Vienne. Mais ce monde sans queue ni tête fait payer trois fois plus cher un retour de Vienne à Lyon, sachant que la distance est risible, que de Odessa jusqu'à Lyon, en passant donc par l'ancienne Constantinople. Et il n'y a plus de bateau de passagers entre Odessa et Istanbul: on est parfois rattrapé par les époques, quand on les confronte... Je rentre donc, supporte les insupportables aéroports et leur lot, décuplé, de sonneries de portables et de conversations fortes: l'apanage de ceux qui doivent penser qu'ils sont importants. J'ai de nouveau envie de tuer les gens, mes réflexes occidentaux sont revenus. Mais je suis parti, c'est l'essentiel, et le journal d'Aurélia sera là pour en témoigner, quoi qu'il advienne. Je vais en corriger les fautes de frappe, inévitables avec l'écriture automatique, le mettre en page, puis en ligne. Et consacrer, dans l'attente de l'édition, le temps qu'il me reste de libre à des travaux divers, auprès d'artistes que j'aime: Sandra Sanseverino et un "autre chose, noir", Franck Gervaise et "Ombres, lumières & horizons", Fergessen avec "Of Mouse And Men".

18:39 Publié dans Blog | Lien permanent

18/11/2014

Un roman à l'envers (19).

image.jpgAu même titre que mon 16 novembre avait commencé le 15, en montant dans le train pour onze heures de cahots, ma dernière journée à Odessa, celle d'avant le départ, aura commencé hier, quand je suis ressorti sous la pluie, décidé à trouver un restaurant moins conventionnel que ceux prescrits par les guides, ou hélant le chaland dans la rue principale. Le soleil des deux premiers jours a laissé place à la brume maritime, au crachin froid. Je prends mon parcours habituel, puis l'allonge, jusqu'au port: trois quarts d'heure de marche vive dans les rues désertées. Je suis armé d'un parapluie de Cherbourg (véridique, trouvé par mon fils dans un Vélov'), je ne risque rien et j'aime les marches apéritives. Arrivé en haut de l'escalier, je m'aperçois que je suis vraiment seul, que je l'ai pour moi, ce qui ne doit pas être fréquent. Je prends une image à l'arraché, comme je l'ai fait depuis le début du séjour: je ne prends aucun soin des photographies, me sers de mon portable et pourtant, certaines d'entre elles sont très belles et se lieront facilement à mon souvenir. En bas, vers le quai, il n'y a personne, il fait nuit noire et je passe par des tunnels patibulaires, mais je souris: il y a deux semaines, je me demandais ce que j'allais trouver en Ukraine et si je n'y risquerais pas ma vie et là, dans ces villes, avec cette culture-là et mon mètre quatre-vingt cinq, je n'ai jamais été embêté. Le vent décorne les bœufs et mon Cherbourg passe à deux doigts de la Mer noire, mais j'atteins mon but, au bout du bout de la jetée: un restaurant de poissons, ravi de m'accueillir en cette période où seuls quelques habitués continuent de le fréquenter. Je me régale, rachète le luxe (relatif pour moi, rédhibitoire pour l'Ukrainien moyen) par l'authenticité. Pour moi qui ai mangé comme l'homme de la rue à quelques exceptions près, c'est important. Il me reste quarante-cinq minutes sous la pluie, à traverser la ville, mais mon expédition est réussie, et je me sens bien. Le lendemain, je concède à mon organisation l'usage d'une carte, que je décide d'ouvrir à un point central, l'Opéra, pour que mon air ours, finalement, me ramène... à deux cents mètres de là où j'habite, ce qui est cocasse. Et encore, devant la porte, j'hésite, mais une dame me fait signe que ce que je cherche est au fond de la cour: invisible, le musée de l'histoire des juifs d'Odessa est un appartement dans lequel se trouve un trésor, celui d'une culture qu'on a voulu éradiquer. Je suis reçu par un monsieur qui me parle dans un très bon anglais, me demande l'objet de ma visite. Je lui réponds en auteur, il se montre plus qu'intéressé par l'histoire que je compte raconter, m'explique  son musée, me montre une photo murale du "Fanconi", un bar populaire juif d'Odessa dans lequel on se pressait au début du vingtième siècle, avant que les événements incitent à moins de futilité. Sur le mur est attachée une vieille cuillère, mon hôte m'explique qu'elle est d'époque et qu'elle vient de lui être envoyée par une famille réfugiée aux États-Unis depuis plus de cent ans, maintenant. Les salles sont pleines d'objets d'époque, des coupées de journaux, des machines à écrire, un harmonium, des tourne-disques à aiguille. C'est émouvant et, au mur, une photo m'interpelle: je suis seul à le saoul, mais c't Nikolaï, c'est ainsi, exactement, que je me l'imaginais. Peu importe la vérité, que je me fais expliquer quand même, à cet instant. Dans le carré de photos, je retrouve mon personnage, avec les trois autres adultes. Totalement ce que j'étais venu chercher, sans pouvoir même l'imaginer. La suite de la visite ne les concerne plus, puisqu'ils ont fui, mais Odessa est une ville spéciale pour l'un d'entre eux, qui n'ira pas plus loin: je ne peux pas en dire plus, évidemment, mais les affiches antisémites, les photos et dessins de pogroms me font froid dans le dos. Les chiffres aussi, les 600 juifs qui resteront d'une ville qui l'était en majorité. Au regard, le musée Pouchkine - gentiment suranné, avec ses mamies qui me suivent dans chaque pièce et m'expliquent des choses en Ukrainien avant d'éteindre la lumière quand je suis passé dans une autre - paraîtra fade, même s'il est intéressant de savoir que les Odésistes lui vouent un culte alors qu'il n'y a passé, en tout et pour tout, que peu de temps: dix lois dans la maison qui sert désormais de musée, un an, peut-être, à l'hôtel du Nord de son ami français. La Babouchka m'apprend qu'il parlait français, anglais, grec: dans une vitrine, entre deux éditions de manuscrits et de dessins originaux, il y a du Lord Byron, du Shakespeare, du Goethe et une nouvelle édition ("plus complexe que toutes les précédentes") du Dictionnaire philosophique de Voltaire, datée de 1789. Ça suffit à mon bonheur: je ne serai pas passé à côté d'Odessa, qui n'est plus - et de loin - celui d'Isaac Babel, mais qui n'aura pas été, pour moi, la petite pétasse décérébrée dont elle se donne parfois les apparences. 

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17/11/2014

Un roman à l'envers (18).

image.jpgDans les villes qu'on visite, il y a les circuits pour touristes, les autobus à impériale qui vous conduisent aux points cruciaux, pour ne pas perdre de temps. Puisque, du temps, on m'en a donné, j'ai une autre politique: je repère vaguement le bus que je dois prendre pour aller à tel endroit et, arrivé à la station, sans pouvoir lire les directions, je me dis je vais prendre celui-ci, si ce n'est pas le bon, j'en prendrai un autre. C'est ainsi que j'ai procédé ce matin, pour rejoindre Arcadia. Un endroit que je détesterais sans doute l'été tant il représente tout ce que je n'aime pas (un Ibiza local pour jeunesse friquée et décadente), mais qui me permettait de sortir du centre-ville et de me mettre en face de la mer Noire. À chaque montée, je me dis que le niveau de la mer s'éloigne, et que c'était de l'autre côté qu'il fallait aller. À chaque descente, je reprends espoir. Un vieux plan délavé dans le bus pourri ne m'en laisse aucun, mais je préfère sourire du chauffeur qui s'arrête et descend se chercher à manger à la supérette locale. Puis remonte, et continue son brusque chemin, tout en téléphonant. À un croisement, je vois un tramway 5, sans doute est-ce  celui-ci, plutôt que le bus du même chiffre, que je devais prendre? Mais dans quelle direction? Je repense à mon ami Ali qui m'avait interrogé sur le sens du mot sens. À mon fils qui, à six ans, avait écrit un mystérieux message: "le sens, c'est pas du sens, on peut parfois aller en arrière". Je me résous à demander mon chemin, un jeune homme me l'indique, me dit que ce n'est pas loin, que je n'ai pas besoin de prendre le bus. Puis qu'il aimerait pratiquer son anglaise et converser avec moi, si je n'y vois pas d'inconvénient. Les réflexes occidentaux de méfiance ne sont jamais loin, mais je me rappelle de cet homme, à la Havane, qui nous avait accompagnés, Pedro et moi, quand nous ne trouvions pas notre chemin. Je le suis, donc, et la conversation s'installe: j'ai enfin affaire à quelqu'un qui n'est pas de la bourgeoisie odésiste, qui me raconte un parcours intéressant, me confie ses espoirs, aussi, ceux que sa maman a placés en lui, avec ses derniers deniers: Dima, c'est son nom, a quitté la campagne, avec sa mère et sa sœur, pour étudier en même temps qu'il travaille, comme programmeur informatique. Son anglais est balbutiant, mais nous parlons, tandis que la mer s'agite et ne donne aucun espoir de s'en approcher trop. Comme prévu, l'endroit est désert, les paillotes démontées, squelettes attendant leur résurrection. Dima a trente ans, mais fait dix ans de moi que son âge, facilement. Il me dit aimer marcher dans la ville, moi aussi, nous parlons études, voyages - ceux qu'il n'a pas faits et qu'il aimerait faire - et basket-ball, puisqu'il y joue. Au bout d'un beau circuit d'une heure et demie, je lui offre un thé, puis nous nous séparons: bêtement, je lui demande s'il a un compte Facebook, il me dit non, qu'il ne s'est inscrit que sur l'équivalent russe. Ce sera donc une rencontre comme il n'en existe peut-être plus chez nous, juste marquée par le souvenir d'un temps ensemble. La pluie s'invite, elle est faible mais glacée, je vais rentrer. Par le bus 5. Qui n'arrive pas. Au bout de 20mn et puisque c'est la journée, je demande à une jeune femme pourquoi il n'arrive pas. Elle me répond dans un sourire et un anglais parfait que j'aurais dû lui demander pus tôt, et que c'est courant, ici, d'attendre trente minutes pour un bus. Elle me dira où descendre, c'est déjà ça de gagné sur mes parcours hasardeux, toujours moins plaisants par temps maussade. Et puisque j'ai de la chance, je tombe sur une journaliste, qui me pose des questions sur ma présence ici et, très vite, ce que je pense du conflit ukrainien: je lui réponds que je n'en ai pas la moindre idée fiable, sinon que le discours occidental moyen véhiculé par les médias me semble caricaturer la position russe. Une forme de nouvelle guerre froide, en somme. Okcaha réfléchit, me dit qu'ici, les blocs qui se sont affrontés l'année dernière faisaient peur des deux côtés, mais que pour eux, pour son mari, pour sa petite fille d'un an, la plus grande inquiétude restait la mobilisation, toujours menaçante, la perspective de voir les hommes partir servir. La réalité, que je n'ai jamais perdue de vue, est ici incarnée. Avant le parti de la guerre, il y a la guerre elle-même. Et deux individus dans le bus 5, pas exactement à égalité de chances. 

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16/11/2014

Un roman à l'envers (17).

image.jpgIl y a des jours sans et d'autres qui comptent double. Du genre quitter une ville en fin d'après-midi, monter dans un train du siècle d'avant celui d'avant celui-là et débarquer, au petit matin, à Odessa. Mesurer, là encore, le poids de l'histoire, après une nuit sur une couchette spartiate, dans un compartiment partagé avec une Babouschka qui ronfle. Pas beaucoup de sommeil, le jeu des imaginaires qui se met en marche, comme toujours dans les trains, plus, encore, quand le voyage fait onze heures. Onze heures à essayer de grappiller quelques minutes de sommeil, quelques ombres dans la campagne ukrainienne. Onze heures à souffrir d'une température démentielle. Ne cherchez pas, les Suisses et les Ukrainiens sont à 82% responsables du réchauffement climatique. Pourquoi 82%? Parce que j'ai envie. Heureusement, comme dans mon roman, les premières embûches se lèvent d'elles-mêmes, et qu'on aille pas prendre ça pour de l'angélisme: quand on sollicite la chance, il se peut qu'elle réponde, mais elle demande, souvent, des contreparties, par la suite. Je verrai bien, mais après un échange de mails assez incompréhensibles, Larissa est venue le chercher à la gare, pour m'éviter une galère. À 6h, c'est appréciable. Nous prenons un taxi qui se signe plusieurs fois, je ne sais pas si c'est de bon augure. Pour la première fois du séjour, j'intègre non pas un appartement, mais une chambre indépendante, très spacieuse, au cœur d'un appartement qui fait plus de 200m 2 et qui devait faire le bonheur des logements collectifs soviétiques. Maintenant, des chambres sont louées, ça sous-entend le partage des espaces communs, mais pour trois jours, ça ira. Je dors 3h, à mon réveil, Larissa et ses amis m'offrent un thé, mais nous ne nous comprenons toujours pas. Avec deux ordos (clavier cyrillique oblige) et Google traduction, elle le conseille d'aller à l'Opéra, le plus beau du monde avec celui de Milan, d'après elle. C'est sur mon premier chemin, dans la ville, je prends une place pour le soir (18h30) et me lance à l'aveugle dans la Cité: j'aperçois le port, et, évidemment, l'attroupement autour de l'escalier mythique du film d'Einsenstein. Un des moments-clés de Aurélia Kreit. Je fais comme tout le monde, je le descends, le remonte, il est plus petit que je l'imaginais, moins imposant que celui de Auch, mon rituel annuel, avec salut à D'Artagnan. Mais j'ai conscience d'y être, là encore, et il y a peu de gens qui prennent conscience de mer rapport au monde. J'explore les parcs et les allées du quartier autour, Odessa est une ville riche, c'est ostensible et ostentatoire: rien de prolétaire comme à Kiev ou Dniepo, que du luxe, et des Odessistes en bottes griffées, jupe courte et manteau de fourrure. Jusqu'à l'Opera, le soir, j'aurai un drôle de goût dans la bouche devant cet étalage, mais c'est ainsi: je me refais mon film (enfin, mon livre), puis m'échappe vers le port, jusqu'au bout de la jetée, devant la Mer Noire, pour la première fois. Il y a un an, quasi jour pour jour, je me baignais à Sète, assez longuement. Là... Je remonte, parcours les artères, au hasard, vais boire un thé dans le café le moins branché possible, puis c'est l'heure de l'Opéra, dans un bâtiment magnifique, le plus vieux théâtre de Odessa, détruit par un incendie puis reconstruit en 1873 par des architectes de Vienne: là aussi, le roman croise la réalité. J'assiste à un Opéra sublime, avec des ballets prodigieux dans des tableaux contenant parfois plus de cinquante danseurs! Décors, éclairages, musique, tout est de très haut niveau, et un tableau d'une fête de village russe, au XIX°, donne l'occasion de voir des danses russes sans tomber dans le ringard. Je ne comprends pas grand chose à l'histoire, les sous-titres ukrainiens ne m'aidant pas beaucoup, mais je passe une bonne soirée, nonobstant les imbéciles qui se croient autorisés à utiliser leur portable ou appareil photo, malgré l'interdiction, créant une insupportable pollution visuelle, pendant la représentation. Les danseurs sont sublimes, du très haut niveau mondial, et ma place en première loge m'a coûte une vingtaine d'euros: j'ai même cru, quand l'ouvreuse m'a fait rentrer dans la place, que Al Pacino y serait déjà. L'histoire, un Faust local, est assez sombre, les tableaux de la forêt, avec monstres, les machineries en 4D sont impressionnants, et le danseur étoile, très grand, semble bondir à un mètre du sol, retomber sans un bruit. Pour une journée commencée hier à 19h28, les émotions auront été nombreuses. J'ai même, comme Anton, cherché dans les rues adjacentes les marques des premiers écoulements d'égout, mais je n'ai pas trouvé: je suis plus démiurge, mais beaucoup moins ingénieur que lui.

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15/11/2014

Un roman à l'envers (16).

image.jpgJe suis né et je vis dans une ville dans laquelle deux fleuves - négligeons les aspects techniques - se côtoient puis se rejoignent. Pourtant, c'est toujours loin de chez soi que les fleuves prennent leur dimension héraclitéenne: comme on ne se baigne jamais deux fois dans le même, il en est certains qui ont porté le poids de l'histoire et dont on gardera le souvenir singulier des moments où l'on s'est trouvé devant. A chaque fois que je traverse le Guadalquivir, j'ai cette émotion particulière. Mais j'ai à chaque instant la possibilité d'y retourner. A l'échelle du monde, aller en Ukraine est un saut de puce, également. Mais les raisons d'y aller ne sont pas les mêmes, les paysages non plus. Alors, aujourd'hui, avant, ce soir, de monter dans un train et rejoindre Odessa, et la mer Noire, je suis allé faire mes adieux au Dniepr, dans le froid piquant, désormais. Il continuera sans moi de véhiculer ses histoires du passé et du présent. Le cours des fleuves est toujours inversement proportionnel aux vies qui se présentent à eux: comme tous les éléments, ils sont les révélateurs de notre immense petitesse, de l'éphémère de tout cela. Mais la mélancolie n'a pas de place pour autant: je quitte Dniepopetrovsk sans regrets: "le temps n'a pour objet nulle destination, il n'est de notre histoire que l'humble palimpseste", de mémoire. Et du temps, je vais en avoir, dans mon train de nuit: onze heures, précisément, avant l'entrée, à l'aube, dans Odessa.

13:52 Publié dans Blog | Lien permanent