22/10/2009
Il faut sourire à Drucker!
Belle rencontre, à l'instant, avec Jean-Louis Murat, dans cet atroce et inconfortable forum de la FNAC Bellecour; j'ai hésité à y aller, parce que je suis toujours réticent à l'idée d'aller voir ceux que je lis et que j'écoute en vrai, mais l'époque a fini de me convaincre: il est difficile, désormais, de "défendre" l'auvergnat, tant ses dernières prestations médiatiques l'ont soumis à la vindicte populaire. Ce qui me le rend immédiatement sympathique, de fait. Il allait forcément, l'aborder, ce point-là, j'étais curieux de l'entendre, lui, sur la question. Et je n'ai pas été déçu; oubliée très vite la formule interviewer/interviewé, le portrait en filigrane via les oeuvres qui l'ont inspiré. On a bien eu droit à une petite analogie entre John Ford et Claude Zidi pour souligner un éclectisme d'autodidacte, sans chapelles ni barrières précises. On a eu quelques prescriptions de musiques et de livres qui ont pour fonction "d'enlever le mal de tête". Une heure avec Simenon, par exemple, pour Jean-Louis Murat, c'est la santé assurée. Peut-être parce qu'entre "brutes sophistiquées", l'oxymore muratien du jour, ils se comprennent, qui sait, souffle-t-il, admiratif des "trois femmes jour" de l'auteur de Maigret. Dans les musiques qui sont bonnes pour la santé, des musiques de dentiste ("parce qu'on sent plus la douleur") ou de bouddhistes ("une religion pour les gens fatigués"), il y a Neil Young et "Bob dit l'âme", dont il (et on) reparlera. Parce qu'il est déjà parti sur autre chose, Jean-Louis, il a de lui-même donné la parole au public, sans attendre la fin de l'entretien, l'exortant de ne pas poser des "questions de journalistes". Alors on a droit au chapitre auvergnat, aux lieux dont la charge poétique est désormais, chez lui, "ventilée par les éoliennes", à son séjour à Nashville, sa passion pour le blues, "la dernière musique où les grands-pères ont le droit de chanter". "Je cherche la nouveauté dans la voix des grands-pères", assène celui qui se proclame par ailleurs esclave des mots "ange", "âme", "amour" aussi, le terme le plus usité chez Racine. Un mécréant qui assume ses références sacrées, qui redresse une croix quand il investit un lieu...

Puis on ripe, Jean-Louis Murat redevient Bergheaud et s'emporte en tant que lui-même, par pour donner un change médiatique, puisqu'il est là comme à la maison: c'est l'industrie du disque, la situation "dramatique" - le mot est répété cinq, dix fois, des musiciens, des personnels des maisons de disque, plus encore, une agonie qu'il nous raconte parce qu'on ne veut pas la voir. Il dit être très proche de ces techniciens ou musiciens qui ne trouvent plus de travail et dont certains achètent des fusils après avoir épuisé les anti-dépresseurs. En six ans, les ventes de disques ont chuté de 60%, lui-même est passé de 200 000 exemplaires en début à 20000 pour Taormina, 15000 pour l'exellentissime "Cours ordinaire des choses"... S'il est allé à Nashville, dit-il, c'est parce qu'il est loin d'être sûr de pouvoir faire un autre album, c'est aussi parce que le cours du dollar lui était bénéfique. Il dit ces artistes - pourtant reconnus - obligés d'hypothéquer leur maison pour financer un album pour lequel la maison de disque n'avance pas un centime. Il confie être "périmé" dans sa façon de faire, voit les nouveaux groupes qu'il appelle "les jeunes job-à-côté", ou les groupes d'instituteurs puisque, comme pour la littérature, l'Education Nationale est le premier fournisseur de deuxième-boulot-qui-devient-le-premier... Et là dessus, il y arrive, aux journalistes radio et télé pour qui il est impératif de faire comme si tout allait bien, comme si, une heure avant, on n'était pas justement avec un musicien désespéré qui menaçait de se faire sauter le caisson... Pour lui, il est désormais impossible de dire que "ça ne va pas", de la "ramener", puisqu'il est acquis que tout doit aller bien, et que la fonction policière des médias et de l'opinion fait que si on va à contre-courant, si on n'offre pas le visage attendu, la condamnation est globale, via Internet immédiatement, via l'opinion publique qui ne veut pas plus de vagues que les médias qu'elle consomme. Pourtant, dit Bergheaud, "il faut déraper!" Il raconte l'envers de ce qu'on a dit de lui, Nagui qui fait effacer la bande de sa prestation en cabine, Pascale Clarke qui le reçoit froidement et qui, avant même qu'il ait quitté le studio, lance sur Internet une vidéo alors même qu'il ne savait pas qu'il était filmé. Il dit les cours de "coaching" que reçoivent les nouveaux artistes, dispensés à prix d'or par les mêmes qui les intervieweront après, satisfaits de leurs réponses de "footballeurs" ou de "députés UMP". "Pas d'autres solutions que d'être imbuvable", lâche-t-il enfin, le coeur gros mais en confiance. Et de citer encore en exemple Dylan ou Neil Young dont il a appris à Nashville qu'ils étaient absolument odieux en studio. Seul moyen selon lui de "préserver la source", "ce moi intime" qu'il ne faut absolument pas altérer. Dylan était génial, dit Murat, quand il donnait une interview par an; maintenant qu'il en donne trente, rien n'en ressort. Il faut préserver la source, jusqu'à la folie peut-être, au prix d'une immense solitude, souvent. Murat ne dira rien d'autre. Il s'est auto-proclamé à l'agonie, déjà mort. Il n'y aura ni live, ni dvd, peut-être même pas de concerts puisqu'un chanteur qui ne vend pas ne remplit pas de salles et que les petites salles ferment puisqu'il n'y a plus de chanteurs pour les remplir. L'absurdité du système est démontrée, mais ce que est bien avec Bergheaud, c'est qu'il ne nous épargne pas puisqu'on est aussi responsable de l'état dans lequel on se trouve. Il est "tricard", y compris dans les dernières forteresses qui l'abritaient - dont Inter. Nous aussi, sans doute, dans notre quotidien.
Murat s'est emballé, il est temps d'en finir. Je lui glisse à lui aussi une petite enveloppe kraft, il est important de rendre ne serait-ce qu'une infime partie à ceux qui nous ont beaucoup donné. Il signe mon "Baudelaire/Ferré/Murat", un peu hébété peut-être de la violence de son propos. Mais à part ça, "il va bien", rassure-t-il. Oui, finalement, dans ce marasme, la bonne nouvelle est là, elle reprend la relativité: l'heure que j'ai passée avec lui, je ne l'ai pas perdue.
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20/10/2009
Un Dom s'immisce...
Petite capture d'écran sur le site du Salon du Livre de Dijon, qui aura lieu fin novembre... D'ici là, il se sera forcément passé quelque chose, entre Lyon et Genève, sans même le train bleu de Jean-Louis Murat. Il faudra par contre que j'intervienne rapidement sur la graphie choisie, le Dom de Dom Juan, qu'elle soit ainsi respectée.

22:11 Publié dans Blog | Lien permanent
16/10/2009
Re Mauvignier
Je suis très énervé. J'ai pris quatre pages de notes mercredi, après avoir rencontré Laurent Mauvignier et voilà que j'ai égaré mon cahier. Sur d'autres lieux de la toile, j'ajouterais à cette entrée quelques petits émoticônes expressifs, du style qui trépignent de rage. Mais peu importe: je dois dire ici que j'ai enfin pu parler avec cet homme qui serait en somme une espèce de double brillant tant nos thèmes correspondent, depuis dix années quand même. Un Mauvignier plus détendu que je l'aurais imaginé, maniant les références que je lui avais devinées, néanmoins, dont le formidable film de Philippe Faucon qui ne m'avait pas échappé dans la description de la trahison des harkis de la garnison... J'ai déjà écrit sur Des hommes, si, si, juste en bas, pas loin; je ne rajouterai rien sur le sujet, sinon le petit amusement de voir cet homme-là livré maintenant à des incidences de son livre qu'il n'avait peut-être pas anticipées. Il y aura toujours en face de lui des personnes qui lui renverront leur propre expérience, directe ou indirecte, de l'époque et lui ne pourra jamais qu'écouter poliment, ce qu'il fait à merveille. Je sais maintenant, néanmoins, que Laurent Mauvignier écrit avec des boules quies dans les oreilles, qu'il redoute particulièrement le récit linéaire, ce dont on se serait douté en le lisant. Ses constructions cycliques, ses dénouements qui n'en sont pas mais qui libèrent davantage qu'ils le firent, ses silences (plutôt que les non-dits, dont il a raison de dire que la seule appellation dit plus qu'elle voudrait cacher...) auxquels il donne une forme dans la suspension de ses phrases, ses arrêts sur un mot, ses attentes qu'il fait subir au lecteur.

Mauvignier a de jolies lunettes fines, aux montures rouges. Son regard est perçant, toutefois. Aigü. Il rit en rêvant d'un livre dialogué dans lequel rien de lourd n'arriverait à ses personnages, mais il se doute que ça ne lui arrivera jamais. Il admire Carver pour ça, mais reconnaît immédiatement qu'en dépit d'apparences contraires, les ennuis des personnages de Carver sont les mêmes que ceux qui arrivent aux siens. Il cite Sarraute pour Enfance et, en cinéma, renvoie à Scorcese et Cimino. Parce que dans Voyage au bout de l'enfer, les personnages ne disent rien de ce qu'ils ont vécu et que du Vietnam, il n'est directement question dans le film qu'une quinzaine de minutes.
J'ai discuté cinq minutes avec lui, sans vouloir l'importuner; j'ai inversé les codes, lui ai remis une enveloppe kraft dont j'espère qu'il ne l'aura pas laissée chez "Passages". Je n'attends rien en retour, l'écriture est un exercice bien solitaire. J'aime juste l'idée qu'il l'ait eue.
Bon, si je retrouve mon cahier, je ferai un papier plus complet, un jour. Là, c'est la Cie Antonio Gades qui m'attend...
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08/10/2009
Sujet de dissert pour le 13.11

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07/10/2009
"Dom Juan, revenu des enfers". Acte I, scène 1




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06/10/2009
Pour l'Inoxydable
D'abord pour lui dire que deux Deuce à la présentation de Dom Juan, c'était super sympa. Que Kent revient très fort, à mon sens, avec ce morceau-là, Panorama, que j'ai entendu dans la voiture sur Inter en m'enthousiasmant. Le concept des reprises des meilleurs morceaux, même réarrangés, me plaît moins. Je veux juste lui glisser qu'outre Suzanne Vega, Dominique A s'est glissé là-dedans, ce qui en soi est une très bonne nouvelle. Et c'est pour enregistrer "Je suis un kilomètre" qu'il est venu... Peut-être faut-il tendre à s'éloigner des choses pour comprendre...

panorama en écoute ici:
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04/10/2009
Reprise.
On a beaucoup parlé du dernier Mauvignier. En des termes élogieux qui allaient de soi, tant cet auteur-là s’impose, roman après roman, comme l’un des plus grands écrivains de son époque, doublé d’un être discret – ce qui, en ces temps sordides de beigbédérisme A, n’est absolument pas à négliger. De Des hommes, son septième roman, on a commencé par dire qu’il avait pour cadre une époque et des « événements » que la société française avait jusqu’ici éludés, respectant à la lettre le constat édicté par Benjamin Stora selon lequel on n’a jamais écrit sur la Guerre d’Algérie et que, de toute manière, il faut cinquante ans pour parler d’une guerre. Sans doute, d’ici 2012, respectant la tradition locale de commémoration, les ouvrages fleuriront et la fiction reprendra un peu de ce qu’elle a jusque là laissé aux historiens. On aura d’ici là oublié les excellents romans de Arno Bertina(1) et de Bertrand Leclair(2), sans compter… non rien. Mauvignier n’y sera pour rien, évidemment, pas plus qu’il n’est pour quelque chose dans l’enthousiasme des critiques qui trouvent formidable qu’un auteur d’une quarantaine d’années s’intéresse à ce pan de l’Histoire. Dans des Hommes, Mauvignier situe, comme ces autres avant lui, l’Histoire dans l’histoire et par analepse, remonte la vie de ces hommes qui en sont revenus à partir d’un scandale local et quasi insignifiant. On remonte l’existence de Feu-de-Bois, ivrogne et paria d’un village de campagne comme il doit en exister mille, du type de celui qui a un jour accueilli Pierre Jourde(3) avec pierres et fourches. Feu-de-Bois, ce surnom en trompe-l’œil (on craint d’office la référence à la corvée du même nom) qui fut un jour Bernard, jeune appelé qui sort de la boue pour découvrir la pierraille ; Bernard, dont le parcours nous est, dans le roman, reconstitué pointilleusement par Rabut, par Février, par un narrateur dont on se demande s’il n’est pas omniscient au regard d’une histoire humaine aux horreurs soigneusement partagées entre ses différents camps. Mauvignier n’élude rien, dans son roman découpé en tranches de temps (« après-midi », « soir », « nuit » et « matin ») qui semblent tout dire également de ce qu’est un homme dont sa propre nuit se rappelle à lui. Parce que la filiation qu’on ne manque jamais de faire avec un roman qui veut dire la guerre est assumée, jusque dans quelques expressions dont on ne me fera pas croire qu’elles ne sont pas voulues : la guerre, pour les personnages de Mauvignier, c’était aussi tout ce qu’on ne comprenait pas(4) …

Et la guerre, à Verdun comme en Algérie, c’est d’abord une hébétude, puis un silence obligé. Par l’indicible, par les autres qui ne veulent ni entendre ni écouter. Feu-de-Bois, qui dégoûtera le lecteur dès le début sans que celui-ci se rende compte qu’il participe, ce faisant, de la même curée que celle qu’il aurait de lui-même jugée amorale. C’est la construction du roman, par strates, par ellipses, qui fait que le tableau se remplit et que les circonstances atténuantes se créent, sans pour autant qu’elles excusent. Parce que c’est bel et bien un réquisitoire contre l’Humanité elle-même auquel se livre Mauvignier, comme il l’avait fait au préalable en se servant du pire match de football que le XX° siècle ait connu(5). Tout ce qui fait le pire de la période est convoqué ici, sommé de combler tous ces blancs qui ne font que des hommes de soixante deux ans, à quatre heures du matin(6), reprennent de vieilles photos et essaient d’y retrouver la vie que d’autres vies que la leur ont laissée là-bas. On trouve ce qui a fait le superbe film de Philippe Faucon, « la trahison »(7), que les amateurs du site ont vu au CIFA St Denis : le dilemme des harkis, la porte qu’ils ouvrent dans leur conscience avant de la laisser ouverte aux sourires kabyles des fellaghas ; l’aveuglement, la rage puis le désespoir des colons qu’on a laissés là-bas en revenant sur la promesse qu’on avait faite ; l’impossible retour des appelés, qui ne sont plus puceaux de l’horreur mais à qui on ne reconnaît toujours pas l’héroïsme de leurs grands-pères. Ceux qui ont fait Verdun.
Ce que Mauvignier dit de mieux, c’est sans doute les chutes individuelles de toutes ces existences qui ont péri. Toutes, en comptant celles qui ont survécu. Le personnage de Mireille est à lui seul l’histoire de la période : d’abord bien née, puis damnée. L’existence qu’elle vivra auprès d’un Bernard qu’elle a aimé là-bas sera un sommet de tristesse dont elle le rendra responsable (« Et elle en voudrait à Bernard, elle en ferait son coupable, puisqu’il en faudra un »(8))
Des hommes est un roman majeur, sans qu’il soit besoin qu’on le dise. Quelques particularités stylistiques très Minuit, qui ne m’ont pas dérangé dans ses romans précédents, m’ont parfois paru ici un tout petit peu précieuses. Rien de grave, un ou deux suspens marqués dans la typographie et dans l’espace, une déstructuration de la syntaxe, un ou deux signes qui n’apportent rien, à mon sens. Peut-être, simplement, la pudeur d’un romancier avec lequel j’aimerais échanger quelques mots, quand j’irai le rencontrer. Pour savoir ce qu’il va faire lui, maintenant, de cette partie de l’Histoire. Pour lui donner le roman d’un de ses soldats dont Mauvignier, via Rabut, s’effraie qu’on puisse un jour ne plus rien savoir de ce qu’ils ont été.
(1) « Le Dehors ou la migration des truites », Actes Sud, 2000
(2) Une guerre sans fin, Libella Maren Sell, 2008
(3) voir la polémique et le procès liés à « Pays perdu »
(4) Louis-Ferdinand Céline, « Voyage au bout de la nuit »
(5) Dans la foule, Minuit, 2006
(6) p°259
(7) 2005, d’après le roman autobiographique de Richard Sales
(8) P°277
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15/08/2009
Destination Zagreb via Paris!
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site critique, décalé et constructif. Merci à Bert.
Ce 360° a pris un tour spécial. Décidé à ne plus revivre des atrocités dépressives comme le Vertigogo Tour que j’avais vu de Nice (très mauvaise pioche…) en 2005, j’avais décrété, en amont, que ce serait la dernière fois que j’irais voir ce groupe qui ne pouvait que me décevoir en me ramenant systématiquement aux 20 ans que ni eux ni moi n’avons plus. Je me suis fixé donc deux échéances raisonnables, « faire » le SDF que je n’avais pas pu faire quatre ans auparavant, et doubler ça d’une date à l’étranger. Je rêvais de Séville, ma ville fétiche, de Lisbonne, également, mais au vu des premières dates annoncées, j’ai d’abord déchanté, avant de faire un bond : Zagreb, Croatie, premiers concerts là-bas, quelques attaches affectives dans cette ville également, ma décision était prise. Evidemment, j’aurais pu, comme tout le monde, aller à Dublin, mais j’ai déjà dit que je ne voulais pas faire maintenant ce que je n’ai pas pu faire vingt ans avant, a fortiori quand c’est devenu beaucoup (beaucoup) plus facile… Et Zagreb, ai-je pensé, c’était aussi l’assurance d’une ambiance de feu, dans un stade à taille humaine. Parce que c’est quand même ce qui fait que des vieux fans se détachent de U2, de ne pas supporter cette démesure qui n’est même plus ironique comme elle l’était pour le Zoo Tv Tour… De ne pas supporter cette illusion entretenue par les fans plus jeunes et – forcément – plus enthousiastes, l’illusion d’un groupe qui donne tout sur scène, qui est capable de tout. Les shows de U2 sont millimétrés, de telle façon qu’on en est maintenant arrivé à disserter sur l’esquisse d’un changement, sur le fait que, par exemple, ils interprètent « Bad » à Amsterdam ou Dublin. Mais « Bad », U2 doit le jouer partout, sinon, ça n’est plus U2 ! Qui s’est posé cette question ? Et pourquoi ne la jouent-ils plus, alors ? Parce qu’ils n’y croient plus et que parmi les obligations qu’ils doivent à cette partie – majeure – du public qui ne les suit que de très loin et qui ne passe pas ses journées sur un forum, ils ont choisi d’autres classiques et, peut-être, épargné celui-ci par sursaut d’éthique… Parce que c’est quand même ça qui ressort d’abord des mes deux concerts du 360° Blackberry Tour : cette grosse machinerie s’est fonctionnarisée jusqu’au ridicule. Le ridicule, c’est d’abord cette nouvelle façon, déguisée, de hiérarchiser les « clients », avec des Red Zone dont une partie financerait l’Afrique ! Je pense à Lennon qui demande aux pauvres du poulailler d’applaudir fort et aux riches du parterre d’agiter leurs bijoux… Comble du mauvais goût, des passerelles mouvantes servent aux musiciens d’aller marcher sur l’eau et, accessoirement, sur les têtes des ravis qui ne savent plus, dans ces moments-là, où donner du numérique… Les mêmes s’enorgueilliront d’être arrivés à 7h du matin, d’avoir passé le concert collés à la barrière (en ratant tout des effets lumineux, d’ailleurs…), d’avoir préféré Paris II à Paris I etc. Qu’est-ce que j’ai vu, moi, de mon SDF, en toute objectivité ? Un concert qui commence plutôt bien, quatre chansons du dernier album courageusement défendues, puis, déjà, une redescente, un « In a little while » superflu, une liaison satellite qui ferait pleurer n’importe qui ayant assisté au duo fictif avec Lou Reed ou à la liaison avec Sarajevo… Un « Streets » raté, un « Sunday », un « Pride » expédiés sans conviction, une bonne surprise avec « Unforgettable Fire » malheureusement maltraité, joué comme un (autre) morceau de stade que sont les détestables (pour moi) Vertigo, Boboots et toutes les oh-oh-oh songs du dernier album. Je ne cherche pas la polémique, je dis que je n’aime pas cette façon de jouer ces morceaux, qui ne laissent aucune place à la finesse : quand je les entends, je me dis une fois encore que le groupe que j’aimais est passé, et que ça ne sert décidément à rien de courir après sa jeunesse…

Il me restait Zagreb, alors, le 10 août. Il a fallu encaisser d’abord d’être les dindons de la Live Nation farce, puisque c’est à Zagreb, et Zagreb seulement, que le deuxième concert – rajouté après que le premier a fait le plein – a été placé la veille du premier… Pourquoi n’ai-je pas fait les deux, alors, m’ont déjà demandé certains fans ? Pour la même raison qui a fait que j’ai volontairement pris un billet retour le 12 juillet pour ne pas être à la deuxième date : parce qu’assister deux fois à un show rigoureusement identique est au-dessus de mes forces. Arrivé à Zagreb, j’ai été surpris de constater que le concert de U2 était un événement national (télé, journaux, livret spécial distribué en ville…) mais qu’il ne phagocytait pas la vie non plus : pas de hordes de t-shirts, pas de drapeaux irlandais fièrement arborés, il faut atteindre la proximité du Maksimir Stadion pour réaliser que le même groupe que j’ai vu un mois avant allait se produire là dans quelques heures. Et, pour ceux qui jugeraient cette chronique désabusée, je vais dire ce que j’ai aimé de ce concert : l’impression justement d’assister pour la première fois à un concert de U2, comme il y a vingt ans, dans le même désordre d’ailleurs que celui qui n’aurait jamais dû disparaître des concerts de rock. L’emplacement d’abord : dans un stade comme celui-ci, en arrivant à 19h, on peut se retrouver à dix mètres de la scène sans problème, et on peut avancer, si on en a envie. Pas de consumérisme à tout crin, du j’ai-payé-j’ai-droit, du « j’étais là avant ». Alors, oui, ça bouscule, ça joue des coudes, mais au moins ça vit. Et puis la réaction d’un public privé de tout concert depuis le début sur des chansons comme celles que U2 a expédiées à Paris fait que, d’une, ils les jouent beaucoup mieux, de deux, le public les reçoit avec une vraie ferveur : jamais je n’aurais imaginé que Sunday ou Pride me feraient cet effet de nouveau. On me disait que pour que U2 existe de nouveau, il fallait qu’ils aient quelque chose à prouver ; j’en avais eu l’impression en 2001, alors que je les avais un peu laissé tomber, quand Bono a enflammé Slane Castle pour expier la mort de son père (tout ça pour nous pondre trois ans après le larmoyant « Sometimes » et sa dégueulasse interprétation live…). A Zagreb, je ne me suis pas autorisé la distance blasée des nouveaux consommateurs de U2 et j’ai aimé ce concert plus que j’ai aimé d’autres concerts d’autres tournées du même groupe. J’ai enfin vu un Bono décidé à en découdre et content d’être là, un public réceptif, un show et un groupe resserrés, et peu m’importe d’avoir appris après que si l’écran ne s’est pas totalement déplié, c’est parce qu’il y a eu une panne, j’ai trouvé ça mieux, plus originel. Comme quand ils étaient encore maîtres de ce qu’ils faisaient, même dans la démesure, comme quand, pour le Pop Mart Tour, Bono demandait à ce qu’on éteigne les écrans pour « balancer » un New Year’s Day juste éclairé de blanc et donner l’illusion, oui l’illusion, là aussi, qu’on était tous ensemble dans une petite salle…
Ah, à Zagreb, Bono a eu l’élégance de remercier ses sponsors avant que la dernière chanson commence, ce qu’il n’a pas fait à Paris (ce qui vaut son pesant de cacahouètes sur les bootlegs !). Cette dernière chanson qui arrive en fin de rappels qui n’en sont pas, puisqu’il n’y a plus de rappels aux concerts de U2. Tant mieux ? A chaque fois que j’entends Bono chanter « How long to sing this song », même en snippet de Bad (qui dira également que le snippet est pour Bono l’excuse officielle de l’oubli des paroles ?), je ne peux m’empêcher de penser à l’ironique polysémie de la traduction : combien de temps encore va-t-il falloir que je chante ça… Fonctionnarisés, disais-je.
19:07 Publié dans Musique | Lien permanent