27/05/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (1)
Replonger dans Apprendre à finir un quart de siècle après l’avoir lu, c’est retrouver une langue qui a marqué le début de celui-ci, en s’appuyant sur un titre qui (me) renvoie à Jankélévitch, pour qui on n’apprend pas davantage à finir qu’on apprend à commencer : pour commencer, il faut commencer, et l’on n’apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage, écrit-il dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, en 1980, et si Mauvignier reprendra pour lui le sujet du courage, c’est pour l’associer à la connerie, dixit celui qui doit réapprendre à marcher, après un grave accident de voiture. On n'imagine pas les Éditions de Minuit – fondées sur les règles du Nouveau Roman, en rupture avec les structures classiques du récit – se satisfaire d’un tel synopsis, c’est donc par un monologue intérieur, celui de la femme de la victime qui récupère son mari après de longs mois passés dans la chambre 903, dans la maison familiale, réaménagée pour l’occasion, que se jouera le roman. Là encore, les choses seraient simplistes si l’accidenté n’avait pas envisagé – échéance de quinze jours à l’appui – de la quitter, après qu’il a rencontré une autre femme. Pas une bonne femme, de celle qui épluche les oranges, mixe les légumes et prépare les soupes. Dès lors que le véhicule s’est encastré contre le mur – la voiture trop solide, les murs pas assez – il y a collusion des temps, de fait, chez celle qui reste : Elle (l’autre), c’est fini, elle n’existe plus, tout renvoie la répudiée à l’époque où on était ensemble. Littéralement, présent (de narration), passé (pour renvoyer à la colère, à la violence) et futur simple (je n’aurai plus peur de la maison vide) se mêlent, le conditionnel est suscité (il faudrait du calme) dans une langue débitée (phrases nominales, anacoluthes, sujets répétés) et pourtant (quasi) proustienne, dans ce qu’elle fait dire de l’anodin (le bouquet de fleurs, le vase idoine…) qui prend valeur de matière. C’est donc le récit intérieur (sur son vélo, parfois, en rentrant des ménages qu’elle fait chez… Albertine) de la radioscopie d’un amour, qui démarre par un maintenant qu’il était revenu éloquent. Et pourtant, ça avait eu lieu, avant, se souvient-elle, évacuant, de suite : on dit tellement de choses sous la colère. L’abandon (son abandon de moi), elle le dénie dans une boulimie de soins, enfouissant l’impression que l’autre nous repouss(e) en nous, sans savoir ce qu’il (lui) reprochait, c’est un classique que Mauvignier réinvente dans une métaphysique (lutter pour vivre, c’était vivre contre moi) associée à la stricte mécanique (alors je sais pour l’avoir vu ce qui fait relever des corps). On suit les progrès du miraculé (le temps reviendra de l’ombre fraiche et des nappes étendues sous les chênes, quand on vous dit qu’on n’est pas loin de la Recherche !) via les pensées de cette femme sans nom, dont on sait juste qu’à force d’avoir laissé la salle de bains aux enfants le matin, elle a renoncé à s’apprêter et que, puisque les choses changent, elle est passée de la folie – s’ils avaient su dans ma tête les idées folles, le tuer, tuer ses enfants – à la résignation puis au nouveau fol espoir. Mais je n’aurai plus peur de rien, lâche-t-elle au mitant du roman – il n’y avait pas de place pour imaginer ce qui se passerait plus tard – avant d’être confrontée, de nouveau, dans la révélation d’un lit défait, à l’essence de ce qu’était devenue sa relation, retrouvée en une seconde dans l’œil de son fils aîné, qui lui demande, quand le père s’est enfin assis à la table familiale, si elle est contente, et qui répond de lui-même, c’est bien, c’est bien. Comme dans Sarraute (ou presque), tiens. Qu’est-ce qui se serait passé si j’avais laissé Philippe me dire ce qu’il voulait, ça occupe la deuxième partie du roman, quand les lumières de la Cité, le matin, l’éclairent sur l’illusion qui l’a nourrie, me rendre à moi le monde comme je l’avais voulu, quand elle préfère, dit-elle, rester sage dans ses mensonges. C’était tout ce qui me manquait qui le faisait l’aimer, lâche-t-elle dans un accès de conscience dont le lecteur ne saura (jamais) s’il s’avérera, au quotidien, tant nos vies – à tous – sont composées d’abandons et de renoncements.
En 2000, Laurent Mauvignier confirmait par ce (2e) roman un sens aigu de l’analyse et une écriture à part, pointilliste dans l’inutile, qui finit par faire sens ; les cercles concentriques d’Apprendre à finir tiennent le lecteur et recomposent l’histoire d’une vie, dont l’essentiel ne fait pas sujet (on devine que le mari a connu l’Algérie, son baptême en avion, ce qui pourrait expliquer sa violence, mais Mauvignier préfère s’attarder sur le voyage aux Baléares gagné à Intermarché) mais réside dans la télécommande du téléviseur et les outils qui rouillent dans la cabane de jardin. Le tout composant une réflexion sur la solitude dans le couple qui n’a pas pris une ride, en un quart de siècle.
Laurent Mauvignier, Apprendre à finir, les Éditions de Minuit, 2000
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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23/05/2025
Un monde sans Murat.
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19/05/2025
FIGURES SINGULIÈRES - L'EXPOSITION
Il s'en est passé, du temps, depuis que - pour mes 35 ans - je me suis risqué à une invitation en forme de Libé avec, en dernière, un portrait de moi au même âge par mon inséparable Esther Rochant. Pas tendre, selon les lecteurs de l'époque... Depuis, j'ai érigé ce mode d'écriture en façon de vivre et pour mes 55, Jean-Renaud Cuaz, que je venais de rencontrer, m'a proposé de tous les rassembler : les variations (de nombre de signes, d'encadrés etc.), il en ferait son affaire. Qui s'est mal terminée, parce qu'une phrase d'un des 112 Portraits de mémoire a été mal comprise par son bénéficiaire. À l'époque, je mettais les portraiturés en face du fait accompli, pour des anniversaires, souvent, ou des occasions spéciales, ça ne m'a jamais valu d'ennuis. J'ai payé cher cet écart, que je ne reconnais (toujours) pas. D'autres, à la lecture du portrait, m'ont dit qu'il avait dû être ravi d'être aussi bien croqué... Dont acte. Je sais gré à Jean-Renaud de m'avoir immédiatement proposé, après, de m'occuper de Portraits de Sétois vivants, lui qui croquent les illustres aînés dans ses Trombinoscopes. J'ai évidemment procédé autrement, suis allé à la rencontre, très vite, de personnes que je ne connaissais pas et qui méritaient qu'on parle d'elles. J'ai évité - tant que possible - les inévitables, puisqu'ils étaient croqués ailleurs, un peu partout. Petit à petit, le phénomène d’entrainement aidant, j’ai osé solliciter des gens qui se sont montrés surpris, la plupart du temps, qu’on s’intéresse à eux, qu’on en fasse des personnages à part entière, racontés par un narrateur, qui restitue ce que le portraituré lui dit en même temps que ce qu’il perçoit de lui quand il le rencontre. De fil en aiguille, ça a fait deux volumes, 52 portraits - longs, distanciés - auxquels j’ai ajouté 8 du volume 3 à venir (janvier 2026) pour répondre à la belle proposition de la Médiathèque (Mitterrand) d’en exposer des extraits, joliment mis en panneaux, par paires, par JRC et l’An Demain. Cette somme, au final, s’apparentera à une contre-histoire, une contre-sociologie de la ville de Sète, qu’il m’a été donné de découvrir et à laquelle je rends un peu de la confiance qu’elle m’a conférée. Sans qu’on se prenne trop au sérieux : ici, Neptune n’aime pas ça, on le sait. Le 14 juin, à 18h, c’est le vernissage, Eddie Morano, que la démarche a intrigué, m’a fait l’amitié de croquer à son tour tous les portraiturés, pour compléter l’exposition. D’ici ou d’ailleurs, que vous en soyez ou pas - peut-être dans la centaine de noms qui complète l’index, à chaque fois? - c’est une démarche littéraire à saluer pour ce qu’elle a de manifeste. Et un mode que je continue d’adopter, même dans d’autres domaines : à la fin de cette semaine, je ferai une annonce qui prendra son visage.
Des liens critiques :
https://dis-leur.fr/portraits-singulieres-figures-singulieres-de-laurent-cachard/
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29/04/2025
FAUSTO.
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07/04/2025
Odessa, en mémoire.
Ça doit être ça, la vie qui passe par derrière, dirait Sartre – tiens, j’ai une amie qui revendique d’être contemporaine de Sartre, même s’ils n’ont passé qu’une année et demie sur la même terre ! À chaque fois que je revois passer cette photo, je sais que c’est la plus belle que j’aurai jamais prise, pour ce qu’elle désigne. Cette cour intérieure anodine, c’est celle d’un immeuble dont l’adresse indiquait, dans le guide qui m’accompagnait à Odessa, en novembre 2014, le musée de l’histoire juive de la ville. Odessa, fondée en 1794 par Catherine II, Impératrice de Russie, a attiré de nombreux Juifs de l'Empire en quête de sécurité, de liberté et de dynamisme économique. Une société cosmopolite et tolérante – à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs représentent un tiers de la population multiethnique d’Odessa, qui compte environ 600 000 habitants - que développèrent des banquiers, des intellectuels, des artistes et des "anonymes", créant un mythe de l'âge d'or dans l'imaginaire juif avant les exils et les massacres de masse du XXe siècle et une communauté juive odessite décimée aux trois quarts durant la Seconde Guerre mondiale. C’est pourtant dans cette impasse – au contraire du centre rutilant de Dniepropetrovsk – que j’ai trouvé un petit musée, dans un appartement du rez-de-chaussée. Fermé ce jour-là, jusqu’à son propriétaire, me voyant devant la porte, décide de m’ouvrir et, devant l’objet de ma venue (l’exil de mes deux familles qui quittent les pogroms du début du siècle dernier), me fasse visiter, dans un anglais parfait, la collection sublime et émouvante, jusque dans des petites cuillères retrouvées, qu’il tenait à la disposition de tous ceux pour qui la mémoire n’est pas un vain mot. Il n’est sans doute plus de ce monde, ce monsieur : qu’il sache pourtant que depuis 6 ans, maintenant, Aurelia Kreit est à disposition de ceux qui ont encore de la curiosité en réserve. Elle m’accompagne depuis des décennies, maintenant, et quand je ne serai plus là, à mon tour, c’est elle qui prendra le relais et ramènera à la surface d’un temps qui va trop vite, l’image et le souvenir d’un musée inoubliable.
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31/03/2025
CÉPHALÉES II*
Deux ans. Deux siècles. Aujourd’hui, au dernier jour du mois de la guerre, ça fait deux ans que mon cerveau a lâché, au petit jour, comme si la foudre s’abattait sur moi, affaissant – momentanément - une partie de mon visage et toute forme d’équilibre. Deux ans que j’ai rampé jusqu’à la porte pour ouvrir à celle qui me sauvera en appelant les secours, pendant que je vomissais tout mon soul. Jusqu’à ce qu’ils m’emmènent aux urgences de Gui-de-Chaulliac et, une fois les trois lettres prononcées, aux soins intensifs du CHU (pas celles-ci). D’où je garde cette phrase entendue dans les premiers jours (d’hébétude) : celui-là, on va le remettre debout. Ça a été long, progressif, il a fallu effectivement que je puisse me redresser – et sortir de toute forme de dépendance, d’abord sanitaire – puis sortir du fauteuil roulant, faire quelques pas, soutenu par des bras amis, puis en autonomie. Vu comme ça, c’est linéaire, mais rien ne l’est, dans un hôpital, ni les journées qui s’allongent, ni le temps global, la semaine, les dix jours, les vingt et un avant qu’on m’envoie en rééducation, à Bourgès, un peu trop rapidement – paradoxe à part – au regard de ce que j’ai pu poser dans le couloir, en arrivant. Il y aura en tout et pour tout 41 d’hospitalisation avant que je puisse retourner chez moi, fatigué, mais debout. Un mois d’avril complet volé au nom d’un accident cérébral, ça n’est rien si je regarde autour de moi ceux qui ont été aussi frappés, mais ça reste, à vie. Pas comme un souvenir, comme une épreuve fondatrice, à partir de laquelle rien n’a plus été pareil, jamais, et pour toujours. Il y en a eu, des étapes, les galères administratives qui commencent, le report de ma reprise du travail et, au vu des angoisses incompatibles avec ce métier que j’exerçais depuis trente ans, un collège de médecins qui établit mon incapacité définitive à l’enseignement. Un avis sur papier qui signe une fin que je n’aurai ni choisie ni vue venir. Et des perspectives toutes liées à l’inconnu. Un an de congé longue-maladie, puis un reclassement, pour éviter le mi-traitement, qui ne mènera à rien : 30 candidatures sur Emploi-public, pas un retour positif, pas un seul entretien. À 56 ans, on voit bien que plus personne ne vous attend, socialement. Un stage d’immersion dans la Culture et la Communication de la ville et de l’agglo, que je remercie pour la confiance, mais qui n’a mené à rien non plus. Et maintenant, l’inconnu puissance 10000, avec les trois postes que l’administration se doit, légalement, de me proposer. En espérant qu’ils tiennent compte de ma situation personnelle et médicale, qu’on ne m’envoie pas à Sedan quand je vis à Sète. Sinon, ce sera l’armada fatale des recours administratifs, la question lancinante de ce qu’on fait d’un fonctionnaire qui a œuvré 30 ans à la réussite de ses élèves, qui a entre-temps – autre requête en suspens – obtenu la Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé et qu’on traite comme un moins que rien parce qu’il a eu un AVC. Cela étant, je suis plus optimiste que je ne l’aie jamais été avant l’accident, parce que j’ai appris la relativité, parce qu’il n’est pas impossible non plus que des gens dont c’est la charge fassent correctement leur boulot. Et parce je suis suivi psychologiquement comme je le suis médicalement, que ça aide à mettre des mots sur des choses qu’on ne dit habituellement pas. Je me souviens de mes chroniques écrites sur mon lit d’hôpital, la façon dont elles m’ont aidé à revenir à l’abstraction nécessaire. Je sais qu’elles ont été suivies, on m’a souvent demandé pourquoi je ne les avais pas publiées : je répondais qu’écrire sur la maladie, même la mienne, n’était pas ce pour quoi j’étais fait, comme écrivain. J’ai préféré, après, enchainer, comme un damné, littéralement, trop conscient de ce qu’il me restait à faire : de mémoire, j’ai corrigé le volumineux fichier d’Aurelia Kreit, 2evolume, écrit les 15 portraits des Figures singulières qui restaient pour en éditer le premier tome, enchainé avec les 26 du 2e, j’ai écrit la Cantate d’une traite, mon Noz d’émeraude, le Murat à paraître, des chansons, des (longs) poèmes, commencé Yrina Kreit qui sera sans doute mon dernier grand-œuvre. J’ai été accueilli en librairie, dans de superbes galeries, aussi, et comme si ça ne suffisait pas, j’y ai été accompagné par Tito, de Aurelia Kreit, par Stéphane et Éric, du Voyage de Noz, par Clara, pour notre récit-récital. J’ai vécu, aimé, profité, fait le tri dans les relations toxiques, combattu pour des amitiés, surmonté mes déceptions... Si je regarde ça maintenant, c’est presque le travail d’une vie, mais j’assume. J’ai profité d’un temps que je n’aurai plus quand je reprendrai le travail, tout en allant, le matin, mettre mon corps à l’épreuve du sport, que je ne pratiquais plus depuis belle lurette. J’ai lu et chroniqué des dizaines de livres (chacun) de Pascal Quignard, Éric Chevillard, Pierre Jourde, Jean Mattern, les ai interviewés en public, j’ai aidé à la naissance du Descartes de Jean-Louis Cianni, renoncé à la présidence du festival du livre pour ne plus subir les réactionnaires locaux, recouvré ma liberté. Ah, j’oubliais, j’ai refait l’historique complet du bâtiment (le collège Victor Hugo) qui accueillera prochainement le Pôle universitaire Michèle Weill, dont j’ai aussi écrit la biographie (courte). Avant de me lancer dans l’écriture de celle (longue) d’une personnalité bien connue, dans l’île singulière. J’ai soufflé avec mes proches les 55 bougies que j’ai pensé ne jamais avoir, fêté largement mes 56 en retrouvant des gens que j’ai toujours aimés et qui m’aiment peut-être un peu plus, encore, maintenant. Et c’est plutôt agréable. Je n’ai plus de bateau, plus trop compatible avec mon équilibre précaire, mais je pense l’avoir bien transmis, dans l’âme. J’ai renoncé au dernier moment à aller voir Mc Cartney à Paris, par peur de la fatigue, mais suis allé voir Saez avec mon enfant, qui m’a écrit une lettre il y a peu qui vaut mille fois celle que je lui ai destinée pour ses 20 ans. Qui a dit ça : Mon père, ce serait le seul à pouvoir extirper l’Excalibur de la langue française, pourvu qu’une telle épée existât, ce qui justifie 1) que je puisse mourir, maintenant 2) qu’on grave ça sur une pierre bien banale qu’on posera quelque part, partout où je serai.
On est le 31 de ce mois. Par provocation, comme Pierre Desproges a mangé un crabe le jour où on lui a appris qu’il avait un cancer (« un partout ! »), je pourrais manger autant de Mars qu’on en compte ce jour, mais je préfère me dire que j’en ai offert 30 à ma sœur hier, pour ses 60 ans, que je n’envisageais pas, il y a deux années pile. Ils sont arrivés après quatre jours de joie pure et d’amour fou, comme les autres échéances viendront, maintenant : je n’ai (plus) peur de rien. Comment il disait, Blier, déjà ? Ah, oui : merci la vie.
*En référence au très bon Céphalées de Nicolas Vitas, chroniqué ici.
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24/03/2025
Les perdantes irrémédiables.
Le recueil de nouvelles de Christian Chavassieux (de Province, où elles vécurent, la Rumeur libre) se construit sur une boucle, puisque le prologue le dédie à Xavier, immense lecteur, et que la dernière nouvelle est consacrée au récit de son suicide, des répliques qu’il a entrainées auprès de ses amis, dont l’auteur et sa douce, à qui il consacre la plus longue – près de la moitié de l’ouvrage – des récits, sous le titre Mado & Léo. Qu’il ait changé les prénoms, ici et là, n’y change rien, lui-même prévenant dès l’entame : Je vais donc nous livrer tous, nous livrer car écrire est un acte de trahison. Dans les inconsolables, l’histoire qu’il consacre à sa compagne, il y a d’abord cette mythologie des hirondelles et de la buanderie qu’elle laisse ouverte pour elles, honorée de leur fidélité, puis le peuple des chats du haut (et par conséquent celui du bas), la perte parentale, la phobie des autres et de la voiture, l’amour inconditionnel qu’elle partage en silence avec son écrivain, dans le dénuement – le luxe de ceux qui ont renoncé à l’aisance pour savourer le temps – les confessions au psychiatre, l’effroi devant l’avenir politique qui s’annonce. La ouate et l’autarcie salvatrices, la violence du dehors. La fin de vie, là aussi, la démence de la mère, l’abandon du père – pas de médecin, pas d’hôpital, pas d’urgences, ça ira comme ça- la querelle de qui des deux partira le premier, quand ce sera leur tour.
De Province est une somme de 15 nouvelles, certaines très courtes (une page, une page et demie) et d’autres plus conséquentes, dans la durée, jamais dans le sujet : les histoires qui me touchent, écrit-il, sont celles de perdantes. De perdantes irrémédiables. Toutes situées entre deux siècles, sans que rien n’ait vraiment changé, ni chez elles, ni dans le monde dans lequel elles évoluent. Qu’elles subissent, davantage. On y trouve des histoires de deuil, de fin de vie à l’EPHAD, de disparues dont on salit la mémoire en s’en moquant encore, de chômage, d’emplois aidés (vos TUCS, c’est du toc !), d’avortements répétés, d’enfants élevés dans la haine de leur mère, d’une terrible désillusion quand on croit voir un visage aimé tant attendu… Chavassieux avait averti, là aussi : enfant, il jugeait les femmes supérieures aux personnages masculins, avant de se rendre compte que la réalité était autre, et qu’elles pouvaient être absolument décevantes, comme eux. La désillusion (encore) est supérieure à l’idéalisation, et c’est là-dessus qu’il construit, d’une petite voix intérieure, l’énoncé de l’ensemble des non-dits qui construisent les relations humaines, celle d’une sœur qui refuse à la sienne de partager le deuil de leur mère, d’une directrice de prison qui refuse à des détenues de voir le fruit de leur travail artistique (sauf en payant), d’une femme – un corps brut de femelle sèche, millénaire, en T-shirt et poignets de force, laide, visage osseux, regard d’une dureté insoutenable – qui le renvoie à (s)es mollesses de vie confortable… Il y a cette clocharde qui le réveille en pleine nuit pour qu’il l’emmène à l’hôpital et qui ne s’en souvient pas le lendemain (les bonnes actions sont gratuites), cette jeune fille dont l’entretien à Pôle-Emploi n’a fait que renforcer le sentiment d’exclusion, cette plus ancienne qui ne supporte pas qu’on ne l’ait pas retenue pour un festival parce qu’elle a plus de 50 ans et le fait culpabiliser. Il y a Angèle, Inès, Mina, Louise, Solène, il y a cette jeune femme violée en réunion par un grand connard de boucher-charcutier hilare, qui n’aura pour seule possibilité de défense de faire la gueule le lendemain. Les actions se situent en bord de Loire, dans la campagne reculée – on retrouve les prés de chardons deux fois - et quand il fait voyager ses protagonistes aux États-Unis, c’est pour qu’ils se retrouvent dans un dinner paumé, avec Tom Waits en titre et fond musical : c’est l’Amérique des autres…
On sait depuis l’Affaire des vivants que Chavassieux excelle dans le réalisme et qu’il sait mieux que les autres remonter les secrets de famille, les pathologies collectives et l’extraordinaire puissance de la nuisance sociale. Ce livre articulé autour du suicide et de l’échec pourrait plomber le lecteur s’il n’était pas doublé d’une très forte déclaration d’amour envers les plus opprimées de toutes – je suis moins apitoyé par le sort de mes frères – celle qui existent encore moins que les autres, qu’on gratifie d’un pauvre (Mina) méprisant quand on veut bien les nommer et qu’on humilie jusque dans la mort : celle d’une mère à qui on aurait juste aimé dire je t’aime, une seule fois, une autre à qui on aurait aimé demandé si elle nous avait aimé, au moins. Et puis il y a cette langue archaïque dans le sens le plus noble du terme, qui fait que les récits s’enchâssent et que l’ensemble se lit d’une traite : on dit trop souvent que la nouvelle mène au roman, quitte à ce qu’on retrouve, souvent, dans l’exercice, les mêmes défauts d’écriture (comptez le nombre de fois où l’anaphore est utilisée…) ; ici, c’est le roman qui a mené à la nouvelle, et c’est l’exercice d’un auteur essentiel, dans sa démarche et dans son œuvre.
De Province, où elles vécurent, la Rumeur libre, 2025
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21/03/2025
Bal', Bob & I.
Il se passe de chouettes choses dans cette petite librairie de Caluire - par ailleurs mon Combray à moi. Balmino y était en récital mercredi, Marie Schermesser, aujourd'hui, viendra parler de la traduction de Bob Kaufman (Sardine dorée, le Réalgar) et vendredi prochain, je serai avec Stéphane Pétrier, Stéphane Thabouret et des membres du Voyage de Noz sur l'absence de scène de la librairie pour présenter mes Noz d'émeraude et lancer ainsi les festivités de l'anniversaire du groupe.
En prime, les mots qu'Anthony, le libraire, a tenus à mon égard : "Laurent Cachard est habité par quelque chose qui le dépasse, du coup, il ne fait jamais les choses à moitié, c’est pour cela qu’on l’aime. Il y a une intensité rare qui traverse son œuvre (aux écritures multiples) mais sa sensibilité n’est pas sacrifiée à sa rage de vivre et d’écrire, son esprit va vite mais il aime prendre son temps, explorer l’objet qu’il aborde pour en faire émerger toutes les faces et livrer une exigeante recette que chacun pourra s’approprier. Si nous sommes parfois bousculés par son écriture, sa densité, ses lacets, ce chemin est régulièrement récompensé par des instants de grâce.."
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