17/11/2014
Un roman à l'envers (18).
Dans les villes qu'on visite, il y a les circuits pour touristes, les autobus à impériale qui vous conduisent aux points cruciaux, pour ne pas perdre de temps. Puisque, du temps, on m'en a donné, j'ai une autre politique: je repère vaguement le bus que je dois prendre pour aller à tel endroit et, arrivé à la station, sans pouvoir lire les directions, je me dis je vais prendre celui-ci, si ce n'est pas le bon, j'en prendrai un autre. C'est ainsi que j'ai procédé ce matin, pour rejoindre Arcadia. Un endroit que je détesterais sans doute l'été tant il représente tout ce que je n'aime pas (un Ibiza local pour jeunesse friquée et décadente), mais qui me permettait de sortir du centre-ville et de me mettre en face de la mer Noire. À chaque montée, je me dis que le niveau de la mer s'éloigne, et que c'était de l'autre côté qu'il fallait aller. À chaque descente, je reprends espoir. Un vieux plan délavé dans le bus pourri ne m'en laisse aucun, mais je préfère sourire du chauffeur qui s'arrête et descend se chercher à manger à la supérette locale. Puis remonte, et continue son brusque chemin, tout en téléphonant. À un croisement, je vois un tramway 5, sans doute est-ce celui-ci, plutôt que le bus du même chiffre, que je devais prendre? Mais dans quelle direction? Je repense à mon ami Ali qui m'avait interrogé sur le sens du mot sens. À mon fils qui, à six ans, avait écrit un mystérieux message: "le sens, c'est pas du sens, on peut parfois aller en arrière". Je me résous à demander mon chemin, un jeune homme me l'indique, me dit que ce n'est pas loin, que je n'ai pas besoin de prendre le bus. Puis qu'il aimerait pratiquer son anglaise et converser avec moi, si je n'y vois pas d'inconvénient. Les réflexes occidentaux de méfiance ne sont jamais loin, mais je me rappelle de cet homme, à la Havane, qui nous avait accompagnés, Pedro et moi, quand nous ne trouvions pas notre chemin. Je le suis, donc, et la conversation s'installe: j'ai enfin affaire à quelqu'un qui n'est pas de la bourgeoisie odésiste, qui me raconte un parcours intéressant, me confie ses espoirs, aussi, ceux que sa maman a placés en lui, avec ses derniers deniers: Dima, c'est son nom, a quitté la campagne, avec sa mère et sa sœur, pour étudier en même temps qu'il travaille, comme programmeur informatique. Son anglais est balbutiant, mais nous parlons, tandis que la mer s'agite et ne donne aucun espoir de s'en approcher trop. Comme prévu, l'endroit est désert, les paillotes démontées, squelettes attendant leur résurrection. Dima a trente ans, mais fait dix ans de moi que son âge, facilement. Il me dit aimer marcher dans la ville, moi aussi, nous parlons études, voyages - ceux qu'il n'a pas faits et qu'il aimerait faire - et basket-ball, puisqu'il y joue. Au bout d'un beau circuit d'une heure et demie, je lui offre un thé, puis nous nous séparons: bêtement, je lui demande s'il a un compte Facebook, il me dit non, qu'il ne s'est inscrit que sur l'équivalent russe. Ce sera donc une rencontre comme il n'en existe peut-être plus chez nous, juste marquée par le souvenir d'un temps ensemble. La pluie s'invite, elle est faible mais glacée, je vais rentrer. Par le bus 5. Qui n'arrive pas. Au bout de 20mn et puisque c'est la journée, je demande à une jeune femme pourquoi il n'arrive pas. Elle me répond dans un sourire et un anglais parfait que j'aurais dû lui demander pus tôt, et que c'est courant, ici, d'attendre trente minutes pour un bus. Elle me dira où descendre, c'est déjà ça de gagné sur mes parcours hasardeux, toujours moins plaisants par temps maussade. Et puisque j'ai de la chance, je tombe sur une journaliste, qui me pose des questions sur ma présence ici et, très vite, ce que je pense du conflit ukrainien: je lui réponds que je n'en ai pas la moindre idée fiable, sinon que le discours occidental moyen véhiculé par les médias me semble caricaturer la position russe. Une forme de nouvelle guerre froide, en somme. Okcaha réfléchit, me dit qu'ici, les blocs qui se sont affrontés l'année dernière faisaient peur des deux côtés, mais que pour eux, pour son mari, pour sa petite fille d'un an, la plus grande inquiétude restait la mobilisation, toujours menaçante, la perspective de voir les hommes partir servir. La réalité, que je n'ai jamais perdue de vue, est ici incarnée. Avant le parti de la guerre, il y a la guerre elle-même. Et deux individus dans le bus 5, pas exactement à égalité de chances.
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16/11/2014
Un roman à l'envers (17).
Il y a des jours sans et d'autres qui comptent double. Du genre quitter une ville en fin d'après-midi, monter dans un train du siècle d'avant celui d'avant celui-là et débarquer, au petit matin, à Odessa. Mesurer, là encore, le poids de l'histoire, après une nuit sur une couchette spartiate, dans un compartiment partagé avec une Babouschka qui ronfle. Pas beaucoup de sommeil, le jeu des imaginaires qui se met en marche, comme toujours dans les trains, plus, encore, quand le voyage fait onze heures. Onze heures à essayer de grappiller quelques minutes de sommeil, quelques ombres dans la campagne ukrainienne. Onze heures à souffrir d'une température démentielle. Ne cherchez pas, les Suisses et les Ukrainiens sont à 82% responsables du réchauffement climatique. Pourquoi 82%? Parce que j'ai envie. Heureusement, comme dans mon roman, les premières embûches se lèvent d'elles-mêmes, et qu'on aille pas prendre ça pour de l'angélisme: quand on sollicite la chance, il se peut qu'elle réponde, mais elle demande, souvent, des contreparties, par la suite. Je verrai bien, mais après un échange de mails assez incompréhensibles, Larissa est venue le chercher à la gare, pour m'éviter une galère. À 6h, c'est appréciable. Nous prenons un taxi qui se signe plusieurs fois, je ne sais pas si c'est de bon augure. Pour la première fois du séjour, j'intègre non pas un appartement, mais une chambre indépendante, très spacieuse, au cœur d'un appartement qui fait plus de 200m 2 et qui devait faire le bonheur des logements collectifs soviétiques. Maintenant, des chambres sont louées, ça sous-entend le partage des espaces communs, mais pour trois jours, ça ira. Je dors 3h, à mon réveil, Larissa et ses amis m'offrent un thé, mais nous ne nous comprenons toujours pas. Avec deux ordos (clavier cyrillique oblige) et Google traduction, elle le conseille d'aller à l'Opéra, le plus beau du monde avec celui de Milan, d'après elle. C'est sur mon premier chemin, dans la ville, je prends une place pour le soir (18h30) et me lance à l'aveugle dans la Cité: j'aperçois le port, et, évidemment, l'attroupement autour de l'escalier mythique du film d'Einsenstein. Un des moments-clés de Aurélia Kreit. Je fais comme tout le monde, je le descends, le remonte, il est plus petit que je l'imaginais, moins imposant que celui de Auch, mon rituel annuel, avec salut à D'Artagnan. Mais j'ai conscience d'y être, là encore, et il y a peu de gens qui prennent conscience de mer rapport au monde. J'explore les parcs et les allées du quartier autour, Odessa est une ville riche, c'est ostensible et ostentatoire: rien de prolétaire comme à Kiev ou Dniepo, que du luxe, et des Odessistes en bottes griffées, jupe courte et manteau de fourrure. Jusqu'à l'Opera, le soir, j'aurai un drôle de goût dans la bouche devant cet étalage, mais c'est ainsi: je me refais mon film (enfin, mon livre), puis m'échappe vers le port, jusqu'au bout de la jetée, devant la Mer Noire, pour la première fois. Il y a un an, quasi jour pour jour, je me baignais à Sète, assez longuement. Là... Je remonte, parcours les artères, au hasard, vais boire un thé dans le café le moins branché possible, puis c'est l'heure de l'Opéra, dans un bâtiment magnifique, le plus vieux théâtre de Odessa, détruit par un incendie puis reconstruit en 1873 par des architectes de Vienne: là aussi, le roman croise la réalité. J'assiste à un Opéra sublime, avec des ballets prodigieux dans des tableaux contenant parfois plus de cinquante danseurs! Décors, éclairages, musique, tout est de très haut niveau, et un tableau d'une fête de village russe, au XIX°, donne l'occasion de voir des danses russes sans tomber dans le ringard. Je ne comprends pas grand chose à l'histoire, les sous-titres ukrainiens ne m'aidant pas beaucoup, mais je passe une bonne soirée, nonobstant les imbéciles qui se croient autorisés à utiliser leur portable ou appareil photo, malgré l'interdiction, créant une insupportable pollution visuelle, pendant la représentation. Les danseurs sont sublimes, du très haut niveau mondial, et ma place en première loge m'a coûte une vingtaine d'euros: j'ai même cru, quand l'ouvreuse m'a fait rentrer dans la place, que Al Pacino y serait déjà. L'histoire, un Faust local, est assez sombre, les tableaux de la forêt, avec monstres, les machineries en 4D sont impressionnants, et le danseur étoile, très grand, semble bondir à un mètre du sol, retomber sans un bruit. Pour une journée commencée hier à 19h28, les émotions auront été nombreuses. J'ai même, comme Anton, cherché dans les rues adjacentes les marques des premiers écoulements d'égout, mais je n'ai pas trouvé: je suis plus démiurge, mais beaucoup moins ingénieur que lui.
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15/11/2014
Un roman à l'envers (16).
Je suis né et je vis dans une ville dans laquelle deux fleuves - négligeons les aspects techniques - se côtoient puis se rejoignent. Pourtant, c'est toujours loin de chez soi que les fleuves prennent leur dimension héraclitéenne: comme on ne se baigne jamais deux fois dans le même, il en est certains qui ont porté le poids de l'histoire et dont on gardera le souvenir singulier des moments où l'on s'est trouvé devant. A chaque fois que je traverse le Guadalquivir, j'ai cette émotion particulière. Mais j'ai à chaque instant la possibilité d'y retourner. A l'échelle du monde, aller en Ukraine est un saut de puce, également. Mais les raisons d'y aller ne sont pas les mêmes, les paysages non plus. Alors, aujourd'hui, avant, ce soir, de monter dans un train et rejoindre Odessa, et la mer Noire, je suis allé faire mes adieux au Dniepr, dans le froid piquant, désormais. Il continuera sans moi de véhiculer ses histoires du passé et du présent. Le cours des fleuves est toujours inversement proportionnel aux vies qui se présentent à eux: comme tous les éléments, ils sont les révélateurs de notre immense petitesse, de l'éphémère de tout cela. Mais la mélancolie n'a pas de place pour autant: je quitte Dniepopetrovsk sans regrets: "le temps n'a pour objet nulle destination, il n'est de notre histoire que l'humble palimpseste", de mémoire. Et du temps, je vais en avoir, dans mon train de nuit: onze heures, précisément, avant l'entrée, à l'aube, dans Odessa.
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14/11/2014
Un roman à l'envers (15).
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13/11/2014
Un roman à l'envers (14).
Bon, c'est bien ma chance. Je trouve après bien des détours le petit restaurant sans enseigne, avec quelques marches à descendre pour atteindre une porte bleue anonyme, me fais comprendre, m'assieds à une table en vous, dans une jolie pénombre entourée de bouquins, et là, mes voisins de tablée sont deux expatriés. Compatriotes. Je n'ai rien contre eux, Antoine, à Kiev, s'est avéré d'excellente compagnie, m'offrant le réconfort des premiers pas à l'étranger. Mais là, ces deux jeunes hommes ont des intonations que je n'aime pas, pas plus que la teneur de leur discussion: on parle argent, chiffre d'affaires, réseaux, renégociation de salaires en fonction de l'inflation en Ukraine, en d'autres temps, j'aurais pu m'immiscer, mais là je n'en ai pas envie. D'autant qu'il parle de Racine, en passant par l'étymologie, et qu'ils butent tous les deux sur un titre à donner. Optent pour le Cid, repassent, vite, aux recueils de citations de la vie courante qui permettent, par exemple, "d'envoyer chier quelqu'un". Ils sont bien mis, ont le monde pour et devant eux, je suis un dinosaure de l'ancien. Plus étranger à eux que par la seule nationalité. J'ai compris il y a longtemps qu'on apprenait la langue, quelle qu'elle soit, de sa culture. Mais ils partent, je vais pouvoir profiter de ce repas, du lieu, gentiment bobo. Du poisson fin, puisque les grenouilles de l'Oural, promises, font défaut. Je ne dépareille pas, puisqu'autour de moi, même en groupes, chacun est affairé à son portable. Le mal du siècle. On doit croire que j'écris quelque chose d'important. En bon acteur, je fronce les sourcils, pour les en assurer: après tout, les quatre ou cinq personnes qui suivent mon carnet de voyage ont de l'importance pour moi. Plus que l'inflation en Ukraine, désolé.
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Un roman à l'envers (13).
Oubliez tout ce que vous disent les guides de voyage: novembre est un mois idéal pour visiter l'Ukraine, comme n'importe quel pays d'ailleurs. Certes, il fait nuit tôt, mais quel bonheur de n'être bousculé ni par les touristes ni par les marchands du temple. Je marche le long du Dniepr, du côté opposé à ma balade de la veille. Sur les berges, des paillotes locales, toutes fermées, personne pour m'aborder et me proposer un mauvais menu dans un mauvais anglais. Je marche, le froid me rattrape un peu, il faut dire que dans la journée, il fait 13 degrés: pour le froid sibérien, je repasserai. Ou pas, parce qu'on ne va sans doute à Dniepopetrovsk qu'une fois dans sa vie, quand on y va. J'ai toujours été sensible au choses du temps, comme dirait l'autre, sinon je n'aurais aucune nécessité à écrire. On m'a offert trois mois pour le faire sans aucune contrainte, je m'y attelle, malgré les vents contraires des avis de l'édition. Pas tous, j'espère. J'en suis à novembre, dans ma vie, mais je ne respecte aucun calendrier, donc n'en tire aucune conclusion métaphorique. Peut-être le printemps est-il beau ici comme ailleurs, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas, avec tous les parcs dont la ville regorge. Mais je les aime bien dans leurs chaussettes d'hiver (ou presque), les arbres, aussi.
16:48 Publié dans Blog | Lien permanent
Un roman à l'envers (12).
Ironie de l'Histoire, qui n'en manque jamais, ce sont sur les terres ukrainiennes, qui ont cherché à l'éradiquer, que la communauté juive a vu s'implanter, en 2012, ce que "The Times of Israël" définit comme le centre communautaire le plus luxueux du monde: le Centre Menorah. Dans une ville aussi anachronique que Dniepopetrovsk, on a dire que ça détonne: Igor Kolomoisky, un milliardaire juif, très populaire ici depuis qu'il a financé l'armée ukrainienne, a voulu, dès 1991, sortir la culture juive de la clandestinité dans laquelle l'antisémitisme soviétique l'avait plongé, après que 20000 Juifs ont été assassinés dans et autour de la ville, sous l'occupation allemande, avec l'aide des Einzastgruppen ukrainiens. Un bâtiment immense, vingt-deux étages, un éclairage de nuit, des milliers de mètres carrés, des salles de réception high-tech, une synagogue en marbre noir, des bains de luxe, des restaurants et le musée de la mémoire juive, avec ses deux étages, la vie d'avant et puis l'Holocauste. Au premier niveau, je retrouve des images sur lesquelles j'ai travaillé pour imaginer la vie ici en 1904. Par une fenêtre reconstituée, je vois la rue telle que Nikolaï ou Anton la voyait. Pas d'angélisme: en 1904, en Ukraine, on tue déjà les Juifs et le Tsar ferme les yeux: c'est pour cela que les Kreit et les Bolotnikine quitteront le pays. En haut, des documents déjà vus, mais toujours marquants: une fosse reconstituée sous forme de fresque, comme si on était au centre. Les murs de chaux vive dont on recouvre les cadavres fraîchement abattus. Une des scènes de rue, en 1941, que j'ai retranscrite pour essayer d'en diffuser l'horreur et l'hébétement. Je sors de là forcément marqué, il fait un temps splendide, je m'engage sur les hauteurs, parcours des squares, m'arrête sur des usines désaffectées, côtoyant les boutiques de luxe: le paradoxe de cette ville, son dernier rapport au passé avant effacement des traces. Je me dis à chaque fois que ce pourrait être là que mes personnages ont vécu, ont travaillé. Je cherche leur présence et, parfois, la trouve. C'est pour ça que je suis venu.
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12/11/2014
Un roman à l'envers (11).
J'ai l'habitude, disais-je à Jennya, l'autre jour, de ne pas vivre à l'étranger comme je ne le fais pas en France: je ne me prends pas pour un autre, sous prétexte que, parce que j'ai fait quelques milliers de kilomètres, je suis beaucoup plus riche que je le suis chez moi (où par ailleurs je ne le suis pas). Aussi, quand la ville ne s'y prête pas beaucoup non plus, je ne sors pas le soir, ne me dirige pas vers les grands restaurants où se pressent des hommes d'affaires aux voitures plus imposantes que la mienne. Oh, wait... C'est vrai que je n'en ai plus. Ce que j'aime et que j'ai fait ici, après m'être promené le long du Dniepr, c'est faire les courses, en même temps que les gens. Deviner au son de la voix de la caissière qu'elle me demande si j'ai la carte de fidélité. Observer, discrètement, le choix des gens et, globalement, faire pareil, puis, une fois rentré, me débrouiller avec ce que j'ai pris. Je me ferai quand même un restaurant demain, parce que, pour tout dire, l'option du soir n'était pas très probante. NB: toutes ces chroniques sont écrites à l'aide d'une tablette, en temps réel. Il se peut, via l'écriture automatique qui n'a plus rien de surréaliste, maintenant, que des fautes de frappe s'immiscent. Merci de votre bienveillance. Je relirai et mettrai en page à mon retour.
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