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13/09/2025

SimplextIIval.

IMG_5627.jpegJe savais d’expérience  qu’il allait me piéger, à annoncer ma note de blog à l’aube alors même qu’on quittait à peine l’InterVal de Vaugneray où venait de se dérouler le 2e Simplextival, festival du label du même nom, spécialisé dans la production et la réédition locale, en vinyle, exclusivement. La 2e session n’était pas si étrangère à la 1ère, puisque Danilo ouvrait pour tout le monde, lui dont la pop sucrée mérite qu’on s’y attarde, à condition qu’on arrive à temps au concert, ce qui n’a pas été notre cas, les 17km se transformant en 2h de route, ce qui ne fait rêver personne. Killdozer, le groupe qui suivait, c’était celui de Robert Lapassade (cet homme devant lequel, en toute fin de soirée, en lui dédicaçant un Noz d’émeraude - à sa demande- je me suis trouvé dépourvu, heureusement, de tout cynisme et sarcasme tant il représente à lui seul près de 50 ans de rock et de blues) avec Yves Rotacher à la batterie, par exemple, qui ne fut rien d’autre que l’ingé son des deux premiers albums des Noz - Lapass’, Don Roberto, à qui j’ai avoué l’analogie que son groupe m’a inspirée avec le E-Street Band, dans sa structure. Le Simplextival a cela de particulier qu’il met toujours en lien trois groupes qui n’ont rien à voir dans le temps et le genre, mais qu’il défend bec et ongle. Il a raison, à son âge. Et quand les Noz lui ont proposé de jouer le Signe, in extenso, l’album qu’ils ont sorti en 1992 - 6 ans après qu’ils ont rejoué Opéra à Rillieux - il n’a pas rechigné non plus, l’Inox, dût-il prendre le risque d’un anachronisme fort, tant l’album est peux -être le plus daté du groupe, dans ce qu’il  visait d’international et qu’il n’a pas touché. C’est facile, quand la même frange du public est présente, toujours - t-shirts à l’appui pour certains - pour les encourager contre vents et marées. Jouer un album dans son intégralité, c’est accepter que des morceaux soient faibles, dans l’écriture, surtout - Mange le monde ou Querelle - mais mieux chantés qu’ils l’étaient il y a 30 ans, avec un clavier qui prend une place qui n’existe plus maintenant mais qui fait mouche quand Thierry Westermeier, revenu de nulle part, se met au diapason et éclaire les mêmes notes d’une tonalité différente. Le reste, à près de 3h alors que mon portable est resté dans la voiture de Guillaume, ça n’est que du souvenir, d’un concert vu, d’abord, des tribunes - puisqu’il était tard, quand même - puis de la fosse, d’abord peu nourrie puis copieusement garnie : ce groupe a un truc en plus, dans ce qu’il dégage, dans la capacité de son chanteur d’avoir de nouveau appris des chansons qu’il ne chantait plus depuis longtemps, dans le son cristallin de la Gretsch d’Emmanuel Perrin, la session rythmique - et les choeurs - d’Aldo & John Mc Clapot, dont le fils dira qu’il a trouvé bien le morceau Un 30 avril sur les quais, cet instrumental en mano a mano - E.Perrin/E.Clapot - qui dit tout de ce que fut le son des Noz et de ce qu’il continue d’être : un mélange de virtuosité et d’impact, dans la note, un morceau où deux musiciens sur un tabouret, déclinant à eux seuls l’histoire des Noz, occupent un spectre musical qui emplit l’InterVal. C’est fort, très fort, et Emmanuel Perrin, s’il est parti et si son successeur a trouvé autre chose, c’est le son du Voyage, depuis 30 ans.  1992, c’est cette année charnière au cours de laquelle la vie professionnelle de pas mal de gens présents hier s’est décidée; c’est l’année où géopolitiquement, la Yougoslavie aurait pu taper la Dream Team à Barcelone : la face du monde en eût été changée. Marie-Ophélie n’était pas au concert hier, elle n’a pas entendu le chanteur - qui n’a rien dit pendant le concert, sauf nous avouer que sa voix était prise, ce qui ne s’est pas entendu - dédier ce concert à Éric, le Grand, qui faisait le catering, l’année d’avant, encore, et… me remercier pour le livre que j’ai écrit sur eux. C’était gênant, un poil, mais je prends. Juste avant, il venait de jouer Près du vide, ce morceau qu’il joue encore de temps en temps en solo, pour faire valoir ce vers sublime - Et se dire sans frémir que si tu me blesses, c’est peut-être de l’amour à l’envers - mais qui est repris ici, dans un jeu d’ombre, par le groupe entier, nous laissant trente ans en arrière, quand le concert se termine. Ces moments-là, s’ils se succèdent, c’est qu’ils n’ont pas de prix. 30 ans que le monde attendait le Signe; il n’est pas impossible qu’il nous soit parvenu pile hier, en pleine conscience.

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09/09/2025

LES DESTRIERS DE LA PÉDALE.

IMG_5612.jpg.jpegIl faut parfois savoir sortir du temps, de l’urgence et de l’imbécillité du monde. Faire comme avant, rentrer en urgence avec un vinyl sous le bras, enlever la cellophane avec précaution, poser fébrilement la galette sur la platine, poser le bras et s’assoir. Se dire que ce disque qu’on a attendu près de cinq ans – le temps d’un roman, finalement – il est là et, n’en déplaise à son auteur, on n’a plus besoin de lui pour en écouter les chansons. Fausto, de Nicolas Grosso, est un album particulier pour lui, parce qu’il arrive au bout d’un long cheminement et d’une maturité dans l’écriture qui n’a jamais d’autre origine que l’existence qui avance, la façon dont on a de répondre aux coups qu’elle nous met. Nico, en plus d’être un musicien surdoué, s’est toujours montré sous des aspects festifs, Gretsch Nashville siglée Brian Setzer, rockabilly, jazz manouche, bœufs et fiestas improvisées. Là, il faut avouer que si la musique touche au sublime dans son éclectisme, c’est le panel des thèmes abordés qui impressionne, avec la façon unique de contrecarrer le pire des pépins qui puisse nous arriver, la mort, via les morceaux qu’il dédie à Edmond Zabal (Bye Eddy bye-bye Parti sans trop de bruit faire danser l’au-delà Sais-tu qu’ici-bas depuis que t’es en haut On fait semblant de rien mais Tout part à vau-l’eau ?) ou à Frédéric Maltese, que tout le monde ici appelait Freddy, le sosie d’Elvis Presley (Sous sa voix de braise, la voix d’Elvis reprenait vie) mort d’un accident de voiture (comme James Dean). Dans les deux cas, faire swinguer la mort, c’est ce qu’il pouvait faire de mieux, comme hommage, et on sourit franchement quand il nous semble entendre Freddy dire Ta race!, t’appeler Fils, ou quand on revoit Zabal, sa casquette molle, Dans tes souliers vernis, ton plus joli costard, qui n’aurait pas renié ce Blues mâtiné de quelques touches d’électro, un crescendo de voix posant un chœur qui monte jusque là-haut. Les voix féminines apportent une touche délicate dans l’album, comme les cordes de Bertille sur Vie de vioque, adoucissent un poil un propos plutôt grave, in fine.

Fausto, c’est un peu plus qu’un disque, puisqu’en s’emparant de la vie d’un autre – dans le dernier morceau, qui devait au départ être un blind-track, de mémoire – Grosso se situe volontairement a contracorrente de son époque - avec nos airs d’antiquités nos vélos sont parfois moqués, dit-il dans le Vélo, le single accrocheur – et n’hésite pas à regarder dans le miroir de sa propre existence, de faire un bilan sur l’amitié - les amis toujours contents, jamais à crédit se comptent tout de go sur les doigts de la main gauche de Django – l’enfance et la vieillesse en deux morceaux qui se suivent, l’un, Petit, écrit par un minot, aux genoux couleur bétadine - J’aime la musique et je lis Pas trop de copains à l’école Je ne me fais pas remarquer, 6,5 ans bien tassés – l’autre, Vie de vioque, avec la collaboration du grand Jean Fauque, qui relate la vie du Play-boy de l’EPHAD, qui raccroche les gants : Au royaume des chanceux j’suis tombé sur la fève, avoue-t-il. Davantage que les Enfants perdus, cette référence à James Matthew Barrie, un morceau aux riffs assez durs, au traitement rock et au texte difficile, tout juste allégé (c’est pas vrai) par les chœurs de la classe CP/CM2 de l’école Ferdinand Buisson de Sète : Nous n’étions pas méchants Dans cette île où les grands nous retenaient reclus/Posaient leur main dessus Nous étions hors du temps. Sète, Nico Grosso y revient de façon récurrente, comme Freddy (Sète, son Memphis à lui), comme les vieux fourneaux du Vélo - les anciens on les préfère à regretter Yvette Horner - Didier Wampas et lui (le Môle à Sète et ses pavés, c’est un peu notre Paris-Roubais, doublé d’une petite pique aux habitants du St Clair, on n'y va point car on n’a pas les moyens !), comme au Château d’eau et son jardin dans C’était mieux demain. C’était mieux demain* et ses fadaises fanées, j’en parlerai une autre fois, promis, j’en reste à la petite larme que j’ai versée, ce soir.

Fausto, qui s’achève sur le morceau éponyme, une biographie musicale en douceur qui montre l’envers du décor de la vie d’un campionissimoj’prends mon vélo et j’oublie - les deuils, les failles, les rivalités est un p… d’album complet et délicieusement archaïque, au sens étymologique. On y trouve aussi une chanson d’amour raté (j’suis pas l’nonosse de ta vie) dédiée à la chienne de Didier Wampas (ouah ouah ouah ouah ouah), une ode aussi festive dans le rythme que mélancolique dans le texte aux chaussettes dépareillées. Et puis, de toute manière, un artiste qui s’appuie sur des expressions aussi désuètes que Tout de go et partir à vau-l’eau vaut déjà la peine d’être écouté ; qu’un fringant quadragénaire fan de cyclisme ne jure que par Gimondi, Eddy Merckx, Bartali, De Vlaeminck, Anquetil ou Coppi ne peut, dans la réminiscence, que rassurer sur le tour (pas le Tour) un peu imbécile que prend le temps, parfois.

Fausto, Chichois Prod., 2025 - sortie le 13 septembre

Mixé par Loïs Eichelbrenner, masterisé par Bruno Varca.

*et des deux autres chansons présentes sur le Cd, la Guitare et les vieux de la vieille, et pas sur le vinyl.

22:45 Publié dans Blog | Lien permanent

02/09/2025

L'EXPO FIGURES SINGULIÈRES.

Ça s'est terminé par des visites guidées, organisées ou impromptues, avec toujours le même plaisir de voir son travail exposé et reconnu. 60 portraits, ça n'est pas rien, et il faudra attendre janvier pour que le 3e volume paraisse, avec la même ambition, aller chercher des personnes dont on ne parle pas toujours. Quitte à anonymer celles qui sont déjà connues. D'ici là, il y aura la rencontre avec Laurent Mauvignier, la sortie de l'album de Nicolas Grosso, celle de mon livre sur Jean-Louis Murat, plein d'autres choses, également.

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Photo: Guillaume Lebourgeois

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23/08/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (12)

522712598_10213969410266670_6249664860017961187_n.jpgOn commence à connaître l’auteur et son sens du contraire pour ne pas s’étonner qu’il intitule  la maison vide  un roman de 744 pages plein d’une histoire familiale portant sur deux siècles, trois guerres, trois femmes – de son arrière-arrière-grand-mère Jeanne-Marie à Marguerite, la grand-mère du narrateur en passant par la mère de celle-ci, Marie-Ernestine. Proust. Non, ça n’est pas un canular, ni une coquetterie d’auteur, mais dans la famille de celui qui remontera l’arbre généalogique, on s’appelle Proust, du nom de Firmin, son arrière-arrière-grand-père. Aucun rapport avec l’auteur de la Recherche du Temps perdu, annonce, d’emblée, l’écrivain - même si une dénommée Ernestine Gallou, la cuisinière de son oncle Amiot, inspira en partie le personnage de Françoise, qui fut celle de la Tante Léonie, à Combray – qui livre pourtant un (dernier) roman proustien en diable, par l’exigence de la langue et celle du sujet choisi : l’héritage familial prend la forme, dès le prologue, d’une maison inhabitée depuis longtemps, dans laquelle le narrateur cherche la Légion d’honneur, attribuée à Jules pour le sacrifice de sa vie fait à la Patrie pendant la Grande Guerre, celle qui va faire que les survivants prendront de haut ceux qui iront faire celle d’après, et plus encore – réunis – ceux qui, comme le père du narrateur, connaîtront l’Algérie, sans qu’elle mérite le nom de guerre, pendant des décennies. Puisque les trois générations sont marquées, chacune, par le sceau de la guerre, c’est par l’arrière que Mauvignier – fouillant, brassant et remuant des breloques, des vieilleries, soulevant aussi des odeurs - va décrire une histoire du temps, de la condition des femmes, des mœurs, aussi, en centrant d’abord l’histoire sur Firmin, le patriarche, qui a bâti son empire sur sa ferme, florissante, de la Bassée (évidemment). Mais c’est avec Marie-Ernestine que tout commence, antiphrase-t-il. Parce qu’elle a déçu, malgré elle, le plan de son père : un fils aîné chez les Curés, le deuxième pour reprendre les affaires de la maison et sa petite Boule d’Or pour le plaisir des yeux. C’est ainsi qu’on fonctionne à la fin du XVIII° siècle, mais les deux fils – l’effarouché Anatole, l’évaporé Paul – vont déjouer l’histoire déjà écrite pour eux ; de fait, il serait dit que Marie-Ernestine irait à l’école, comme ses frères, qu’elle y serait remarquable, intégrerait le couvent – elle, la petite de terriens, fortunés, mais terriens, t’es rien - les tableaux d’honneur, l’excellence, jusqu’à ce qu’elle découvre la musique, ce péché véniel, le piano, comme une échappée d’elle-même, constatant que tout son être n’était pas voué sans réserve à Dieu et au Christ. Par l’entremise de sa tante Marie-Caroline, elle va rencontrer Florentin – le bien-nommé – Cabanel, qui lui fera découvrir ses premiers émois, musicaux et amoureux. Est-il possible que cette gamine soit vraiment douée, soit aussi douée pour envisager le Conservatoire de Paris, que cette paysanne arrogantefasse autre chose de sa vie que ce qu’on avait décidé pour elle ? Mauvignier décrit les premières ruptures d’une lignée, d’un fossé qui se creuse avec sa mère, Jeanne-Marie, qui n’existera que quand son mari – qui la frappe raisonnablement et ne pratique que ponctuellement le quasi-viol conjugal – sera parti au front, quand elle devra, comme d’autres femmes avec elle, prendre les affaires en main. En attendant, au tout début du XX°s., c’est conduite par Hégésippe, le cocher, que, chaque semaine, Marie-Ernestine rejoint son professeur de piano, qu’elle rejoint cette musique qu’elle entend à l’intérieur d’elle-même ; il l’initie aux classiques, mais aussi à Maupassant, à Zola – Thérèse Raquin et son élève, Laurent, est-ce que cette vie-là est vraiment possible ? – ils vont au-delà des réticences de la femme de Cabanel (suppliciée par le plaisir que son mari avait pris à sourire à la jeune fille) et des nonnes, qui considèrent que cette enfant, versée, désormais, dans l’effronterie, l’aplomb, l’arrogance, ne sera jamais une des leurs. Un fait va marquer l’histoire familiale – et ses mutations - de façon irréversible : Firmin, pour qui rien n’est jamais assez bien pour sa fille, va lui acheter un piano, un vrai, un Pleyel, une anomalie dans une lignée de paysans ; mais dans le même temps, puisque l’époque le veut encore, il lui dit qu’elle va épouser Jules Chichery, un dur au mal, dans ses affaires ; rien qu’à entendre ce nom, elle se renferme, autant que le clavier reste obstinément fermé, pendant des semaines. Pas un mot pour Jules, qui sait qu’elle doit le détester, le mépriser. Ils peuvent rêver longtemps à ce mariage, pense-t-elle, qui va jusqu’à, un soir, avec une paire de ciseaux… Elle en sort et, paradoxalement, plus que les menaces de sorcellerie et d’avenir de vieille fille, c’est Jules qui sortira vainqueur de cette épreuve : elle doit s’avouer que oui, elle passe sa vie à (l’)attendre et lui dit oui, en juin 1905. L’union de la carpe et du lapin, dit-on, dans le village. Quand Firmin meurt, d’une crise cardiaque dans un champ, on lui rappelle comment elle l’a offensé, mais c’est à elle, sa Boule d’Or, qu’il lègue tout – en réalité, absolument tout - reléguant ses fils à la déception initiale qu’ils ont provoquée chez lui. De fait, c’est Jules, l’homme, qui devient le Patron, et quand Marguerite (celle qu’il portait à la boutonnière quand il venait voir sa promise, qui ne lui cédait rien) nait de cette union, en 1913, la guerre peut commencer, dit le narrateur. Qui ponctue son récit d’insères sur l’écriture en train de se faire : tout ça je le raconte vite, je l’invente, mais je sais que tout se déroule aussi vite dans la réalité d’hier ou d’aujourd’hui.

La Grande Guerre, ses trois millions d’hommes dressés sous un seul mot d’ordre, Tous à Berlin !, c’est, à la Bassée – la terre basse, la terre inondable, Jules apprendra ça dans le Nord, dans un village homonyme – d’abord une inconnue : ça prendra trois mois ou trois semaines pour arriver là où personne ne sait que Jean Jaurès a été assassiné, et quand la mobilisation est prononcée, on croit relire quelques pages du Voyage (au bout de la nuit), le cynisme en moins. Pourtant, le cauchemar de Firmin se réalise, lui qui avait marié sa fille pour que la maison ne soit jamais sans un homme, c’est le royaume des femmes qui s’avère et Jeanne-Marie qui se révèle à elle-même, devient la Patronne quand sa fille se réfugie dans un déni musical bien inadéquat. Elle ne s’occupe pas de son enfant mais propose vaguement de s’occuper de ceux des autres – de toutes ces femmes qui triment - puisqu’il faut bien contribuer à l’effort de guerre. Qui se vit via les lettres des Poilus, qui ne savent comment la dire : personne ne voudrait savoir et c’est pour ça que personne ne peut tout dire, ne pourrait tout dire (…) on dit la guerre mais on ne dit pas toute la guerre, non, on ne pourrait pas.  Il y a une nuance entre raconter des histoires et raconter une vérité, dit le narrateur pour lui-même, mais il est précis sur les six jours de permission après 17 mois au front, sur la fierté qu’a Marie-Ernestine, désormais, de se promener avec lui après tant de journées à redouter de croiser, sur la route, les gendarmes ou le facteur comme la Faucheuse elle-même. Il ne lui dira pas qu’il a aperçu Florentin Cabanel là-haut, voit sa vie d’avant défiler à travers les regards des uns et des autres, fait connaissance avec l’aigreur des anciens – le grand-père Thirard qui lui demande si on l’a gradé pour le remercier de ne pas être mort, contrairement à son fils, qui n’aura pas droit aux égards – les ragots du village puis reprend son train, six jours après, rassuré – la Patronne tient la maison – sans savoir que la mort attend patiemment qu’il termine son voyage. La suite du récit, en parallèle de l’histoire et de la deuxième guerre mondiale qui ne va pas tarder, c’est la vie de Marguerite, (beaucoup) plus dissolue que celle de sa mère : elle est allée à l’école publique de la Bassée (bien suffisant), s’invente, à défaut de l’amour qu’on lui donne, le miracle d’une mère aimante et merveilleuse et d’un père qui l’aurait été, s’il avait vécu. Elle est garçonne, revêche, n’obéit pas à sa mère quand elle lui interdit de l’écouter jouer du piano, trouve les lettres, en deux lots, qu’elle a reçues du front, dévoile les fantômes d’une Marie-Ernestine jeune fille et d’un prof de piano trop délicat et parfumé pour un homme, va être embauchée, jeune fille, chez les vêtements Claude où Paulette, une femme forte, la prendra sous son aile, lui enseignera les amours saphiques et comment faire plaisir aux hommes dans le même temps (Monsieur Claude veut qu’elle lui appartienne aussi). Elle connaîtra la luxure, les lupanars et la boisson, saura comment on va aux asperges et y prendra goût. Jusqu’au scandale, le premier, son renvoi, son retour à la Bassée où sa mère va se remarier. L’auteur y va d’un parallèle avec la situation politique, le rôle de Pétain dans la première guerre mondiale, celui qu’il aura dans la 2ème : aujourd’hui, l’homme fort de la France est l’ennemi des Français. Marguerite est une forte tête, elle résiste à Rubens, son demi-frère, de fait, aspire à la modernité promise du XX°s. C’est parce que je ne sais rien ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, lâche Mauvignier, qui touche avec Marguerite et André, qu’elle va épouser, ses grands-parents, directement. Il a déjà prévenu d’une absence de linéarité (Ce n’est pas à ma grand-mère Marguerite que Marie-Ernestine a tout raconté, mais à la fille de cette dernière, la tante Henriette), jongle avec fiction, fortes suppositions et réalité quand il raconte la petite gouine, ses partouzes, les doutes sur la paternité de Henriette, les avortements possibles de Marguerite, mais aussi l’appel du Général de Gaulle, l’envoi de André à Dunkerque, les Allemands partout chez eux, la ligne de démarcation qui passe par la Bassée de 1941 à 1943(du côté occupé, forcément). L’omniprésence du Juif dans la politique, à laquelle elle ne comprend rien. Sans rien en savoir, elle passera par les mêmes pulsions de mort que sa mère, avec laquelle, pourtant, elle ne partage rien. Et à force de boire au goulot et de manquer de la chaleur d’un homme, rencontrera un Allemand – c’est sa seule dénomination -  qui, puisqu’elle a raté son car pour la première fois de sa vie, la raccompagnera, en escorte, à la Bassée : son cadeau de rupture, dit-il. Il forcera Marie-Ernestine à jouer du Schubert, pour lui. C’est l’épilogue avant l’épilogue d’une Maison videelle imaginait ce qui se passerait quand la voiture arriverait devant la maison de sa mère, la maison de Jules, celle de Jeanne-Marie et de Firmin, la maison Proust avant d’être celle des Chichery et a fortiori celle des Douet – dans laquelle l’auteur, qui joue jusqu’au bout sur une ambiguïté qu’il vit lui-même (est-ce de lui dont il parle ? Quand il évoque le suicide de son père, quelle est la part de ce qu’il a vécu en Algérie, dans cette autre guerre qui a mis 50 ans pour dire son nom ?). Cette maison vide, rouverte en 1976, après vingt ans d’abandon et de silence, l’auteur/narrateur la remplit (744 pages !) de cette patate chaude qu’étaient les histoires familiales et laisse un chef-d’œuvre absolu – je pèse mes mots - de littérature, dans sa façon de remonter le cours, chaotique, des vies qui ont précédé et ont généré la sienne. Qui ont fait qu’il s’est retrouvé, sensiblement, confronté à la mort brutale d’un père comme Marguerite l’a été avant lui : on crée des filiations pour moins que ça.

Laurent Mauvignier, la maison vide, les Éditions de Minuit (sortie août 2025)

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

NB: C'est la dernière chronique de mon intégrale Mauvignier (avant la note qui suivra la rencontre).  J’avais moins de 30 ans quand il a publié « Apprendre à finir », j’ai remisé la (grosse) nouvelle que j’avais écrite sous ce titre. Qui n’aura manqué à personne. J’avais 40 ans quand « Des hommes » est sorti, un an après Tébessa 1956 et que j’ai vu la grosse machinerie de l’édition se mettre en marche, pour de bonnes raisons (pour une fois). J’avais 45 ans quand « Valse, Claudel » est sorti au Réalgar, avec en final le poème « Camille », qui reprend ce «Quelque chose d’absent qui me tourmente »… Que j’ai fait rimer dans « le square » de mon ami Eric Hostettler avec « ta fossette rieuse et tes Diabolos menthe », je me souviens. J’ai 56 ans et j’ai le privilège de lire le prochain roman de Mauvignier, deux mois avant tout le monde. J’aurai toujours 56 ans quand je le recevrai pour Les Automn'Halles, avec une joie immense!

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20/07/2025

Dis-leur (que le portrait est un art littéraire).

Capture d’écran 2025-07-20 à 07.34.01.pngAlain Rollat a une qualité énorme, c'est qu'il a beau avoir été directeur-adjoint du Monde, participant en cela à sa marche active, il est resté humble, d'abord, et éminemment curieux, de toutes les formes de littérature. Qu'il consacre un (long) article au genre du Portrait et qu'il accorde une place conséquente à mes Figures Singulières me remplit de joie et de fierté. C'est ICI.

Et ça se commande .

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05/07/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (11)

Histoires-de-la-nuit.jpegConcrètement, il se passe peu de choses, lit-on à la page… 359 d’un roman qui en fait 635 et c’est une des plus belles antiphrases de la littérature moderne, tant Histoires de la nuit tient son lecteur en haleine, l’obligeant, toujours, à un chapitre supplémentaire pour savoir ce qu’il va (enfin) advenir de ces quatre protagonistes du hameau qu’occupent Bergogne, sa femme Marion (dont c’est le 40e anniversaire, le jour du récit) et leur petite fille Ida, qui a l’âge d’aller à l’école du bourg, de regarder des dessins animés à la télé et d’attendre que sa maman rentre du bureau, que Papa ait rentré les vaches, à la Bassée (toujours), au lieu-dit Écart des trois filles seules (la voisine, la femme et l’enfant ?) ;  il y a Christine, aussi, dans la ferme à côté, une artiste-peintre (exubérante et barrée) qui a renoncé à la ville pour venir habiter ici, dix ans auparavant : c’est ici et pas ailleurs qu’elle voulait vivre, vieillir, mourir . Ida adore Christine, son chien Radjah, va prendre son goûter chez elle quand l’école est terminée, ne s’étonne plus des peintures étranges et dénudées dans l’atelier – tout l’intérêt c’était que l’atelier soit dans la maison. La vie s’écoulait simple et tranquille, jusqu’à ce jour-anniversaire pour lequel Christine s’est engagée à faire des gâteaux – elle n’aime pas beaucoup Marion, qu’elle juge prétentieuse : une pétasse tatouée (au ras du cou) qui fait tout pour rentrer tard – mais garde ça pour elle : dans Histoires de la nuit, plus encore que dans tout Mauvignier, on dit peu mais on disserte sur ce qu’on ne dit pas. Ce sont les pensées qui prédominent, pas le discours, toujours restreint. Christine ne dit rien parce qu’elle aime beaucoup Bergogne, qu’elle a toujours appelé comme ça, comme on appelait son père, avant que l’agriculture intensive le tue, avant que ses deux autres fils se fassent la malle et laissent Patrice à ses dettes, à ses bêtes et à ses insatisfactions, que la rencontre – via Internet – avec Marion n’a pas comblées. Il est aux petits oignons pour elle, pourtant, s’apprête à mettre les petits plats dans les grands pour lui faire la surprise : il est allé à la ville lui acheter un ordinateur, est passé chez Picard pour prendre des ris de veau, puisqu’elle les aime, a pris un quart d’heure pour trouver chez une prostituée ce que Marion ne lui concède (presque) plus – Oui, il est un homme et il veut baiser - a crevé en route, s’est blessé à un doigt… Ça l’a mis en retard et il n’a rien su, en son absence, du premier passage d’un homme dans le hameau, dont Christine s’est immédiatement méfiée. Il veut prétendument visiter la maison laissée libre, dont tous, ici, savent que personne ne l’a mise en vente. C’est Christophe, obséquieux dans son discours et son sourire, qui prépare le terrain ; arrivera le Bègue, le jeune frère, qui réglera la question du chien dans un passage terrible où le crime se mêle à la pâtisserie, sur fond des suites de Bach par Gastinel, que Christine écoute à fort volume, ce qui ne lui permet pas d’entendre les bruits, de les reconnaître comme chacun a appris à le faire, ici. Ils vont prendre en otage la peintre et l’enfant, le père quand il arrive enfin, se dispatchent sur les deux lieux – d’une maison l’autre, le Bègue dans l’atelier avec Christine, les autres dans la maison, à préparer l’arrivée de Marion. À partir de là, les chapitres sont alternés, on a le récit de la relation Le Bègue – qui sort d’un centre spécialisé pour attardés – Christine, l’évolution d’un syndrome de Stockholm inversé, et celui de la maison d’à côté, dans laquelle arrive Denis, le plus âgé des frères. Le meneur d’hommes, quand il est là, parce que pendant dix ans, il a payé pour des fautes qu’il va incomber à Marion… Qui, alors qu’elle passe le seuil de sa maison – avec bannière, table dressée et champagne au frais – est rattrapée par son passé. T’as vraiment cru qu’on t’oublierait ? lâche Denis, qui jubile de la situation, reçoit les deux amies de Marion (Nathalie et Lydie, invitées pour le dessert, avec Christine, censée le fournir) avec courtoisie, si bien qu’elles ne se rendent compte de rien, estiment qu’il compense l’attitude renfermée de Bergogne et Marion, dont elles vantent pourtant les mérites, puisqu’elle les a sauvées, dans l’après-midi, d’une faute professionnelle dont on voulait les accabler. La scène de captivité – passée par la sidération, les pulsions de violence, l’accablement – est vue, via un narrateur omniscient, par Bergogne, par Marion, par Ida et son regard d’enfant, qui voit son livre de chevet – Histoires de la nuit – toucher une réalité sur laquelle ses parents, elle le comprend maintenant, n’ont qu’un pouvoir restreint. Dans les deux lieux de l’action, la question est la même : Qu’est-ce qu’ils veulent ? Combien de temps cela va-t-il durer ?, prend toutes les formes de sa verbalisation silencieuse. On cesse de respirer quand Christine échappe à la surveillance du simplet de service, veut appeler la police – ils n’ont pas répondu– on retient son souffle quand Bergogne se dit qu’en décrochant son fusil de chasse, en saisissant le couteau de cuisine, il pourrait inverser le rapport de force, on se demande si Marion va dévoiler son vrai visage, on se questionne même, avec Denis, pour savoir si les vrais salauds, dans cette histoire, sont vraiment ceux qui en jouent le rôle. Quel serait, à nous, notre propre poids d’histoires à taire. Il faut gagner du temps, mais du temps sur quoi et pour en faire quoi ? Que fait-on, humainement, d’un mélange de fête et de terreur suspendues, d’un acte qui en appelle d’autres, surtout quand on laisse la surveillance d’un otage – peut-être s’il n’avait pas vu la terreur dans ses yeux, il n’aurait pas frappé - à un taré. Les images d’Oradour-sur-Glane, un village pas si lointain, surgissent sans qu’on le nomme, sorties des histoires entendues enfant, qui prennent corps, quand le drame se tend, que les armes sont sorties. Avant que Marion lâche un – D’accord, ça suffit, ça suffit, avant ce qu’enfin Marion va dire. Ou du moins ce qu’on entendra dire d’elle, dans les 90 dernières pages. Des histoires de premier train pour n’importe où de de furieux coups de pied de l’intérieur de son ventre… Et de digues qui se passent, de cercles concentriques qui se recoupent, comme toujours chez Mauvignier. Pour finir par sept coups de feu, comme dans les contes, ou presque, dont quatre toucheront leur cible, répète-t-il, pour maintenir le lecteur jusqu’au bout. Littéralement, jusqu’à la dernière ligne.

Histoires de la nuit est un roman asphyxiant, qui a tous les codes du roman noir mais ne se défait jamais de sa mécanique métaphysique : toutes les pensées sont décodées, les secrets se libèrent de l’intérieur des protagonistes, qui considèrent tant ce qu’ils pourraient dire ou faire qu’ils n’ont plus besoin de le dire ou de le faire. Le dénouement – ses rebondissements - est à la hauteur du temps que le roman a suspendu et laisse un lecteur exsangue se dire que s’il ne s’est rien passé en 635 pages, ce rien-là n’aura jamais été aussi exhaustif dans ce qu’on peut imaginer de la comédie humaine et des misérables petites sommes de non-dits que nous sommes tous, finalement. Un page turner, conclut-on dans les milieux avertis.  

Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, les Éditions de Minuit, 2020

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

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02/07/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (10) - SHORTS

CQJO.jpegOn devrait pouvoir mesurer la qualité et l’importance d’un auteur à sa façon de réagir à un sujet d’actualité anodin, un fait-divers comme on l’appelle. En 2009, à Lyon, des vigiles ont battu à mort un SDF, sans autre raison valable que le droit qu’ils se donnent et la force qu’ils y trouvent, dira Mauvignier, deux ans après, dans un récit d’une phrase, sans majuscule initiale, sans point final non plus, d’une cinquantaine de pages. C’est un narrateur omniscient qui s’adresse - alors que le procès a eu lieu et que le procureur lâche, d’entrée, un homme ne doit pas mourir pour si peu – au jeune frère de la victime, dont le crime est de s’être arrêté au rayon bière du supermarché – les moins chères, en bas du rayon – et d’en avoir dégoupillé une, parce qu’à un moment, ça suffit de continuer poches cousues. C’est sans compter sur les quatre vigiles qui, l’ayant repéré – T’as de l’argent pour payer ça ? – l’emmènent à l’écart, dans un recoin, et vont déchainer leur violence (je ne sais pas de quelle humiliation ils veulent se venger, dira le narrateur) et le laisser pour mort sur le froid de la dalle de ciment, dans la réserve. Lui, qui n’a pas fait d’histoire quand ils l’ont arrêté – parce qu’il n’a pas de mots – se sera dit que tout allait s’arrêter bientôt, replié dans une position de fœtus, il aura vu la mort venir, hébété, comme une bulle qui remonte à la surface et finit par péter. Il ne savait pas qu’il mourrait, ce jour-là, contrairement aux films dans lesquels les héros savent qu’ils vont mourir : c’est une scène qui est pourtant, elle aussi, hors du réel, qui inversera le jeu ouvert de la peur puisque le narrateur, sans que ça ne rattrape rien, les montre au jeune frère de la victime – obligé de porter encore son grand frère, en annonçant sa perte à leur mère – comme assoiffés à leur tour, ayant peur la nuit. Ils se sont fait plaisir, voilà le fond, mais cette jouissance aura un coût, une fois les prétextes – la crise cardiaque d’entrée, le couteau imaginaire, la responsabilité rejetée sur l’un des quatre – évacués. La victime reste(ra) morte, la damnation portée autant sur sa famille que sur celle de ses assassins ; cette lacération, dans la vie de celui qui reste (tu devras vieillir pour deux), Mauvignier la recrée dans un souffle, une phrase, des questions lancinantes : au bout de combien de coups est-il tombé ? Combien de bières vaut une vie ? Et cette sentence, qui tombe, plus importante encore que celle des Assises : ce qui est triste dans ma vie c’est ce monde avec des vigiles et des gens qui s’ignorent dans des vies mortes comme cette pâleur.

Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, les Éditions de Minuit, 2011

LIEBN.jpegIl faut respecter la volonté de Laurent Mauvignier de ne pas faire entrer Le lien dans le genre théâtral – sous-titre à l’appui – même si ce court ouvrage se construit sur un dialogue entre Elle & Lui, dans l’universalité de l’appellation. Les mirages de la futilité (météorologique) vite passés, on comprend que dans cette maison qu’ils ont partagée il y a longtemps – tout ça est si vieux – il est revenu depuis peu et qu’elle est y restée, à l’attendre, trente années durant, dans sa vanité de jouer la veuve et la gardienne ; mais elle va mourir, dans cette maison, sous peu, ça n’est pas le moment de changer quoi que ce soit dans la (vieille) décoration – on peut tout bouger, tout renverser mais… non, pas la chambre – elle aura besoin, dit-elle, de toutes ces vieilleries et de tous ces bruits – jusqu’au robinet qui fuit – pour profiter de tout, et de Lui, en premier lieu, jusqu’au bout. Lui, c’est un photographe de guerre, passé par tous les pays dangereux du monde, qui a vécu une vie à fuir (dans l’alcool et les femmes) l’idée qu’il avait quitté une femme qu’il aimait, éperdument, à échapper à tout ce qui (le) retenait à (eux) et (le) ramenait ici, toujours. Il a envoyé des lettres, n’a jamais brisé le lien qui fait qu’elle l’a attendu. Il est trop tard pour faire comme si je n’étais jamais parti, lui dit-il. Et pourtant, à ta façon, tu n’as jamais été aussi présent ici, avec moi, que pendant toutes ces années où tu n’étais pas là, lui répond-elle, dans un dialogue qui se construit autour de la faille originelle de l’Algérie – une permanence, chez Mauvignier – une forme de fascination pour la terreur qu’il est allé poursuivre dans les yeux des chevaux menés à l’abattoir, ou auprès de ceux dont la vie n’a aucune valeur, comme cette prostituée à Mexico dont la conversation lui rappelait le bruit des hirondelles, chez lui… Elle l’interroge sur ce qui animera son regard quand elle passera ad patres, s’il saura reconnaître la même expression que celle qu’il a cherchée partout, autour du monde ; il élude, dit que les images et les mots ne sont rien, déférence gardée envers le livre qu’il leur reste à écrire. Qui ne le sera sans doute pas, parce que ce qu’ils avaient à écrire entre eux, ils l’ont fait, même si le cours n’a jamais été tranquille. Il peut s’accabler, parfois – je suis passé dans ma vie comme les étrangers dans les grandes villes – on peut se demander s’il est rentré parce qu’elle était malade, elle va mourir heureuse, assène-t-elle. Le lien (jamais défait), c’est la radioscopie d’un amour sans regrets, sans mélodrame, que l’imminence de la mort et du temps qui a passé ramène à son essence, d’une pureté sans nom.

Laurent Mauvignier, Le lien, les Éditions de Minuit, 2005

VAND.jpegIl est désarmant, Mauvignier, capable de s’arrêter 400 pages sur des désarrois métaphysiques et d’expédier un Voyage à New Delhi – au cœur d’un pays d’1,43 Milliard d’habitants – en 70 pages. Parce que le titre est un leurre, et que l’histoire de Carole aurait dû intégrer les récits concentriques de Autour du Monde et que Carole, dit-il en aparté, est l’embryon du personnage de Sibylle, la femme de Continuer : celle qui part au Kirghizstan pour se retrouver et sauver son fils de la chute. Carole, elle, en apparence, est une femme comblée, quand elle embarque pour New Delhi – dans le même avion que David Lynch – elle est l’héritière d’une entreprise familiale que gère son mari, Pascal ; lui, c’est le patron, pour lui, le monde, c’est d’abord son lieu de travail. Ils sont mariés depuis douze ans, ont des enfants, elle ne manque de rien sauf peut-être de considération. Elle ne s’en offusque que quand son mari la prend pour une imbécile dans des petits rituels humiliants – deux doigts qu’il posait sur le haut de sa nuque en la grattant du bout des ongles, deux ou trois petits très brefs, secs – ou qu’il la limite au rôle de potiche dans ses repas d’affaire, pourvu qu’elle porte les boucles d’oreille qu’il lui a achetées. À peine arrivés à New-Delhi, il la confie à Agnès, la femme de Mercier, son collaborateur, mais elle la fuit dès le lendemain, lassée d’entendre la complainte des femmes d’expatrié, l’ennui, l’hyperactivité pour compenser. Elle part seule dans les rues de la ville, qu’elle assimile au Caire, à Istanbul, des lieux qu’elle a déjà fréquentés, un monde de funambules, pour elle. Jusqu’à ce que sa route – et son destin – croise Grégoire Vasset, qui s’intéressera à elle, l’écoutera, lui fera visiter la mosquée Jama Masjid, le vieux quartier d’Hazrat Nizamuddin, ils vont boire du vin, manger chinois, pour en rire, écouter du jazz, elle aura juste le temps – Cendrillon mature – de rentrer à l’hôtel avant que son mari le fasse, qu’elle n’ait rien à justifier d’une jalousie qu’elle sait inévitable. Il écrit des livres, lui demande si elle a vu les images du Japon (pour renvoyer à Autour du monde), c’est lui qui agira comme le révélateur d’une vie dont elle ne veut plus. Quelque chose qui vacille, se dira Pascal, quand il la ramène dans sa chambre, après un dîner  empli de conventions grotesques (jusqu’au poète local qu’on a mis là pour que les femmes ne s’ennuient pas trop). Jusque-là, il savait, Pascal, que sa femme allait s’ennuyer à mourir, mais que s’ennuyer à mourir, ça (n’était) pas mourir, se rassurait-il. Il n’est plus temps de fuir encore, se convainc-t-elle, en allant acheter un paquet de cigarettes et se remettre à fumer, enfin. Et de passer le cap, dans une chambre (823) qui n’est pas la sienne, pour une vie (à venir) qui ne sera plus celle qui l’a menée ici.         

Laurent Mauvignier, Voyage à New Delhi, les Éditions de Minuit, 2018

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

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26/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (9)

livre_moyen_2707319643.jpegJ’avais une petite appréhension en extirpant mon Dans la foule de ma pile à lire : les livres qui vous ont profondément marqué sont rares, et parfois, les reprendre vous amène à vous demander pourquoi vous leur avez consacré tant d’attention, toutes ces années. Un livre qu’on a aimé, c’est comme une histoire qu’on a vécue, on a toujours un peu peur d’en avoir enjolivé le souvenir. Mais là, c’est un nouveau coup de poing reçu à l’estomac, la (re)lecture de ce roman qui avait déjà l’immense nouveauté de traiter d’un événement par un angle inattendu, indirect. Par derrière, ai-je déjà écrit à propos de Mauvignier, puisqu’il y a souvent parenté avec l’héritage sartrien.

L’événement, c’est la finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions, le 29 mai 1985, le choc entre la Juventus de Turin – l’Italie des riches, la réussite insolente de Fiat – et des Reds de Liverpool, ville sinistrée et soumise au chômage de masse – deux belles écuries, dit-on dans le milieu, dont l’une, l’italienne, est menée par Michel Platini – pour une fois que les Français ont un joueur qui est Dieu – 30 ans à l’époque et 70 aujourd’hui même, qui dira au retour, dans l’avion, qu’il arrête le football. Non pas parce qu’il a tout gagné, y compris ce match-là, mais parce qu’il l’a gagné – et qu’il a célébré son but – alors que les deux équipes et la moitié du stade du Heysel ignoraient que les bagarres du virage Z, la charge des Anglais, la panique qui a suivi, ont provoqué 39 victimes, au final. On parle d’une dizaine de morts, entend-on dans les travées autour du stade, tout au début, puisque c’est là que l’action du roman se passe et qu’elle trouve sa genèse : la veille, Tonino & Jeff – un français de la Bassée, toujours – sont venus tenter leur chance – 11000 supporters de Liverpool, 60000 de toute l’Europe (dont beaucoup d’Italiens qui auront acheté des places belges), 400000 demandes –  tant les sésames sont rares et Gabriel, tout à sa joie du poste qu’il vient de décrocher, ne se méfie pas quand il invite les deux hommes à boire un verre avec eux ; il se méfiera davantage du regard que Tonino porte à Virginie, sa compagne, mais ne verra rien du moment où il dérobe les billets dans le sac de la jeune fille. Furieux, une fois rentrés chez eux, du subterfuge commis, il se jure de les retrouver le lendemain – j’attendrai et guetterai le moindre Teddy avec Chicago inscrit au dos – et part à leur recherche, autour du stade. Là où l’Europe a rendez-vous. C’est de là qu’il vivra ce chahut et ce mouvement qui soulève les gens quand ils sont à plusieurs et que déjà ils ont bu, cette ivresse au-delà de l’alcool qui fait que les Anglais vont mettre la capitale belge sur le pied de guerre. Il ne sait rien de Francesco & Tana, que ses voleurs – un grand aux allures squelettiques (…) et l’autre, l’Italien, plus petit et bouclé – ont rencontrés dans le métro, juste avant d’aller au match : eux viennent de se marier, voyagent à destination d’Amsterdam avec arrêt à Bruxelles pour assister au match, puisqu’on leur a offert le Graal. On ne meurt pas pendant son voyage de noces, se répètera Tana, hébétée, après que son homme l’aura sauvée de la horde – cours, Tana– quand lui périra étouffée par une foule bloquée, en bas des tribunes, par des barrières de béton – désormais interdites – qui ne céderont pas et provoqueront l’étouffement de nombreux spectateurs. C’est une scène qui ressemble à la porte des Enfers, et les supplications de Tana – Francesco, ne me protège pas- résonneront longtemps après, dans toute la narration, en fait. Aucun d’entre eux, ni Tonino, ni Jeff – et les livres qu’il écrirait – ni Francesco, ni Tana, ni Gabriel, ni Virginie ne savent (encore) rien des frères Andrewson, dont Geoff, le benjamin - parti avec Doug et Hugie sans doute parce qu’ils n’ont pas réussi à convaincre leur père de prendre la 3e place – découvre l’effet de masse, les faces rouges et rondes pour la plupart, à moins, au contraire, qu’elles soient maigres et cassées, les hectolitres de bière consommés et les England ! England ! qui fusent. C’est par Geoff, qui se demande s’il est vraiment en train de faire ça, qu’on remontera l’écheveau de la misère sociale, la mère qui les défendra à distance et jusqu’au bout, avec cet aveu terrible, dans le roman : il parait que c’est une croyance très anglaise et très optimiste, au final, de penser que si l’on ne dit rien des choses terribles, elles ont d’elles-mêmes la faculté de s’estomper et de se dissoudre dans les brumes du Midland. C’est par Geoff qu’on comprendre les mécanismes de la sauvagerie, sa fatalité, aussi, la honte et la disgrâce, dira Margaret Thatcher, tombées sur (leur) pays. Tu veux croire qu’on t’aimera en faisant comme ils font, lâche Elsie, sa petite amie, à Geoff, à son retour : elle est infirmière, lit Rimbaud dans le texte, elle le sauvera sans doute quand ses frères et leurs amis sont déjà damnés avant d’être condamnés.

C’est par le biais de ces narrateurs divers, Jeff, Gabriel, Tana, Geoff, par leurs positions (dedans/dehors) que les cercles concentriques se rapprochent, qu’on aborde l’événement par ses frontières narratives. Par des actions secondaires, anodines – la jalousie qui fait que Gabriel, retrouvant Tonino inanimé, va effacer le numéro de téléphone de Virginie qu’il avait laissé inscrit sur sa main – qu’on aborde l’essentiel, cette chose que l’Europe entière a vue en croyant ne pas la voir. Par le dérisoire des objets – rien de plus insurmontable que l’existence de deux brosses à dents et d’un gobelet en plastique - que Tana prend conscience de la perte à venir. Se dire que ça ne tenait qu’à un grillage et à un mur de béton. La troisième et dernière partie porte sur le deuil insurmontable – reprendre le dessus, tu parles d’une expression à la con ! – et des répercussions qu’aura le procès (de 26 visages, de 24 meurtriers), trois ans et quelques mois après le drame. C’est la ouate, entre temps, a trusté les charts en France, mais la chanson est à prendre au sens premier, tant Tana n’a aucune intention de s’en sortir, puisque s’en sortir, c’est accepter le pire. Il faudra un voyage en Italie et en Sardaigne pour que les cercles se bousculent d’eux-mêmes, encore, et qu’un après se dessine, peut-être. Qu’on aille au-delà de l’étourdissement.

Les clubs anglais seront interdits de compétition en Europe pendant cinq ans, les mesures de sécurité prises seront drastiques, les condamnations ont été lourdes – même le secrétaire général de l'UEFA a écopé de trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs belges d'amende – mais il faudra du temps pour que le You’ll never walk alonereprenne ses lettres de noblesse autour des stades. Qu’on se souvienne que Liverpool, c’est d’abord Paul, John, Georges et Ringo. Et que chacun comprenne que la sauvagerie, quand elle est motivée par des pulsions identitaires, n’a pas de Nation.

Laurent Mauvignier, Dans la foule, les Éditions de Minuit, 2006

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

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