23/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (8)
Ceux d’à côté, roman paru en 2002, c’est la vie mode d’emploi mâtiné de l’Étranger, le tout à la sauce Mauvignier, dans une narration d’un quotidien à faire pâlir d’ennui – le poisson rouge, le vieux voisin du dessus - le plus chaleureux des lecteurs. Mais c’est un compliment, parce que c’est sa façon de raconter les histoires croisées de Catherine (Cathy), Claire, sa voisine, Sylvain, celui qui va lui ravir, et cet homme, inconnu, qui n’est rien mais qui va se déterminer en laissant Claire pour morte, sous le coup d’une pulsion. À la Meursault. Cathy travaille à la cantine d’une école, s’apprête à passer un concours (de musique), de se définir autrement qu’elle paraît là, quand Mauvignier s’en empare, lui fait raconter – en monologue intérieur, toujours – son quotidien, la voisine avec qui elle a sympathisé, qu’elle allait même pouvoir connaître mieux si Sylvain n’avait pas débarqué dans sa vie, et pas dans la sienne : et puis quand il y a eu Sylvain, ce n’était plus pareil. On n’a plus parlé comme avant de ce que c’était que d’être toutes seule set d’attendre ensemble que le prince charmant trouve la sonnette de l’immeuble. Elle est sans illusions, Cathy, se satisfait des balades jusqu’à la mer que le couple lui propose, de temps à autre. Ils écoutent du Schubert, dans l’illusion de la plénitude. Mais le récit se rompt quand Claire est agressée chez elle, violée sans que le mot, jamais, ne soit prononcé. C’est Cathy qui la retrouve, laissée pour morte – l’impression que Claire va garder – et va peu à peu s’approprier le drame pour ce qu’il a d’inusuel : parce que maintenant, c’est presque mon histoire, d’une certaine manière, si on veut, et pas seulement parce que c’est moi qui l’ai trouvée. Une histoire qui agit comme un révélateur du vide de son existence – d’habitude, je sais tellement bien ne plus avoir de sentiments pour qu’être toute seule, ce ne soit pas être rien - jusqu’à ce qu’elle cherche à croiser, elle aussi, un type comme ça, dans ses rêves, au bar-tabac – où ils vont se côtoyer sans qu’elle le sache – à la piscine, lieu commun aux protagonistes ; elle le cherche et c’est inavouable, sauf pour elle-même : J'ai besoin peut-être de cette peur-là pour me mettre à vivre un peu une autre vie que celle où je tourne en rond.
Mais Mauvignier ne serait pas lui-même s’il se contentait d’un récit, s’il ne le doublait pas de l’histoire racontée, de façon croisée, par le criminel. En pleine métaphysique de l’acte qu’il a commis, condamné (parce que leur punition, c’est ce qu’ils ont fait) à faire avec. Mais vindicatif : ça prouve quoi, ce que j’ai fait ? (…) comme si on était que ce qu’on a fait. Cet homme qui est passé à l’acte parce qu’il voulait juste ne plus avoir peur, parce qu’en lui, il n’y avait que de la sauvagerie prête à mordre, on suit aussi son monologue, phénoménologique, la façon dont il est passé d’une vie presque normale (avec une compagne, un travail, des amis) à la fatalité d’être désormais celui qui a fait ça. Cathy ne dit pas autre chose, finalement : ceux qui nous comprennent, ce n’est pas nous qu’ils comprennent. Ça n’est ni l’étage ni ce qu’on donne à (entra)percevoir aux voisins qui dit de nous ce que nous sommes. Dans ce nouveau roman (c’était son 3e, il n’en dérogera pas) sur l’attente – attendre quoi, puisque m’approcher des autres, c’est m’éloigner de moi - l’inverse de l’action, le vide, ce presque rien (répété en fin de chapitres, souvent) qu’elle comble. On a un questionnement, que seul le silence que Mauvignier met en place, peut poser : allez dire ça à ceux pour qui la vie est faite. Leur raconter que les victimes et les bourreaux, c’est au même dégoût qu’ils se découvrent, aux mêmes fatigues qu’on les reconnaît.
Ceux d’à côté est un roman dense, qui peut troubler dans sa façon de montrer qu’on est tous une partie, plus ou moins, de chacun de ces gens pris dans la même ville anonyme – c’est tellement vaste, quand il n’arrive rien - et soumis aux mêmes palpitations. Qu’on taira, neuf-cent quatre dix-neuf fois sur mille. Parfois, pourtant, la millième dépend d’un sourire – qui donnerait à ma tête ce qu’elle n’a plus d’être habitable.
Laurent Mauvignier, Ceux d’à côté, les Éditions de Minuit, 2002
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
15:47 | Lien permanent
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (8)
Ceux d’à côté, roman paru en 2002, c’est la vie mode d’emploi mâtiné de l’Étranger, le tout à la sauce Mauvignier, dans une narration d’un quotidien à faire pâlir d’ennui – le poisson rouge, le vieux voisin du dessus - le plus chaleureux des lecteurs. Mais c’est un compliment, parce que c’est sa façon de raconter les histoires croisées de Catherine (Cathy), Claire, sa voisine, Sylvain, celui qui va lui ravir, et cet homme, inconnu, qui n’est rien mais qui va se déterminer en laissant Claire pour morte, sous le coup d’une pulsion. À la Meursault. Cathy travaille à la cantine d’une école, s’apprête à passer un concours (de musique), de se définir autrement qu’elle paraît là, quand Mauvignier s’en empare, lui fait raconter – en monologue intérieur, toujours – son quotidien, la voisine avec qui elle a sympathisé, qu’elle allait même pouvoir connaître mieux si Sylvain n’avait pas débarqué dans sa vie, et pas dans la sienne : et puis quand il y a eu Sylvain, ce n’était plus pareil. On n’a plus parlé comme avant de ce que c’était que d’être toutes seule set d’attendre ensemble que le prince charmant trouve la sonnette de l’immeuble. Elle est sans illusions, Cathy, se satisfait des balades jusqu’à la mer que le couple lui propose, de temps à autre. Ils écoutent du Schubert, dans l’illusion de la plénitude. Mais le récit se rompt quand Claire est agressée chez elle, violée sans que le mot, jamais, ne soit prononcé. C’est Cathy qui la retrouve, laissée pour morte – l’impression que Claire va garder – et va peu à peu s’approprier le drame pour ce qu’il a d’inusuel : parce que maintenant, c’est presque mon histoire, d’une certaine manière, si on veut, et pas seulement parce que c’est moi qui l’ai trouvée. Une histoire qui agit comme un révélateur du vide de son existence – d’habitude, je sais tellement bien ne plus avoir de sentiments pour qu’être toute seule, ce ne soit pas être rien - jusqu’à ce qu’elle cherche à croiser, elle aussi, un type comme ça, dans ses rêves, au bar-tabac – où ils vont se côtoyer sans qu’elle le sache – à la piscine, lieu commun aux protagonistes ; elle le cherche et c’est inavouable, sauf pour elle-même : J'ai besoin peut-être de cette peur-là pour me mettre à vivre un peu une autre vie que celle où je tourne en rond.
Mais Mauvignier ne serait pas lui-même s’il se contentait d’un récit, s’il ne le doublait pas de l’histoire racontée, de façon croisée, par le criminel. En pleine métaphysique de l’acte qu’il a commis, condamné (parce que leur punition, c’est ce qu’ils ont fait) à faire avec. Mais vindicatif : ça prouve quoi, ce que j’ai fait ? (…) comme si on était que ce qu’on a fait. Cet homme qui est passé à l’acte parce qu’il voulait juste ne plus avoir peur, parce qu’en lui, il n’y avait que de la sauvagerie prête à mordre, on suit aussi son monologue, phénoménologique, la façon dont il est passé d’une vie presque normale (avec une compagne, un travail, des amis) à la fatalité d’être désormais celui qui a fait ça. Cathy ne dit pas autre chose, finalement : ceux qui nous comprennent, ce n’est pas nous qu’ils comprennent. Ça n’est ni l’étage ni ce qu’on donne à (entra)percevoir aux voisins qui dit de nous ce que nous sommes. Dans ce nouveau roman (c’était son 3e, il n’en dérogera pas) sur l’attente – attendre quoi, puisque m’approcher des autres, c’est m’éloigner de moi - l’inverse de l’action, le vide, ce presque rien (répété en fin de chapitres, souvent) qu’elle comble. On a un questionnement, que seul le silence que Mauvignier met en place, peut poser : allez dire ça à ceux pour qui la vie est faite. Leur raconter que les victimes et les bourreaux, c’est au même dégoût qu’ils se découvrent, aux mêmes fatigues qu’on les reconnaît.
Ceux d’à côté est un roman dense, qui peut troubler dans sa façon de montrer qu’on est tous une partie, plus ou moins, de chacun de ces gens pris dans la même ville anonyme – c’est tellement vaste, quand il n’arrive rien - et soumis aux mêmes palpitations. Qu’on taira, neuf-cent quatre dix-neuf fois sur mille. Parfois, pourtant, la millième dépend d’un sourire – qui donnerait à ma tête ce qu’elle n’a plus d’être habitable.
Laurent Mauvignier, Ceux d’à côté, les Éditions de Minuit, 2002
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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20/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (7)
Seuls est un roman extrêmement condensé qui date de 2004, dans l’ordre, c’est le 4e de Laurent Mauvignier. Lequel condense, là encore, toutes ses énigmes dans un titre qui suggère que les solitudes sont multiples et que chacun y a droit, à sa façon. L’histoire, c’est celle de Pauline qui revient de l’étranger – où elle a vécu avec Guillaume, qui y est resté – et reprend naturellement sa place dans l’appartement que Tony et elle partageaient quand ils étaient étudiants. Sans savoir que son être, son départ et son retour ont totalement déterminé Tony, dans ce qu’il a fait – l’abandon de sa maitrise de Lettres, le refuge dans un travail sisyphien de nettoyeur de trains – et dans ce qu’il s’est toujours refusé à dire, même à lui-même. Trouvant normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui, prétextant sa folie à lui de rester patient autour d’elle ; ils partagent tout, les confidences, les galères, mais elle ne se rend pas compte qu’il est là pour elle exclusivement, qu’il a beau tenter de se convaincre qu’attendre Pauline était plus beau qu’être avec elle – en mode proustien – il ne voit son rêve coïncider avec la réalité que dans l’illusion d’un retour qui n’en est pas un, qui sera soumis à temporalité, forcément. Que le goût amer qu’il y a à partager les échecs, il le vit au centuple, quand elle s’en remettra, toujours. Il se bat pour ne pas succomber à cette haine de croire que Pauline lui devait des comptes, s’est arrangé physiquement, s’est apprêté pour l’accueillir comme il se doit, qu’elle se sente chez elle… Il ne demande rien davantage que partager cette grande banalité de la vie, celle que son père a vécue avec sa mère avant qu’elle meure et qu’elle les laisse seuls, à deviner comment un homme doit faire pour vivre comme ça. Il lutte, Tony, toujours enclin au reniement de lui et à l’effacement, à consigner pour lui ce qu’il pense dans ses carnets secrets. Il s’était bien déclaré, à 12-13 ans, mais elle avait mis ça sur le compte d’une passade, était revenue à ses vrais soucis de jeune fille, qui grandira dans la certitude, dit Pauline au père de Tony, qu’il n’a jamais aimé que l’impossibilité d’être aimé. Le père, c’est celui qui va recueillir les confidences de son fils, poussé à croire qu’avec elle, c’était tout ce qui semblait possible du temps où ils étaient étudiants qui était revenu. Qui verra son fils s’enfoncer dans un autre deuil impossible, se renfermer sur lui-même – vous savez, c’est étrange, ces derniers temps, Tony est redevenu Tony, lui dit-elle. - J’aurais voulu la gifler, se souvient-il. Puis disparaître, sans prévenir personne, après avoir délibérément choisi de ne pas venir au déménagement de P. qu’il avait lui-même organisé. Après être passé voir son père pour lui dire qu’il ne savait plus faire, mentir, s’arranger ; vouloir – enfin - lui dire parle-moi de l’Algérie et en être incapable : toujours Pauline qui revenait. Deux jours après, c’est l’ancien qui va la voir pour tout lui dire, enfin (également) de qui est son fils et de ce qu’elle en a fait, autant que lui. Avant qu’elle renverse l’accusation, et que la fin laisse exsangues les protagonistes et le lecteur dans ce qu’elle révèle de tout ce que personne n’a voulu voir. Et les montre Seuls face à leur perception de l’histoire, le poids de ce que chacun cache et que peut-être il ignore. Le désastre déjà joué, que racontera un ultime narrateur de ces vies entremêlées.
Il y a 21 ans, Mauvignier s’ancrait dans l’écriture du silence et des mots cachés. Dans tout ce qu’il y a derrière ce qu’ils disent. Les mots faits exprès, fait-il dire à son narrateur. Dans la description pointilliste des situations qui les arrachent – on fume beaucoup et on boit autant, pour leur échapper, dans Mauvignier – dans la litière du chat, la tasse de café ou la cendre qui s’accumule. Dans Seuls, c’est par accumulation qu’il construit un récit par strates, jusqu’à la chute – la fin de l’attente - qui révèle tout ce que le sacrifice peut contenir de déni et de refoulé. Ce que les apparences doivent à la colère.
Laurent Mauvignier, Seuls, les Éditions de Minuit, 2004
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
16:08 | Lien permanent
18/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (6)
Je n’ai pas beaucoup mémoire d’avoir été parcouru d’un tel frisson à la toute fin d’un roman. Peut-être s’explique-t-il par la part de culpabilité de ne l’avoir pas lu avant, d’avoir connu une époque où je ne lisais plus les livres d’un auteur que j’ai pourtant toujours trouvé essentiel ? Qu’importe, la fin, renversée, de Continuer, 10e roman de Laurent Mauvignier, paru en 2016, m’a tellement bouleversé après que le roman m’a tenu en haleine que j’ai eu de la peine à quitter ces personnages. Samuel et Sibylle, le fils et la mère, qu’on trouve, directement, confrontés à des possibles voleurs de chevaux, une culture au Kirghizistan, ce pays montagneux d’Asie Centrale dans lequel mère et fils se sont exilés pour trois mois, en solitaire et à cheval, donc, puisque c’est tout ce qu’ils ont partagé en 16 ans, marqués par une séparation, un déménagement (à Bordeaux) et un décrochage, à tous les niveaux. Sibylle veut sauver son fils de la perte, rattraper sa vie à elle qui part à vau-l’eau (on saura plus tard pourquoi) : est-ce qu’elle va finir de tomber, comme elle voit que son fils est en train de tomber ? l’acte fondateur (décider) est là, elle vend la maison paternelle à laquelle elle semblait tant tenir, prend une disponibilité de son travail d’infirmière – quand tout la destinait à devenir chirurgien – va contre les moqueries de son ex, Benoit, le père de Samuel, qui n’a de cesse de la ramener – ma pauvre chérie – à tous ses échecs précédents, au sens des réalités qu’elle n’a jamais eu, selon lui. Quand elle le fait venir, chez elle, alors qu’elle s’était juré qu’il n'y mettrait jamais les pieds, il tourne tout en dérision, se moque du robinet qui fuit (ploc)comme s’il était l’incarnation de sa propre nécessité conjugale, se dit qu’un bon pensionnat réglerait tout, comme ça l’a fait pour lui. Mais si Sibylle s’accroche à son idée folle, c’est qu’elle sait que c’est le seul moyen de sortir de sa dépression, de retrouver l’essentiel en renonçant aux fausses valeurs occidentales. Au pays des Chevaux Célestes, elle attend que Starman & Sidious, les montures qu’elle a achetées et que Samuel a nommées – pour Bowie & Star Wars – montrent à son fils qu’elles sont plus que des chevaux, enfin, qu’elles sont devenues des chevaux, qu’il faut comprendre, gérer, bichonner. Elle veut qu’il comprenne la valeur d’une simple bouteille d’eau, de quelques feuilles de papier-toilette, il faut que tu prennes, dit-elle, le moins de place possible dans le monde qui va t’accueillir. L’adolescent taciturne, skinhead en perdition, va regimber, s’enfermer dans ses écouteurs, mais suivre le rythme, dense, vivre les soirées chez les nomades qui accueillent, toujours, parce que c’est la coutume : il y a toujours un homme pour expliquer qu’on doit aider celui qui passe devant la porte de notre maison : si les portes des yourtes ne se ferment pas, c’est uniquement pour respecter cette règle. Sa mère leur parle russe – la langue de ses grands-parents – il en a les bases mais ne dit rien, s’agace de ce que Sibylle pût être populaire, voire plaire à un des randonneurs (français) qu’ils croisent, deux fois. Au fur et à mesure qu’ils avancent dans le périple, qu’ils tombent dans le piège facilement, sans se rendre compte qu’il se renferme sur eux et qu’ils ne pourront pas faire machine arrière, Mauvignier, par analepses, éclaire le passé de Sibylle, quand elle espérait encore en la vie, qu’elle aimait éperdument Gaël, ce motard rencontré sur fond de station essence ExxonMobil, avec le cheval ailé comme symbole qui peuple encore ses cauchemars, récurrents, qu’elle se destinait à la chirurgie et qu’elle avait même écrit un roman, accepté par les éditeurs, comme Beckett – d’où le prénom de son fils – ou Modiano, sans en croire ses oreilles. Il raconte l’histoire d’une vie ancienne, d’une vie morte, dont ne subsistent que la honte, le dégoût, le mépris de soi. Il use de l’anaphore – pourtant, X3 – pour dire à quel point elle était bien partie, dans la vie, et que tout s’est écroulé. À coup d’attentat à la station RER B à Saint-Michel - le 25 juillet 1995, revendiqué par le Groupe islamique armé algérien – une faille dans ses valeurs humanistes qu’elle a tu mais qui ressurgira un soir où Samuel, qui a trop bu, lâchera - sans rien savoir de ce qui s’est passé dans la vie de sa mum’- une diatribe anti-musulmans (les Arabes) stupide et confuse : il a peur des images qu’il voit des banlieues, lui qui n’y est jamais allé. C’est le point de rupture dans le voyage, la séparation brutale, un dénouement violent. Les vies secrètes de deux voyageurs ont pourtant un point commun, qui agira comme un révélateur dans une chute dramatiquement belle : le Heroes de David Bowie, une chanson qui parle de se maintenir debout même si c’est pour un jour, d’être ensemble, des héros pour un jour.
Mauvignier excelle dans la façon de reconstituer, par petites touches, les éléments qui ont fait une vie avant la vie qu’il narre, et se sert d’un roman d’aventures* - paysages et cultures à l’appui - pour écrire sur l’élément fondateur de toute création, l’amour infini d’une mère pour son fils. À ce titre, le renversement final, que Benoît, le père, qui se croyait imbattable, sur tous les terrains, perçoit via une partie de oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent (à cheval) autour d’un mouton décapité, est éloquent. Sans un mot, comme toujours, chez Mauvignier.
*idée venue de la lecture d’un article du Monde en 2014
Laurent Mauvignier, Continuer, les Éditions de Minuit, 2016
18:45 Publié dans Blog | Lien permanent
16/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (5) - LE DRAMATURGE
Quand un auteur a la chance d’être attendu, il est nécessaire qu’il aille là où personne ne l’imagine, justement. Le théâtre, Mauvignier s’y adonne en tant qu’écrivain, renverse les codes classiques en les utilisant, dans Retour à Berratham (impossible, désormais, de lire ce titre correctement) en faisant raconter l’histoire par un chœur, omniscient, qui narre le retour d’un jeune homme, appelé JH, dans sa ville dévastée par la guerre pour y retrouver l’amour de sa vie, Katja. Retour à Berratham, c’est une collaboration avec le chorégraphe Angelin Preljocaj, qui avait déjà mis en geste Ce que j’appelle oubli en 2012. Deux ans après, c’est la commande, pour la danse, d’une tragédie épique contemporaine, d’où les chœurs, la volonté d’explorer les mouvements humains tout autant que les mots. Les mots de Mauvignier, ici, sont introduits par l’usage inversé, encore, des tirets, qui situent l’avancée de l’histoire telle que le chœur la raconte, quand les protagonistes sont nommés, eux par leur pseudo de petites frappes profiteurs de guerre, et de paix, donc. Puisqu’il a quitté cette ville qui, avant la guerre, le destinait aux kilos d’ordures qu’il ramassait avec son frère, c’est paré de son amour qu’il y revient, dans ce qui pourrait être Sarajevo, Alep ou d’autres villes martyres, Gaza, évidemment. – Tu étais où, pendant tout ce temps ? lui reproche le chœur des morts ; - Taisez-vous ! C’est parce qu’il entend la voix de Katja, rétorque la mère de la jeune fille. Qui a été tuée, mais sait (omniscient, on vous dit) que Katja est vivante : elle l’est d’une vie si morte que même (s)a mort à côté n’est qu’un passe-temps ennuyeux et calme. Ce sont les femmes qu’on tue, dans cette (terrible) histoire, une par une pendant les exécutions massives pour bien marquer les esprits. Pour que la guerre, rappelle-t-elle, fasse revivre la mort d’une femme qu’on a aimée si longtemps, pour que les hommes aient soudainement peur des enfants du quartier qu’ils ont vu grandir. C’est un court texte, dense, haletant, au drame qui monte parce que l’issue ne peut pas être heureuse : la paix ne recouvre rien, lâche le chœur des morts ; pour revenir, il lui faut beaucoup plus longtemps qu’une vie d’homme.
On sort de cette tragédie marqué par le souvenir conscient d’en avoir vécu de telles, il n’y a pas si longtemps, et d’en vivre encore, aujourd’hui, malheureusement. Et toute sa vie maintenant il faudra lutter pour revoir cette image là (l’amour) plutôt que l’autre (la mort). Quand les deux sont mêlés, ça donne le romantisme – les amants du Pont de Sarajevo. Quand la vie ne laisse pas le choix entre l’un et l’autre, c’est une damnation.
Laurent Mauvignier, Retour à Berratham, les Éditions de Minuit, 2015
En 2012, Mauvignier s’était essayé au théâtre, déjà, avec un huis-clos (dans une maison d’enfance désertée depuis longtemps, retrouvée à l’occasion des funérailles du patriarche) forcément sartrien, ce qui est le cas, puisque Tout mon amour met en scène des morts et des vivants, sans qu’on sache vraiment qui est qui, sauf qu’un des protagonistes (le grand-père, ici dénommé GP, comme P, M & F suivent, dans la lignée, sauf Élisa, qui a droit à son prénom) apparaît aux yeux de son fils sans que les autres le voient. Pour en finir avec l’analogie, il y aura dans la séquence 11 une scène de violence (Mais crève à la fin, Papa, crève !) à laquelle le GP pourrait rétorquer qu’il est déjà mort, comme Inès le fit en son temps. Mais c’est un mort qui s’ennuie, qui jouerait bien à la belote mais n’a plus comme distraction que de venir hanter son fils, au sens réel : lui reprocher d’avoir été froussard enfant, cocu une fois marié, juste un peu moins mauviette, au final, que son pédé de frère. Lequel s’est exilé en Chine et n’est pas revenu, lui : on enterre sa propre vie bien avant que ses parents meurent, parfois. En l’occurrence, celui qui est resté, c’est le père, pas la mère. Il faut dire, lâche-t-il, des morts, en une vie, on en entasse tellement. Il y en a une, restée silencieuse, mystérieuse, qui s’impose dans la pièce via le personnage de Élisa – Elle ?! Elle ?! Elle ? Élisa ? Élisa ? – qui se rappelle à eux en faisant voler en éclats le misérable petit tas de secrets que constituent les existences mêlées de chacun d’entre eux. La scène où elle sollicite la mémoire du F est très poétique, parce que les enfants sont épargnés, quand ils le peuvent. Quand l’un ne prend pas la place de l’autre pour pallier son absence, quand il ne sollicite pas de sa mère tout son amour, elle qui viscéralement ressent chaque étape de la vie de celui qui est resté comme le négatif de celle qui ne l’est pas. Je sais, un enfant, ça n’a pas la même mémoire qu’un adulte, lit-on dans la pièce, et la révélation de qui était Élisa, ce qu’elle a subi, agit en catharsis de ce que la famille, toute la famille, a tu. A dénié, psychanalytiquement. Comme chez Sartre, les personnages vivent leur châtiment au fur et à mesure qu’ils en ressortent les mots ; la sentence ayant déjà été prononcée chez ceux qui sont morts mais restent en quête de justice, elle frappera davantage ceux qui restent et doivent s’accommoder d’une réalité toute autre que celle avec laquelle ils ont passé tout une vie. Dieu ne me veut pas de mal, dit Élisa. Il sait que je n’ai pas voulu, Il sait tout ça, que ce n’est pas ma faute. Elle est peut-être la seule à y croire, néanmoins : pour les autres, les adultes, la véritable punition sera peut-être, comme le GP, de ne jamais mourir vraiment.
Laurent Mauvignier, Tout mon amour, les Éditions de Minuit, 2012
Dans Une légère blessure, créée au Théâtre du Rond-Point, en 2016, Mauvignier use d’un monologue qui n’en est pas un, techniquement, puisque le personnage, le seul qui parlera, la Femme (pas moins de 40 ans, établit-il en amont) s’adresse à une jeune fille – qu’on ne verra pas - dont on comprend qu’elle est l’employée de maison, d’origine orientale (nabab, ça vient peut-être de chez vous, non ?), qui ne parle pas français (rassure-toi, personne ne parle plus français), qu’elle a fui, en bateau, un pays où les femmes sont lapidées dès qu’elles s’adonnent au plaisir de la chair. La maîtresse de maison, qui fait préparer un repas pour 8 personnes, soliloque, dans un rythme saccadé, fait de phrases interrompues, de suspens. Elle finit par tutoyer sa petite bonne, parle, seule, des hommes qu’elle a rencontrés – dont Roberto, le bel Italien qui lisait Rimbaud et qui aurait pu faire d’elle une Italienne aux enfants italiens – du sexe, de l’amour, de l’impression qu’à chaque fois ça va être différent et, dit-elle, du mécanisme qui se produit à chaque fois, des étapes par lesquelles chaque histoire va passer : le moment de pur bonheur qui semble voué à durer toujours ; le quelque chose qui pâlit, dans le regard. Puis, comme dans les relations amicales – cette douleur qu’ils agitent si fort en vous, parfois, les gens – ou familiales, juste la lente et longue dissolution du lien : c’est le souvenir d’une scène avec son père qui remonte, des années et des années après. J’avais quoi, huit, neuf, dix ans ? se questionne-t-elle. J’étais à peine plus jeune que toi, confie-t-elle à sa servante, dont elle se sert comme effet-miroir, dans un mélange de condescendance – tu ne sais rien, tu laves, tu rinces, tu plonges les doigts dans l’eau sale – et de sororité forcée. Ce texte très court (35 pages) est une fois de plus un texte sur l’attente, qui se fait l’écho des failles de chacun. Des incompétences, dit la Femme, qui a un jour établi la liste des siennes. Le rapport (social) de force vole en éclats quand la Femme laisse, dans le discours, ses plaies supplanter les réussites qu’elle a engrangées, quand celle qui est prise à partie peut encore postuler à une vie meilleure dans tous les sens du terme.
Laurent Mauvignier, Une légère blessure, les Éditions de Minuit, 2016
Pour sa 4e – et dernière à ce jour – production théâtrale, Proches, en 2023, Laurent Mauvignier définit une structure (et une nomenclature) classiques, avec nom du personnage dans les dialogues, explications en amont sur les ellipses, le dialogue intérieur ou l’ironie, pour mettre en scène l’attente d’une famille – et quelques valeurs ajoutées – réunie pour célébrer le retour du fils prodigue, Yoann, dont le fait-d’armes sera d’être une présence muette (et spectrale) dans une pièce fondée, avant tout, sur le langage. Parce qu’à force d’attendre l’arrivée de Yoann, après quatre ans de prison pour un cambriolage qui a mal tourné, les protagonistes – Didier & Cathy, le père et la mère, Malou & Vanessa, ses sœurs, Quentin & Romain, les compagnons des filles, Clément, celui de Yoann)- se tournent autour dans une métalinguistique qui rappelle le meilleur de Nathalie Sarraute dans Pour un oui ou pour un non – donc, rien, c’est pas tout à fait rien, quoi – quand ils s’affrontent, nerveux, à coups de stichomythies (- C’est pas ce que je voulais dire – C’est ce que j’ai entendu – C’est pas ce que j’ai dit. Qu’ils recréent la tension d’une famille dont les parents se sont exilés dans le Nord, à 600 kilomètres de la maison où ils ont passé vingt-deux ans, pour éviter d’avoir à affronter les voisins et amis (Des connards, pour Vanessa – Y’en a pas eu un seul pour vous soutenir) pour qui les 500 balles volés dans la caisse du patron de la menuiserie, plus le casse raté, marquaient la famille du sceau de l’infamie. Les scènes s’enchaînent avec des binômes, souvent, qui se confrontent à leurs ratés, aux non-dits, les parents qui culpabilisent de n’être pas, peut-être, suffisamment allés au parloir (- j’allais dire mouroir), les deux sœurs qui se reprochent mutuellement les vies qu’elles mènent et le lien qu’elles ont avec leur frère. On s’en veut, toujours dans la métalinguistique, de faire les questions et les réponses, il y a, en filigrane, l’annonce que le père doit faire et reporte sans cesse (-Qu’est-ce que tu vas leur dire ?), l’histoire tragique de Yoann et de son amant, le spectateur, dans la lignée de la double énonciation théâtrale, quand le spectateur voit Yoann alors que les protagonistes l’attendent (à la Godot) ou lui parlent secrètement, comme Malou, dans la scène où, ou sa mère, quand il lui demande si elle a honte de lui, ou d’elle. Il n’y a que Romain – le cinglé de la famille – pour assurer qu’il est pas ici. Il est pas là. Il est nulle part, quand la tension l’emporte, puisqu’ils finiront finalement par l’attendre cent-sept ans, comme le redoutait Didier. Et que ce laps de temps suffira pour que les derniers secrets soient levés.
Proches (On est si proches - tellement rapprochés qu’on peut plus respirer – j’étouffe – on étouffe à force d’être si proches) est encore une pièce sur la damnation, un leitmotiv chez Mauvignier : Tout le monde est – oui, tôt ou tard, tout le monde est / (condamné) lâche Cathy, la mère, à la fin, sans préciser à quel niveau, puisque personne accuse personne, ou l’inverse. C’est une mise en scène de l’enjeu des mots, ceux qu’on ne dit pas (la marque de fabrique de l’auteur) et ceux qu’on lâche parce qu’on ne peut plus les retenir, comme le cri d’un muet. L’attente est le sujet définitif de l’histoire, c’est en elle que la pièce trouve sa matière et l’absurde de son intitulé.
Laurent Mauvignier, Proches, les Éditions de Minuit, 2023
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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14/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (4)
Autour du monde, paru en 2014, a reçu le Prix Amerigo-Vespucci, décerné au festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, qui récompense des ouvrages portant sur le thème de l'aventure et du voyage. Ça tombe bien, parce que le 10e roman de Laurent Mauvignier porte parfaitement son titre, et s’appuie sur un événement majeur de l’histoire de la géographie (et ses corollaires), le tsunami du 11 mars 2011 au Japon, un séisme de magnitude 9,1 survenu dans les profondeurs de l'océan Pacifique, qui déclencha une vague meurtrière qui fit 20 000 morts et laissa derrière elle un demi-million de personnes sans-abris. C’est d’abord via Guillermo, un Mexicain en visite au Japon – un départ subit, comme il les aime – qu’on va assister, sur place, à la genèse de la catastrophe : il est avec Yûko, rencontrée depuis peu, ils forment depuis 72h un couple bukowskien à base d’alcool, de drogues, de sexe sauvage et de bagarres, ils partent sur un coup de tête pour le Sud du pays – elle l’invite sans vraiment lui demander de venir, simplement en ne lui interdisant pas de le faire – il est tout à ses pensées sur le corps tatoué de la jeune fille – à l’énergie d’une bête marine et secrète - quand ça arrive lentement, un frissonnement. Deux minutes de tremblement avant la vague. Sur la première phase, Yûko sait ce qu’il faut faire : on l’a appris à l’école. Guillermo, lui, doit sa vie – ironie – au séisme de Mexico, en 1985, mais dans sa stupéfaction, il ira là où il ne fallait surtout pas aller ; Yûko n’a pas la force de le prévenir, elle sait au fond d’elle-même que des milliers de gens vont mourir ici. On ne trouvera trace d’elle que dans les autres récits dans le récit, enchâssés ; Mauvignier, c’est sa marque de fabrique, passe d’une histoire à une autre au sein d’une même phrase ; c’est Frantz, qu’on retrouve en croisière, à bord de l’OdysseeA, en pleine Mer du Nord. Il est seul à bord, ne s’accommode pas de la compagnie des autres, surtout ceux qui, comme lui, ont gagné le voyage – les Heureux Gagnants – au supermarché, comme dans Loin d’eux, tiens. Tout juste ouvre-t-il un œil sur le mystérieux Dimitri Khrenov, parce qu’il trouve sa fille Véra à son goût. C’est par l’information reçue de la catastrophe au Japon que le lien se fait, puisque Dimitri est un sismologue rompu à la tectonique des plaques qui tient conférence (improvisée) dans un salon, s’émerveillant d’un monstre à 800 km/h devant des croisiéristes qui ne goûtent guère le catastrophisme. Pas moi qui suis responsable s’ils construisent des villes entières là où leurs ancêtres savaient qu’il ne fallait pas le faire, maugrée-t-il. Avant que Frantz, dans le récit, lui sauve la vie puisque, frappé d’Alzheimer, il s’est aventuré quasi-nu sur les pontons, en pleine nuit… On bascule une fois de plus, devant des images des Bahamas et de République Dominicaine, avec l’histoire de Taha et Yasemin, venus d’Istanbul ; Taha est un professeur de sport qui a peur de l’eau – la peur dans tout le corps – mais il la surmontera en compagnie des dauphins. Mauvignier compose un puzzle fait de grandes et de petites pièces, puisqu’on passe sans prévenir à l’aéroport de Tel-Aviv, avec Salma qui arrive le 10 mars – veille de la catastrophe – et se fait arracher son sac par un voleur profitant de la panique liée à un attentat raté, dans l’aéroport. On est dans l’actualité du Printemps arabe, elle vient se confronter, à 46 ans, à l’origine de ses grands-parents, à une histoire familiale faite de secrets et de non-dits. Elle prend un taxi pour Jérusalem, la ville trois fois sacrée, ses six millions d’arbres qui la cernent à la mémoire des six millions de déportés, rencontre Luli, avec qui elle va s’entendre, confronter leur vision du passé qui détermine le présent, elles iront à Yad Vashem, le mémorial des victimes de la Shoah, entre deux monologues intérieurs – son grand-père était-il nazi, est-ce pour ça qu’il s’est retrouvé au Chili, là où sa mère et elle sont nées ? – ou débats enflammés (comment voulez-vous que sept millions de Juifs entourés par une centaine de millions d’Arabes ne soient pas perpétuellement inquiets ?) sur ce qui fait les origines et l’identité. Puis on passe à Moscou, dans le froid, avec Syafiq, de Kuala Lumpur, qui regarde à la télé les images du Japon, s’intéresse à cette miraculée sauvée par sa doudoune qui lui a servi de bouée (Yûko). Il veut faire du tourisme, sans conviction, termine chez Mc Donald’s pour bien souligner l’absurde que la mondialisation a créé, retrouve Stas qui prétexte l’accouchement de sa femme pour l’éviter pour, finalement, se noyer dans un épisode de sexe sauvage, qui clôture une histoire d’amour née à Rio – le bracelet brésilien en est témoin – qui ne dépassera pas la nuit. L’énonciation s’accélère, chez Mauvignier, qui écrit au futur simple et use du On pour mieux souligner l’antiphrase puisqu’aucun avenir n’est possible entre eux et que leur union n’est qu’une chimère. On n’en saura pas plus puisque c’est Monsieur Arroyo qui a pris le relais du récit : il est Philippin, préposé aux serviettes dans un hôtel de luxe à Dubaï. Il ne se plaint pas, dans ce décorum où l’eau, le sable, les palmiers ont été construits, il a embarqué, jeune, pour changer de vie, très loin de la misère, il est maintenant à l’ombre de la richesse, c’est déjà, considère-t-il, être presque riche soi-même. Que la Française fortunée, qu’il attirait quand elle était seule, fasse semblant de ne plus le connaître une fois son mari arrivé, n’a aucune espèce d’importance pour lui : de toute façon, Monsieur Arroyo ne pose pas de questions. Coïncidence, on enchaîne avec Dorothée et Denis, des jeunes mariés en partance pour le pays qu’il a fui – mais dans lequel il retournera mourir – les Philippines ; juste le temps, dans l’avion, de percevoir l’envers du décor de l’idylle, les tromperies qu’on n’a pas pardonnées et on débarque dans le cratère du Ngorongoro, en Tanzanie, avec Stephen et Stuart et leurs épouses Jennifer et Maureen, interchangeables dans leur fonction de working girls uper-class australienne. L’Afrique, elles connaissent, mais ça n’empêche pas Stuart de descendre du 4X4, à la grande surprise de tous, pour s’avancer vers les lions, seul avec son appareil photo. Un geste – le luxe de l’adrénaline, l’apparence du danger - qui fera ressortir les vieilles histoires, les coucheries, la rivalité et des secrets plus lourds encore. Il fallait mettre en scène sa supériorité sur le reste de ses concurrents : la photo – les siennes sont toutes ratées- prise par sa femme trônera au-dessus de son bureau, à Sydney. Peter, lui, est noir, mais ne connaît rien à l’Afrique, c’est à Rome qu’on le retrouve, une ville qu’il connaît par cœur, lui, le Londonien, mais c’est la première fois qu’il s’y retrouve au bras d’une jolie jeune fille, Fancy, qu’il a ravie à Owen… son propre fils. Peter veut garder Rome comme sa ville éternelle, il est loin des préoccupations humanitaires de son fils – mon père est un putain de Noir qui méprise tous les Noirs – se heurte psychanalytiquement au Moïse de Michel-Ange (dans le Rione Monti, dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens) quand Fancy, elle, découvre à la télévision, aussi, les ravages d’un séisme d’une magnitude de 8,9, les mêmes images d’une Japonaise miraculée qui fait le lien entre les histoires. Le monde entier est reconstitué autour d’une même articulation, qui l’a secoué. Juan et Paula passe le Golfe d’Aden, en Somalie, quand des pirates attaquent leur catamaran : leur tour du monde s’arrêtera là, parce que le vieux flic en retraite n’a pas voulu s’avouer vaincu. On passe vite à Giorgio et Ernesto, les Italiens, qui se sont liés quand la femme du premier est partie et celle du second est décédée ; ils vivotent, se chamaillent un peu quand le premier convainc le second de partir à la frontière slovène, à Nova Garica, dans le plus grand casino d’Europe ; la veille du départ, les deux sont pris de scrupules et les rôles s’inversent, il est question de la peur de gagner pour l’un, de réhabiliter son image pour l’autre – en aidant son ex-femme à mourir dignement – de Géronimo, le chien, qui s’est échappé, de ce court voyage qu’ils feront quand même avec ceux qui ont payé une misère ce qui va leur coûter une fortune. Alec et Jaycee partent eux pour la Thaïlande avec Samran et Lisbeth : c’est dans ce pays que Jaycee va, petit à petit, se laisser habiter par les esprits, elle, l’Occidentale qui se désole qu’on ne puisse pas parler de ces choses-là chez elle sans passer pour une cinglée. Elle disparait une nuit, et le lecteur remonte l’écheveau de ses failles, de son enfance, de sa maternité, avant de basculer sur une scène d’autostop et de Mc Donald’s, de nouveau, entre Bill et Mojito – un gros lard de Portoricain - destination la Floride ; c’est au comptoir du diner que les images de CNN leur montrent tout le Nord-Est du Japon rayé en rouge, mais les deux hommes n’y font pas attention ; il y aura l’histoire des deux frères Mitch– l’écrivain qui n’a pas écrit une ligne depuis cinq ans - et Vince, d’un parricide évité de justesse, un conducteur raciste et acariâtre qui n’aime pas Obama, Deanna, la banalité de l’Amérique qui a renoncé, il y a à la télé, dans les brumes de l’explosion de Fukushima, l’idée que le Japon, si lointain, va les emmener ailleurs. Je peux te dire que j’en ai rien à foutre, si tu veux, rétorque Vince. Il y a Disneyland le lendemain pour réconcilier la famille – moins le frère reparti sans un mot – il y a Fumi et ses parents en voyage à Paris, Fumi, qui veut téléphoner à ses grands-parents…au Japon, Autour du monde, c’est l’histoire de tous ces gens qui ne se rencontreront jamais liés par un instant, un seul, celui qui a fait basculer le monde sans que ceux qui n’ont pas été directement touchés lui accordent la moindre importance. C’est l’histoire d’un monde global mais fragmenté, isolé dans chacune des solitudes qu’incarnent la farandole de personnages que décrit Mauvignier, un kaléidoscope de cultures restreint, parfois, au pire de chacune d’entre elles. Quand un événement – un vrai, celui déterminé par son immédiateté, son intensité et son historicité – se déroule dans le monde, chacun se souvient, des années après, ce qu’il faisait à cet instant précis. Laurent Mauvignier s’est une fois de plus servi de ses cercles concentriques narratifs pour se souvenir de ce qui a précédé – juste avant – le 11 mars 2011, ce qui a suivi également : les répliques ne sont pas toujours que sismiques quand le monde a bougé.
Laurent Mauvignier, Autour du monde, les Éditions de Minuit, 2014
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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11/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (3)
Et puisque l’Algérie – les événements – s’est inscrite en filigrane, disais-je, dans les deux premiers romans de Laurent Mauvignier, il est temps de me souvenir d’un ouvrage que j’ai eu le loisir de faire étudier à des classes de 2nde, c’est dire si ça n’est pas d’aujourd’hui. Non pas que je n’aie plus eu, entre-temps, à m’occuper de 2nde, mais parce que faire étudier un tel roman, désormais, est inenvisageable : pas parce qu’il est (trop) complexe, mais parce que le processus d’abrutissement, lancé à pleine allure, ne le permettrait plus ailleurs que dans des cercles privilégiés. Bref. Des hommes, paru en 2009, trois ans après Dans la foule, qui avait marqué les lecteurs par sa construction, là encore (chronique à paraître), c’est un roman sur la Guerre d’Algérie comme il en paraissait peu, encore – je citerais Le Dehors ou la migration des truites, d’Arno Bertina, Une guerre sans fin de Bertrand Leclair et, j’ose, ce petit roman, Tébessa, 1956, dont on parla un temps. Couplé dans ma mémoire à un film majeur, pas assez reconnu, la trahison, de Philippe Faucon, le dilemme des harkis, la porte qu’ils ouvrent dans leur conscience avant de la laisser ouverte aux sourires kabyles des fellaghas…
Pourtant, en reprenant Des hommes, c’est toujours The Deer Hunter, le film de Michael Cimino, qui revient en mémoire, tant la structure – et la volonté – sont les mêmes d’aborder LE sujet par derrière, une époque par celles qui ont suivi, qui les a déterminées sans que ses acteurs l’aient choisi. Des hommes commence dans la même semi-campagne (entre exode rurale et milieu industriel) que dans Loin d’eux, La Bassée. On entre, via le découpage d’une journée (après-midi, soir, nuit, matin) qui structure au roman, dans la salle des fêtes du village qui accueille la retraite de Solange, cantinière du collège, et ses 60 ans. Arrive Bernard, son frère ainé - qui ne voit plus qu’elle de la famille nombreuse dont ils proviennent. Un narrateur omniscient et tournant décrit une scène qui va glacer la fête quand Bernard, l’alcoolique (pour faire vite) que tout le monde ici appelle Feu-de-Bois, lui offre une grande broche en or nacré, de chez Buchet, qui surprend l’assemblée, Solange en tête, mais aussi tous les témoins, qui jasent : avec quel argent ? On le soupçonne de l’avoir volé à sa mère, qui ne voulait plus le voir, lui intériorise C’est à Solange, c’est pour Solange, ça ne regarde personne mais la broche va se faire déclencheur de tous les non-dits – le fonds Mauvignier – et les rancœurs accumulés. Ils ont toujours crevé de jalousie, pense-t-il. Et, comme si un ressort avait été cassé, va déclencher le mécanisme de la mémoire autant que ce que ce Bernard assène à Saïd (Chafraoui), l’un des convives. - Lui, le – Arrête – le bougnoule, les mots sont lâchés et comme toujours chez Mauvignier, c’est ce qu’ils ne disent pas qui compte. Rabut, le cousin, le bachelier, le pense en lui-même, néanmoins : impossible pour moi de porter la main sur Feu-de-bois ; il est membre du conseil municipal – le même qui a rejeté la candidature en son temps de Chafraoui – membre de l’Amicale des Anciens d’Afrique du Nord et à partir de là, toute la violence et le ressentiment contenus des décennies écoulées vont construire le récit. Parce que Feu-de-bois, chassé de la fête, part s’en prendre à la femme de Chafraoui, chez lui, dans une scène glaçante d’implicite dont le lecteur gardera longtemps le sourire mort, impossible de l’agresseur via la description, clinique, d’une mobylette au sol, dans la cour, avant l’arrivée du mari, qui le met en fuite.
Des hommes, le soir, c’est le conciliabule de ceux, importants, qui se réunissent chez Patou pour savoir quelle suite donner à l’affaire – il aurait pu faire pire, je veux dire – considérer la plainte qu’il faut porter ou pas. Ce sont les pensées du cousin Rabut qui voudrait dire Monsieur le Maire, vous vous souvenez la première fois que vous avez vu un Arabe ? mais qui ne le dit pas parce que ça n’est pas permis. Qui voudrait interpeller l’édile (est-ce qu’il y est allé, est-ce qu’il a vu ? Est-ce qu’il s’est ennuyé, est-ce qu’il a eu peur ?) mais sait qu’il est trop jeune pour ça. Il y a Solange, qui défend un idiot alcoolique, mais pas un idiot méchant. - Qu’est-ce qu’il vous a fait, Bernard, pour que vous le détestiez comme ça depuis toujours ? Il y a cette faille chez les Anciens d’Algérie, leur façon de ne pas en parler, du séjour au Club Bled, cette part d’eux-mêmes cachée ou calfeutrée (…) endormie. Il ne s’agirait pas qu’on remette sur Feu-de-bois toutes les haines et les rancoeurs qui trainent encore dans les familles. La mort de sa jeune sœur Rosie, qu’il a rejetée, sa façon, en catimini, de nous mépriser, pense Rabut, parce qu’il a vécu un temps, en banlieue parisienne. Quand, lorsque la quille est arrivée, il a envoyé un télégramme à ses parents, Bernard, pour dire qu’il ne rentrerait pas. Il a mis 15 ans pour le faire quand même, laissant Mireille, fille de colon, rencontrée à Oran et les deux enfants qu’il a eus d’elle sans un mot d’explication. Désireux de récupérer l’argent de la loterie que sa mère lui avait pris, puisque mineur, alors. Le reste, on n’en saura rien (quand il est revenu, pas un mot, à personne) parce que dans Mauvignier, les choses ne se dévoilent pas, elles se devinent et s’imbriquent entre elles. Et quand il est revenu, je veux dire, quand il est revenu, quinze ans après tout le monde, ça a été comme si pour lui la guerre venait de se terminer.
La guerre, on y retourne par analepse au tiers du roman, quand Bernard prend le train pour Marseille, en 1960, avec sa valise en bois et son missel ; il se jure de tenir les 28 mois réglementaires pour ensuite récupérer son dû, ne fait pas attention aux jeunes hommes comme lui qui s’entassent, en ricanant ou sans un mot. Il se dit, quai de la Joliette, que cette fois, il va voir la mer, même pour une nuit, sans savoir que toute sa vie sera perforée de ce coup de sirène qui annonce le départ. Qu’il la passerait sous les petits serments qu’on s’était faits à soi-même de ne rien dire de ce que c’était là-bas. Et le roman, dans sa nuit, d’ouvrir sur les expéditions punitives, villages rasés, bébés projetés au sol, le moindre suspect (de rien) abattu. Il y a Rabut, Bernard, Châtel le pacifiste, Nivelle – ironie ? - Poiret, les autres. Il y a les photos des chéries qui les attendent (ou pas) : ici, les femmes sont des souvenirs cachés dans le portefeuille, ou celles qu’on va voir en permission, sans que ça compte. Il y a la peur du guet, l’effroi du craquement de brindilles sous des pas, il y Fatiha, 8 ans, dont Bernard gardera la photo quand il aura oublié ses enfants, il y a Idir et son grand-père, héros de Verdun, mais ca ne compte pas, ces harkis, traîtres aux Algériens. Ils parlent des Arabes, comme si tous les Arabes, comme si. Il y a surtout l’absurde de l’expédition punitive d’une expédition punitive, le médecin de la caserne retrouvé muscles arrachés jusqu’au squelette, et les questions que Bernard – pas encore Feu-de-bois – se pose - ce qu’on ferait aussi, nous autres, si on nous privait de nos terres – et qu’il tait, sur la place d’armes. Tous savent déjà que quelque chose a changé. On ne sait pas quoi. Rien ne va changer. Et pourtant tout.
Des hommes, c’est un roman sur savoir se taire (…) mais plutôt se taire et ne pas savoir. On assiste au basculement de Bernard – dans l’alcool et la fureur - à la suite d’un rendez-vous amoureux manqué au Météore, quand il en était encore aux projets d’avenir et aux pensées humanistes (s’il était Algérien, sans doute serait-il fellaga), quand il se demande si des hommes font ça, des deux côtés. À l’essence de l’inimitié avec Rabut, aux vieilles histoires qui ressurgissent entre eux. Au cœur qui se vide, aux mains qui en viennent à elles, pour une bagarre qui va déterminer leur vie : parce qu’ils passeront la nuit en prison, qu’ils ne seront pas au rendez-vous de la caserne, que… C’est Février qui raconte un dénouement qui n’en est pas un, puisqu’il crée lui-même le nœud des existences et de leur récit. Cette idée ridicule (…) de penser qu’ils ne se sont pas réveillés… Avant que le matin soit laissé à Rabut, pour un finale époustouflant de beauté triste.
Mauvignier, en 2009, avait déjà laissé une trace importante, en une décennie de littérature ; là, en s’emparant d’un sujet – la guerre, la Grande pour les vieux – c’était pas Verdun, votre affaire – la corvée de bois et les lâchages en hélicoptère des plus jeunes partis sauver le pays dont lui (Bernard) n’avait pas vraiment compris qu’il était en danger – qu’on pouvait à peine évoquer (Benjamin Stora a toujours établi qu’il fallait 50 ans pour parler d’une guerre, on y était), il devient un auteur majeur dans sa façon de laisser les choses se dire d’elles-mêmes, une fois de plus. Pas sur les photos, qui ne laissent rien savoir de la peur au ventre. Mais dans les correspondances des événements et de leur conséquence sur la vie qu’ont vécue les personnages – si Mireille n’a pas été au rendez-vous du Météore, c’est que les pieds de vigne de son père ont été saccagés, Tous des communistes, tous d’accord avec des terroristes. Même dans l’Histoire, la phénoménologie joue son rôle. Surtout dans l’Histoire.
Laurent Mauvignier, Des hommes, les Éditions de Minuit, 2009
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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08/06/2025
TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (2)
L’année d’avant Apprendre à finir, quand on était encore, pour un an, dans le siècle de Sartre et de Claude Simon, Laurent Mauvignier sortait, à 32 ans, son premier roman, dense, volontairement irrespirable dans la mise en page, Loin d’eux. Une histoire de deuil(s) dans une famille modeste, une histoire jamais dite. Ou bien à mi-texte, dans une généalogie dont il faut sortir le père (Jean), la mère (Marthe), mais aussi l’oncle Gilbert, la tante Geneviève, Luc, le fils, Céline, sa cousine. Autant de personnages qui deviennent narrateurs, directement ou indirectement, dans cette famille – ceux d’ici – où on espère et on attend que le bonheur vienne à nous. Luc a quelque chose en lui qui ne veut pas grandir, pensent ses parents, qui s’agacent de son inaction – les heures passées dans sa chambre, cette zone de rêves aux affiches de vieux films de cinéma – mais prennent de plein fouet son départ pour Paris, son travail de serveur (sartrien), dans un bar. Le constat que ce sont les choses irritantes qui manquent le plus, malgré les lettres qu’il envoie, qui rassurent en peu de mots, lesquels ne trompent personne. Parce chacun de ceux qui restent a sa propre vision de ce qui a généré l’absence, et le non-dit : la mère - qui s’est enfermée dans des intonations qui ne manquaient pas d’avoir été prélevées dans la voix de (mon) père, souvent – s’est protégée d’un Luc il pense à autre chose bien pratique ; le père – qui a connu l’Algérie, un filigrane dans le travail de Mauvignier - aux mains qui se sont fondues dans la peinture bleue de l’usine, qui aurait voulu qu’il vienne au moins une fois pour voir là où la vie m’écrasait mais n’a jamais su lui dire autre chose qu’il le comprenait quand il ne le comprenait pas. Lui, il vaut mieux que ce qu’on a eu, ça a été leur seul credo, qui ne tiendra pas quand l’absence se fera plus marquée, plus définitive. Parce que la famille est frappée par la mort, doublement, une première fois quand le mari – courageux, ce qui vaut toutes les valeurs, dans ce milieu – de Céline se tue en voiture. On n’a jamais bien su dire les choses, lâche Gilbert, quand Luc voit dans le cérémonial des funérailles une mise en scène patraque : une dégringolade des mots sur le malheur. Il exhorte sa jeune cousine à ne pas se laisser déterminer par ceux qui la restreignent à ça, désormais (Ils ne veulent pas que je vive), quand lui est pris par ses propres démons – son invisibilité, ses bruits dans sa tête – qui l’emporteront, ne laissant qu’un Post-It jaune griffonné au stylo Bic, ouvert sur deux points qui ne démontrent rien. J’aurais jamais cru comment ça tournerait, la vie : les propos qu’il a tenus à la mort du mari de sa cousine se retournent contre ou sur lui, quand dans le même temps, en Hamlet moderne, il sait que mourir c’est pareil que dormir. On sent qu’ils taisent ce qu’ils portent, dit-on de ces gens simples : peut-être qu’un homme ça vit les choses dans le silence, avance-t-on comme explication, quand Geneviève lâche, elle, un Qu’est-ce qu’on n’a pas su ? qui ne dit rien de l’acrimonie – inavouable – qu’elle voue à son neveu, lequel a perverti le deuil de sa fille.
On est à quelques heures de Paris, en pleine campagne, dans les années 80, à la louche. Il y a une belle relation entre les deux cousins – depuis l’enfance nous gardons nos secrets, moi et Céline – mais elle ne sera pas le sujet du récit d’un éloignement culturel avant d’être géographique. C’est un roman sur le conflit des générations, diraient les sociologues d’aujourd’hui, mais c’est surtout un récit sur le non-dit, le silence et les non-dits qui bouffent tout, à une époque où parler ne se faisait pas, dans ces milieux. C’est pas comme un bijou, mais ça se porte aussi, un secret, lit-on en incipit. Un roman sur le conditionnel passé – le mode du regret – quand le père, dépassé, se dit peut-être, on aurait pu, se rappelant que Luc, profitant de l’absence momentanée de sa mère, a concédé une fois les bruits, ces choses sans nom qui vous tordent le ventre. Le drame – le sien, le leur – tient lieu de conséquence d’un indicible trop écrasant : peut-être il était mort, Luc, des mots enfouis.
En en parlant, je ne dévoile pas l’action, que le roman intègre par strates de narrations, par la structure même du récit, en deux parties, dont la 2e en comprend deux ; l’écriture, disais-je, est très dense, s’interrompt, parfois, pour passer à la ligne, dans un rejet abrupt. Les narrateurs sont rappelés dans le récit pour que l’énonciation soit fluide, on veut savoir ce qu’il adviendra de ces hommes frappés par le sort comme s’ils étaient programmés pour ça. On lit des scènes de village qu’on lirait dans Flaubert et pourtant le récit est contemporain, c’est dire, en soi, l’anachronisme qui pèse sur ceux qui y habitent. Ceux d’ici, en opposition à ceux qui rêvent d’ailleurs ; un ailleurs qui ternit tellement les affiches de cinéma – Jean Seberg, Greta Garbo, Marlene Dietrich, Gary Cooper, par-dessus tout – que les acteurs semblent se parodier eux-mêmes et perdent toute forme de conviction dans l’illusion. C’est un roman sur l’effacement, de soi, des autres, de ce qui est censé faire la vie.
Laurent Mauvignier, Loin d’eux, les Éditions de Minuit, 1999
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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