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26/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (9)

livre_moyen_2707319643.jpegJ’avais une petite appréhension en extirpant mon Dans la foule de ma pile à lire : les livres qui vous ont profondément marqué sont rares, et parfois, les reprendre vous amène à vous demander pourquoi vous leur avez consacré tant d’attention, toutes ces années. Un livre qu’on a aimé, c’est comme une histoire qu’on a vécue, on a toujours un peu peur d’en avoir enjolivé le souvenir. Mais là, c’est un nouveau coup de poing reçu à l’estomac, la (re)lecture de ce roman qui avait déjà l’immense nouveauté de traiter d’un événement par un angle inattendu, indirect. Par derrière, ai-je déjà écrit à propos de Mauvignier, puisqu’il y a souvent parenté avec l’héritage sartrien.

L’événement, c’est la finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions, le 29 mai 1985, le choc entre la Juventus de Turin – l’Italie des riches, la réussite insolente de Fiat – et des Reds de Liverpool, ville sinistrée et soumise au chômage de masse – deux belles écuries, dit-on dans le milieu, dont l’une, l’italienne, est menée par Michel Platini – pour une fois que les Français ont un joueur qui est Dieu – 30 ans à l’époque et 70 aujourd’hui même, qui dira au retour, dans l’avion, qu’il arrête le football. Non pas parce qu’il a tout gagné, y compris ce match-là, mais parce qu’il l’a gagné – et qu’il a célébré son but – alors que les deux équipes et la moitié du stade du Heysel ignoraient que les bagarres du virage Z, la charge des Anglais, la panique qui a suivi, ont provoqué 39 victimes, au final. On parle d’une dizaine de morts, entend-on dans les travées autour du stade, tout au début, puisque c’est là que l’action du roman se passe et qu’elle trouve sa genèse : la veille, Tonino & Jeff – un français de la Bassée, toujours – sont venus tenter leur chance – 11000 supporters de Liverpool, 60000 de toute l’Europe (dont beaucoup d’Italiens qui auront acheté des places belges), 400000 demandes –  tant les sésames sont rares et Gabriel, tout à sa joie du poste qu’il vient de décrocher, ne se méfie pas quand il invite les deux hommes à boire un verre avec eux ; il se méfiera davantage du regard que Tonino porte à Virginie, sa compagne, mais ne verra rien du moment où il dérobe les billets dans le sac de la jeune fille. Furieux, une fois rentrés chez eux, du subterfuge commis, il se jure de les retrouver le lendemain – j’attendrai et guetterai le moindre Teddy avec Chicago inscrit au dos – et part à leur recherche, autour du stade. Là où l’Europe a rendez-vous. C’est de là qu’il vivra ce chahut et ce mouvement qui soulève les gens quand ils sont à plusieurs et que déjà ils ont bu, cette ivresse au-delà de l’alcool qui fait que les Anglais vont mettre la capitale belge sur le pied de guerre. Il ne sait rien de Francesco & Tana, que ses voleurs – un grand aux allures squelettiques (…) et l’autre, l’Italien, plus petit et bouclé – ont rencontrés dans le métro, juste avant d’aller au match : eux viennent de se marier, voyagent à destination d’Amsterdam avec arrêt à Bruxelles pour assister au match, puisqu’on leur a offert le Graal. On ne meurt pas pendant son voyage de noces, se répètera Tana, hébétée, après que son homme l’aura sauvée de la horde – cours, Tana– quand lui périra étouffée par une foule bloquée, en bas des tribunes, par des barrières de béton – désormais interdites – qui ne céderont pas et provoqueront l’étouffement de nombreux spectateurs. C’est une scène qui ressemble à la porte des Enfers, et les supplications de Tana – Francesco, ne me protège pas- résonneront longtemps après, dans toute la narration, en fait. Aucun d’entre eux, ni Tonino, ni Jeff – et les livres qu’il écrirait – ni Francesco, ni Tana, ni Gabriel, ni Virginie ne savent (encore) rien des frères Andrewson, dont Geoff, le benjamin - parti avec Doug et Hugie sans doute parce qu’ils n’ont pas réussi à convaincre leur père de prendre la 3e place – découvre l’effet de masse, les faces rouges et rondes pour la plupart, à moins, au contraire, qu’elles soient maigres et cassées, les hectolitres de bière consommés et les England ! England ! qui fusent. C’est par Geoff, qui se demande s’il est vraiment en train de faire ça, qu’on remontera l’écheveau de la misère sociale, la mère qui les défendra à distance et jusqu’au bout, avec cet aveu terrible, dans le roman : il parait que c’est une croyance très anglaise et très optimiste, au final, de penser que si l’on ne dit rien des choses terribles, elles ont d’elles-mêmes la faculté de s’estomper et de se dissoudre dans les brumes du Midland. C’est par Geoff qu’on comprendre les mécanismes de la sauvagerie, sa fatalité, aussi, la honte et la disgrâce, dira Margaret Thatcher, tombées sur (leur) pays. Tu veux croire qu’on t’aimera en faisant comme ils font, lâche Elsie, sa petite amie, à Geoff, à son retour : elle est infirmière, lit Rimbaud dans le texte, elle le sauvera sans doute quand ses frères et leurs amis sont déjà damnés avant d’être condamnés.

C’est par le biais de ces narrateurs divers, Jeff, Gabriel, Tana, Geoff, par leurs positions (dedans/dehors) que les cercles concentriques se rapprochent, qu’on aborde l’événement par ses frontières narratives. Par des actions secondaires, anodines – la jalousie qui fait que Gabriel, retrouvant Tonino inanimé, va effacer le numéro de téléphone de Virginie qu’il avait laissé inscrit sur sa main – qu’on aborde l’essentiel, cette chose que l’Europe entière a vue en croyant ne pas la voir. Par le dérisoire des objets – rien de plus insurmontable que l’existence de deux brosses à dents et d’un gobelet en plastique - que Tana prend conscience de la perte à venir. Se dire que ça ne tenait qu’à un grillage et à un mur de béton. La troisième et dernière partie porte sur le deuil insurmontable – reprendre le dessus, tu parles d’une expression à la con ! – et des répercussions qu’aura le procès (de 26 visages, de 24 meurtriers), trois ans et quelques mois après le drame. C’est la ouate, entre temps, a trusté les charts en France, mais la chanson est à prendre au sens premier, tant Tana n’a aucune intention de s’en sortir, puisque s’en sortir, c’est accepter le pire. Il faudra un voyage en Italie et en Sardaigne pour que les cercles se bousculent d’eux-mêmes, encore, et qu’un après se dessine, peut-être. Qu’on aille au-delà de l’étourdissement.

Les clubs anglais seront interdits de compétition en Europe pendant cinq ans, les mesures de sécurité prises seront drastiques, les condamnations ont été lourdes – même le secrétaire général de l'UEFA a écopé de trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs belges d'amende – mais il faudra du temps pour que le You’ll never walk alonereprenne ses lettres de noblesse autour des stades. Qu’on se souvienne que Liverpool, c’est d’abord Paul, John, Georges et Ringo. Et que chacun comprenne que la sauvagerie, quand elle est motivée par des pulsions identitaires, n’a pas de Nation.

Laurent Mauvignier, Dans la foule, les Éditions de Minuit, 2006

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

20:04 Publié dans Blog | Lien permanent

18/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (6)

livre_galerie_9782707329837.jpegJe n’ai pas beaucoup mémoire d’avoir été parcouru d’un tel frisson à la toute fin d’un roman. Peut-être s’explique-t-il par la part de culpabilité de ne l’avoir pas lu avant, d’avoir connu une époque où je ne lisais plus les livres d’un auteur que j’ai pourtant toujours trouvé essentiel ? Qu’importe, la fin, renversée, de Continuer, 10e roman de Laurent Mauvignier, paru en 2016, m’a tellement bouleversé après que le roman m’a tenu en haleine que j’ai eu de la peine à quitter ces personnages. Samuel et Sibylle, le fils et la mère, qu’on trouve, directement, confrontés à des possibles voleurs de chevaux, une culture au Kirghizistan, ce pays montagneux d’Asie Centrale dans lequel mère et fils se sont exilés pour trois mois, en solitaire et à cheval, donc, puisque c’est tout ce qu’ils ont partagé en 16 ans, marqués par une séparation, un déménagement (à Bordeaux) et un décrochage, à tous les niveaux. Sibylle veut sauver son fils de la perte, rattraper sa vie à elle qui part à vau-l’eau (on saura plus tard pourquoi) : est-ce qu’elle va finir de tomber, comme elle voit que son fils est en train de tomber ? l’acte fondateur (décider) est là, elle vend la maison paternelle à laquelle elle semblait tant tenir, prend une disponibilité de son travail d’infirmière – quand tout la destinait à devenir chirurgien – va contre les moqueries de son ex, Benoit, le père de Samuel, qui n’a de cesse de la ramener – ma pauvre chérie – à tous ses échecs précédents, au sens des réalités qu’elle n’a jamais eu, selon lui. Quand elle le fait venir, chez elle, alors qu’elle s’était juré qu’il n'y mettrait jamais les pieds, il tourne tout en dérision, se moque du robinet qui fuit (ploc)comme s’il était l’incarnation de sa propre nécessité conjugale, se dit qu’un bon pensionnat réglerait tout, comme ça l’a fait pour lui. Mais si Sibylle s’accroche à son idée folle, c’est qu’elle sait que c’est le seul moyen de sortir de sa dépression, de retrouver l’essentiel en renonçant aux fausses valeurs occidentales. Au pays des Chevaux Célestes, elle attend que Starman & Sidious, les montures qu’elle a achetées et que Samuel a nommées – pour Bowie & Star Wars – montrent à son fils qu’elles sont plus que des chevaux, enfin, qu’elles sont devenues des chevaux, qu’il faut comprendre, gérer, bichonner. Elle veut qu’il comprenne la valeur d’une simple bouteille d’eau, de quelques feuilles de papier-toilette, il faut que tu prennes, dit-elle, le moins de place possible dans le monde qui va t’accueillir. L’adolescent taciturne, skinhead en perdition, va regimber, s’enfermer dans ses écouteurs, mais suivre le rythme, dense, vivre les soirées chez les nomades qui accueillent, toujours, parce que c’est la coutume : il y a toujours un homme pour expliquer qu’on doit aider celui qui passe devant la porte de notre maison : si les portes des yourtes ne se ferment pas, c’est uniquement pour respecter cette règle. Sa mère leur parle russe – la langue de ses grands-parents – il en a les bases mais ne dit rien, s’agace de ce que Sibylle pût être populaire, voire plaire à un des randonneurs (français) qu’ils croisent, deux fois. Au fur et à mesure qu’ils avancent dans le périple, qu’ils tombent dans le piège facilement, sans se rendre compte qu’il se renferme sur eux et qu’ils ne pourront pas faire machine arrière, Mauvignier, par analepses, éclaire le passé de Sibylle, quand elle espérait encore en la vie, qu’elle aimait éperdument Gaël, ce motard rencontré sur fond de station essence ExxonMobil, avec le cheval ailé comme symbole qui peuple encore ses cauchemars, récurrents, qu’elle se destinait à la chirurgie et qu’elle avait même écrit un roman, accepté par les éditeurs, comme Beckett – d’où le prénom de son fils – ou Modiano, sans en croire ses oreilles. Il raconte l’histoire d’une vie ancienne, d’une vie morte, dont ne subsistent que la honte, le dégoût, le mépris de soi. Il use de l’anaphore – pourtant, X3 – pour dire à quel point elle était bien partie, dans la vie, et que tout s’est écroulé. À coup d’attentat à la station RER B à Saint-Michel - le 25 juillet 1995, revendiqué par le Groupe islamique armé algérien – une faille dans ses valeurs humanistes qu’elle a tu mais qui ressurgira un soir où Samuel, qui a trop bu, lâchera - sans rien savoir de ce qui s’est passé dans la vie de sa mum’- une diatribe anti-musulmans (les Arabes) stupide et confuse : il a peur des images qu’il voit des banlieues, lui qui n’y est jamais allé. C’est le point de rupture dans le voyage, la séparation brutale, un dénouement violent. Les vies secrètes de deux voyageurs ont pourtant un point commun, qui agira comme un révélateur dans une chute dramatiquement belle : le Heroes de David Bowie, une chanson qui parle de se maintenir debout même si c’est pour un jour, d’être ensemble, des héros pour un jour.

Mauvignier excelle dans la façon de reconstituer, par petites touches, les éléments qui ont fait une vie avant la vie qu’il narre, et se sert d’un roman d’aventures* - paysages et cultures à l’appui - pour écrire sur l’élément fondateur de toute création, l’amour infini d’une mère pour son fils. À ce titre, le renversement final, que Benoît, le père, qui se croyait imbattable, sur tous les terrains, perçoit via une partie de oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent (à cheval) autour d’un mouton décapité, est éloquent. Sans un mot, comme toujours, chez Mauvignier.

*idée venue de la lecture d’un article du Monde en 2014

Laurent Mauvignier, Continuer, les Éditions de Minuit, 2016

18:45 Publié dans Blog | Lien permanent

14/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (4)

6197Aam1z8L._SL1121_.jpegAutour du monde, paru en 2014, a reçu le Prix Amerigo-Vespucci, décerné au festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, qui récompense des ouvrages portant sur le thème de l'aventure et du voyage. Ça tombe bien, parce que le 10e roman de Laurent Mauvignier porte parfaitement son titre, et s’appuie sur un événement majeur de l’histoire de la géographie (et ses corollaires), le tsunami du 11 mars 2011 au Japon, un séisme de magnitude 9,1 survenu dans les profondeurs de l'océan Pacifique, qui déclencha une vague meurtrière qui fit 20 000 morts et laissa derrière elle un demi-million de personnes sans-abris. C’est d’abord via Guillermo, un Mexicain en visite au Japon – un départ subit, comme il les aime – qu’on va assister, sur place, à la genèse de la catastrophe : il est avec Yûko, rencontrée depuis peu, ils forment depuis 72h un couple bukowskien à base d’alcool, de drogues, de sexe sauvage et de bagarres, ils partent sur un coup de tête pour le Sud du pays – elle l’invite sans vraiment lui demander de venir, simplement en ne lui interdisant pas de le faire – il est tout à ses pensées sur le corps tatoué de la jeune fille – à l’énergie d’une bête marine et secrète -  quand ça arrive lentement, un frissonnement. Deux minutes de tremblement avant la vague. Sur la première phase, Yûko sait ce qu’il faut faire : on l’a appris à l’école. Guillermo, lui, doit sa vie – ironie – au séisme de Mexico, en 1985, mais dans sa stupéfaction, il ira là où il ne fallait surtout pas aller ; Yûko n’a pas la force de le prévenir, elle sait au fond d’elle-même que des milliers de gens vont mourir ici. On ne trouvera trace d’elle que dans les autres récits dans le récit, enchâssés ; Mauvignier, c’est sa marque de fabrique, passe d’une histoire à une autre au sein d’une même phrase ; c’est Frantz, qu’on retrouve en croisière, à bord de l’OdysseeA, en pleine Mer du Nord. Il est seul à bord, ne s’accommode pas de la compagnie des autres, surtout ceux qui, comme lui, ont gagné le voyage – les Heureux Gagnants – au supermarché, comme dans Loin d’eux, tiens. Tout juste ouvre-t-il un œil sur le mystérieux Dimitri Khrenov, parce qu’il trouve sa fille Véra à son goût. C’est par l’information reçue de la catastrophe au Japon que le lien se fait, puisque Dimitri est un sismologue rompu à la tectonique des plaques qui tient conférence (improvisée) dans un salon, s’émerveillant d’un monstre à 800 km/h devant des croisiéristes qui ne goûtent guère le catastrophisme. Pas moi qui suis responsable s’ils construisent des villes entières là où leurs ancêtres savaient qu’il ne fallait pas le faire, maugrée-t-il. Avant que Frantz, dans le récit, lui sauve la vie puisque, frappé d’Alzheimer, il s’est aventuré quasi-nu sur les pontons, en pleine nuit… On bascule une fois de plus, devant des images des Bahamas et de République Dominicaine, avec l’histoire de Taha et Yasemin, venus d’Istanbul ; Taha est un professeur de sport qui a peur de l’eau – la peur dans tout le corps – mais il la surmontera en compagnie des dauphins. Mauvignier compose un puzzle fait  de grandes et de petites pièces, puisqu’on passe sans prévenir à l’aéroport de Tel-Aviv, avec Salma qui arrive le 10 mars – veille de la catastrophe – et se fait arracher son sac par un voleur profitant de la panique liée à un attentat raté, dans l’aéroport. On est dans l’actualité du Printemps arabe, elle vient se confronter, à 46 ans, à l’origine de ses grands-parents, à une histoire familiale faite de secrets et de non-dits. Elle prend un taxi pour Jérusalem, la ville trois fois sacrée, ses six millions d’arbres qui la cernent à la mémoire des six millions de déportés, rencontre Luli, avec qui elle va s’entendre, confronter leur vision du passé qui détermine le présent, elles iront à Yad Vashem, le mémorial des victimes de la Shoah, entre deux monologues intérieurs – son grand-père était-il nazi, est-ce pour ça qu’il s’est retrouvé au Chili, là où sa mère et elle sont nées ? – ou débats enflammés (comment voulez-vous que sept millions de Juifs entourés par une centaine de millions d’Arabes ne soient pas perpétuellement inquiets ?) sur ce qui fait les origines et l’identité. Puis on passe à Moscou, dans le froid, avec Syafiq, de Kuala Lumpur, qui regarde à la télé les images du Japon, s’intéresse à cette miraculée sauvée par sa doudoune qui lui a servi de bouée (Yûko). Il veut faire du tourisme, sans conviction, termine chez Mc Donald’s pour bien souligner l’absurde que la mondialisation a créé, retrouve Stas qui prétexte l’accouchement de sa femme pour l’éviter pour, finalement, se noyer dans un épisode de sexe sauvage, qui clôture une histoire d’amour née à Rio – le bracelet brésilien en est témoin – qui ne dépassera pas la nuit. L’énonciation s’accélère, chez Mauvignier, qui écrit au futur simple et use du On pour mieux souligner l’antiphrase puisqu’aucun avenir n’est possible entre eux et que leur union n’est qu’une chimère. On n’en saura pas plus puisque c’est Monsieur Arroyo qui a pris le relais du récit : il est Philippin, préposé aux serviettes dans un hôtel de luxe à Dubaï. Il ne se plaint pas, dans ce décorum où l’eau, le sable, les palmiers ont été construits, il a embarqué, jeune, pour changer de vie, très loin de la misère, il est maintenant à l’ombre de la richesse, c’est déjà, considère-t-il, être presque riche soi-même. Que la Française fortunée, qu’il attirait quand elle était seule, fasse semblant de ne plus le connaître une fois son mari arrivé, n’a aucune espèce d’importance pour lui : de toute façon, Monsieur Arroyo ne pose pas de questions. Coïncidence, on enchaîne avec Dorothée et Denis, des jeunes mariés en partance pour le pays qu’il a fui – mais dans lequel il retournera mourir – les Philippines ; juste le temps, dans l’avion, de percevoir l’envers du décor de l’idylle, les tromperies qu’on n’a pas pardonnées et on débarque dans le cratère du Ngorongoro, en Tanzanie, avec Stephen et Stuart et leurs épouses Jennifer et Maureen, interchangeables dans leur fonction de working girls uper-class australienne. L’Afrique, elles connaissent, mais ça n’empêche pas Stuart de descendre du 4X4, à la grande surprise de tous, pour s’avancer vers les lions, seul avec son appareil photo. Un geste – le luxe de l’adrénaline, l’apparence du danger - qui fera ressortir les vieilles histoires, les coucheries, la rivalité et des secrets plus lourds encore. Il fallait mettre en scène sa supériorité sur le reste de ses concurrents : la photo – les siennes sont toutes ratées- prise par sa femme trônera au-dessus de son bureau, à Sydney. Peter, lui, est noir, mais ne connaît rien à l’Afrique, c’est à Rome qu’on le retrouve, une ville qu’il connaît par cœur, lui, le Londonien, mais c’est la première fois qu’il s’y retrouve au bras d’une jolie jeune fille, Fancy, qu’il a ravie à Owen… son propre fils. Peter veut garder Rome comme sa ville éternelle, il est loin des préoccupations humanitaires de son fils – mon père est un putain de Noir qui méprise tous les Noirs – se heurte psychanalytiquement au Moïse de Michel-Ange (dans le Rione Monti, dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens) quand Fancy, elle, découvre à la télévision, aussi, les ravages d’un séisme d’une magnitude de 8,9, les mêmes images d’une Japonaise miraculée qui fait le lien entre les histoires. Le monde entier est reconstitué autour d’une même articulation, qui l’a secoué. Juan et Paula passe le Golfe d’Aden, en Somalie, quand des pirates attaquent leur catamaran : leur tour du monde s’arrêtera là, parce que le vieux flic en retraite n’a pas voulu s’avouer vaincu. On passe vite à Giorgio et Ernesto, les Italiens, qui se sont liés quand la femme du premier est partie et celle du second est décédée ; ils vivotent, se chamaillent un peu quand le premier convainc le second de partir à la frontière slovène, à Nova Garica, dans le plus grand casino d’Europe ; la veille du départ, les deux sont pris de scrupules et les rôles s’inversent, il est question de la peur de gagner pour l’un, de réhabiliter son image pour l’autre – en aidant son ex-femme à mourir dignement – de Géronimo, le chien, qui s’est échappé, de ce court voyage qu’ils feront quand même avec ceux qui ont payé une misère ce qui va leur coûter une fortune. Alec et Jaycee partent eux pour la Thaïlande avec Samran et Lisbeth : c’est dans ce pays que Jaycee va, petit à petit, se laisser habiter par les esprits, elle, l’Occidentale qui se désole qu’on ne puisse pas parler de ces choses-là chez elle sans passer pour une cinglée. Elle disparait une nuit, et le lecteur remonte l’écheveau de ses failles, de son enfance, de sa maternité, avant de basculer sur une scène d’autostop et de Mc Donald’s, de nouveau, entre Bill et Mojito – un gros lard de Portoricain -  destination la Floride ; c’est au comptoir du diner que les images de CNN leur montrent tout le Nord-Est du Japon rayé en rouge, mais les deux hommes n’y font pas attention ; il y aura l’histoire des deux frères Mitch– l’écrivain qui n’a pas écrit une ligne depuis cinq ans - et Vince, d’un parricide évité de justesse,  un conducteur raciste et acariâtre qui n’aime pas Obama, Deanna, la banalité de l’Amérique qui a renoncé, il y a à la télé, dans les brumes de l’explosion de Fukushima, l’idée que le Japon, si lointain, va les emmener ailleurs. Je peux te dire que j’en ai rien à foutre, si tu veux, rétorque Vince. Il y a Disneyland le lendemain pour réconcilier la famille – moins le frère reparti sans un mot – il y a Fumi et ses parents en voyage à Paris, Fumi, qui veut téléphoner à ses grands-parents…au Japon, Autour du monde, c’est l’histoire de tous ces gens qui ne se rencontreront jamais liés par un instant, un seul, celui qui a fait basculer le monde sans que ceux qui n’ont pas été directement touchés lui accordent la moindre importance. C’est l’histoire d’un monde global mais fragmenté, isolé dans chacune des solitudes qu’incarnent la farandole de personnages que décrit Mauvignier, un kaléidoscope de cultures restreint, parfois, au pire de chacune d’entre elles. Quand un événement – un vrai, celui déterminé par son immédiateté, son intensité et son historicité – se déroule dans le monde, chacun se souvient, des années après, ce qu’il faisait à cet instant précis. Laurent Mauvignier s’est une fois de plus servi de ses cercles concentriques narratifs pour se souvenir de ce qui a précédé – juste avant – le 11 mars 2011, ce qui a suivi également : les répliques ne sont pas toujours que sismiques quand le monde a bougé.

Laurent Mauvignier, Autour du monde, les Éditions de Minuit, 2014 

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

07:00 Publié dans Blog | Lien permanent

11/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (3)

s-l960.jpegEt puisque l’Algérie – les événements – s’est inscrite en filigrane, disais-je, dans les deux premiers romans de Laurent Mauvignier, il est temps de me souvenir d’un ouvrage que j’ai eu le loisir de faire étudier à des classes de 2nde, c’est dire si ça n’est pas d’aujourd’hui. Non pas que je n’aie plus eu, entre-temps, à m’occuper de 2nde, mais parce que faire étudier un tel roman, désormais, est inenvisageable : pas parce qu’il est (trop) complexe, mais parce que le processus d’abrutissement, lancé à pleine allure, ne le permettrait plus ailleurs que dans des cercles privilégiés. Bref. Des hommes, paru en 2009, trois ans après Dans la foule, qui avait marqué les lecteurs par sa construction, là encore (chronique à paraître), c’est un roman sur la Guerre d’Algérie comme il en paraissait peu, encore – je citerais Le Dehors ou la migration des truites, d’Arno Bertina, Une guerre sans fin de Bertrand Leclair et, j’ose, ce petit roman, Tébessa, 1956, dont on parla un temps. Couplé dans ma mémoire à un film majeur, pas assez reconnu, la trahison, de Philippe Faucon, le dilemme des harkis, la porte qu’ils ouvrent dans leur conscience avant de la laisser ouverte aux sourires kabyles des fellaghas…

Pourtant, en reprenant Des hommes, c’est toujours The Deer Hunter, le film de Michael Cimino, qui revient en mémoire, tant la structure – et la volonté – sont les mêmes d’aborder LE sujet par derrière, une époque par celles qui ont suivi, qui les a déterminées sans que ses acteurs l’aient choisi. Des hommes commence dans la même semi-campagne (entre exode rurale et milieu industriel) que dans Loin d’eux, La Bassée. On entre, via le découpage d’une journée (après-midi, soir, nuit, matin) qui structure au roman, dans la salle des fêtes du village qui accueille la retraite de Solange, cantinière du collège, et ses 60 ans. Arrive Bernard, son frère ainé - qui ne voit plus qu’elle de la famille nombreuse dont ils proviennent. Un narrateur omniscient et tournant décrit une scène qui va glacer la fête quand Bernard, l’alcoolique (pour faire vite) que tout le monde ici appelle Feu-de-Bois, lui offre une grande broche en or nacré, de chez Buchet, qui surprend l’assemblée, Solange en tête, mais aussi tous les témoins, qui jasent : avec quel argent ? On le soupçonne de l’avoir volé à sa mère, qui ne voulait plus le voir, lui intériorise C’est à Solange, c’est pour Solange, ça ne regarde personne mais la broche va se faire déclencheur de tous les non-dits – le fonds Mauvignier – et les rancœurs accumulés. Ils ont toujours crevé de jalousie, pense-t-il. Et, comme si un ressort avait été cassé, va déclencher le mécanisme de la mémoire autant que ce que ce Bernard assène à Saïd (Chafraoui), l’un des convives. - Lui, le – Arrête – le bougnoule, les mots sont lâchés et comme toujours chez Mauvignier, c’est ce qu’ils ne disent pas qui compte. Rabut, le cousin, le bachelier, le pense en lui-même, néanmoins : impossible pour moi de porter la main sur Feu-de-bois ; il est membre du conseil municipal – le même qui a rejeté la candidature en son temps de Chafraoui – membre de l’Amicale des Anciens d’Afrique du Nord et à partir de là, toute la violence et le ressentiment contenus des décennies écoulées vont construire le récit. Parce que Feu-de-bois, chassé de la fête, part s’en prendre à la femme de Chafraoui, chez lui, dans une scène glaçante d’implicite dont le lecteur gardera longtemps le sourire mort, impossible de l’agresseur via la description, clinique, d’une mobylette au sol, dans la cour, avant l’arrivée du mari, qui le met en fuite.

Des hommes, le soir, c’est le conciliabule de ceux, importants, qui se réunissent chez Patou pour savoir quelle suite donner à l’affaire – il aurait pu faire pire, je veux dire – considérer la plainte qu’il faut porter ou pas. Ce sont les pensées du cousin Rabut qui voudrait dire Monsieur le Maire, vous vous souvenez la première fois que vous avez vu un Arabe ? mais qui ne le dit pas parce que ça n’est pas permis. Qui voudrait interpeller l’édile (est-ce qu’il y est allé, est-ce qu’il a vu ? Est-ce qu’il s’est ennuyé, est-ce qu’il a eu peur ?) mais sait qu’il est trop jeune pour ça. Il y a Solange, qui défend un idiot alcoolique, mais pas un idiot méchant. -  Qu’est-ce qu’il vous a fait, Bernard, pour que vous le détestiez comme ça depuis toujours ? Il y a cette faille chez les Anciens d’Algérie, leur façon de ne pas en parler, du séjour au Club Bled, cette part d’eux-mêmes cachée ou calfeutrée (…) endormie. Il ne s’agirait pas qu’on remette sur Feu-de-bois toutes les haines et les rancoeurs qui trainent encore dans les familles. La mort de sa jeune sœur Rosie, qu’il a rejetée, sa façon, en catimini, de nous mépriser, pense Rabut, parce qu’il a vécu un temps, en banlieue parisienne. Quand, lorsque la quille est arrivée, il a envoyé un télégramme à ses parents, Bernard, pour dire qu’il ne rentrerait pas. Il a mis 15 ans pour le faire quand même, laissant Mireille, fille de colon, rencontrée à Oran et les deux enfants qu’il a eus d’elle sans un mot d’explication. Désireux de récupérer l’argent de la loterie que sa mère lui avait pris, puisque  mineur, alors. Le reste, on n’en saura rien (quand il est revenu, pas un mot, à personne) parce que dans Mauvignier, les choses ne se dévoilent pas, elles se devinent et s’imbriquent entre elles. Et quand il est revenu, je veux dire, quand il est revenu, quinze ans après tout le monde, ça a été comme si pour lui la guerre venait de se terminer.

La guerre, on y retourne par analepse au tiers du roman, quand Bernard prend le train pour Marseille, en 1960, avec sa valise en bois et son missel ; il se jure de tenir les 28 mois réglementaires pour ensuite récupérer son dû, ne fait pas attention aux jeunes hommes comme lui qui s’entassent, en ricanant ou sans un mot. Il se dit, quai de la Joliette, que cette fois, il va voir la mer, même pour une nuit, sans savoir que toute sa vie sera perforée de ce coup de sirène qui annonce le départ. Qu’il la passerait sous les petits serments qu’on s’était faits à soi-même de ne rien dire de ce que c’était là-bas. Et le roman, dans sa nuit, d’ouvrir sur les expéditions punitives, villages rasés, bébés projetés au sol, le moindre suspect (de rien) abattu. Il y a Rabut, Bernard, Châtel le pacifiste, Nivelle – ironie ? - Poiret, les autres. Il y a les photos des chéries qui les attendent (ou pas) : ici, les femmes sont des souvenirs cachés dans le portefeuille, ou celles qu’on va voir en permission, sans que ça compte. Il y a la peur du guet, l’effroi du craquement de brindilles sous des pas, il y Fatiha, 8 ans, dont Bernard gardera la photo quand il aura oublié ses enfants, il y a Idir et son grand-père, héros de Verdun, mais ca ne compte pas, ces harkis, traîtres aux Algériens. Ils parlent des Arabes, comme si tous les Arabes, comme si. Il y a surtout l’absurde de l’expédition punitive d’une expédition punitive, le médecin de la caserne retrouvé muscles arrachés jusqu’au squelette, et les questions que Bernard – pas encore Feu-de-bois – se pose - ce qu’on ferait aussi, nous autres, si on nous privait de nos terres – et qu’il tait, sur la place d’armes. Tous savent déjà que quelque chose a changé. On ne sait pas quoi. Rien ne va changer. Et pourtant tout.

Des hommes, c’est un roman sur savoir se taire (…) mais plutôt se taire et ne pas savoir. On assiste au basculement de Bernard – dans l’alcool et la fureur - à la suite d’un rendez-vous amoureux manqué au Météore, quand il en était encore aux projets d’avenir et aux pensées humanistes (s’il était Algérien, sans doute serait-il fellaga), quand il se demande si des hommes font ça, des deux côtés. À l’essence de l’inimitié avec Rabut, aux vieilles histoires qui ressurgissent entre eux. Au cœur qui se vide, aux mains qui en viennent à elles, pour une bagarre qui va déterminer leur vie : parce qu’ils passeront la nuit en prison, qu’ils ne seront pas au rendez-vous de la caserne, que… C’est Février qui raconte un dénouement qui n’en est pas un, puisqu’il crée lui-même le nœud des existences et de leur récit. Cette idée ridicule (…) de penser qu’ils ne se sont pas réveillés… Avant que le matin soit laissé à Rabut, pour un finale époustouflant de beauté triste.

Mauvignier, en 2009, avait déjà laissé une trace importante, en une décennie de littérature ; là, en s’emparant d’un sujet – la guerre, la Grande pour les vieux – c’était pas Verdun, votre affaire – la corvée de bois et les lâchages en hélicoptère des plus jeunes partis sauver le pays dont lui (Bernard) n’avait pas vraiment compris qu’il était en danger – qu’on pouvait à peine évoquer (Benjamin Stora a toujours établi qu’il fallait 50 ans pour parler d’une guerre, on y était), il devient un auteur majeur dans sa façon de laisser les choses se dire d’elles-mêmes, une fois de plus. Pas sur les photos, qui ne laissent rien savoir de la peur au ventre. Mais dans les correspondances des événements et de leur conséquence sur la vie qu’ont vécue les personnages – si Mireille n’a pas été au rendez-vous du Météore, c’est que les pieds de vigne de son père ont été saccagés, Tous des communistes, tous d’accord avec des terroristes. Même dans l’Histoire, la phénoménologie joue son rôle. Surtout dans l’Histoire.

Laurent Mauvignier, Des hommes, les Éditions de Minuit, 2009

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

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08/06/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (2)

livre_moyen_2707316717.jpegL’année d’avant Apprendre à finir, quand on était encore, pour un an, dans le siècle de Sartre et de Claude Simon, Laurent Mauvignier sortait, à 32 ans, son premier roman, dense, volontairement irrespirable dans la mise en page, Loin d’eux. Une histoire de deuil(s) dans une famille modeste, une histoire jamais dite. Ou bien à mi-texte, dans une généalogie dont il faut sortir le père (Jean), la mère (Marthe), mais aussi l’oncle Gilbert, la tante Geneviève, Luc, le fils, Céline, sa cousine. Autant de personnages qui deviennent narrateurs, directement ou indirectement, dans cette famille – ceux d’ici – où on espère et on attend que le bonheur vienne à nous. Luc a quelque chose en lui qui ne veut pas grandir, pensent ses parents, qui s’agacent de son inaction – les heures passées dans sa chambre, cette zone de rêves aux affiches de vieux films de cinéma – mais prennent de plein fouet son départ pour Paris, son travail de serveur (sartrien), dans un bar. Le constat que ce sont les choses irritantes qui manquent le plus, malgré les lettres qu’il envoie, qui rassurent en peu de mots, lesquels ne trompent personne. Parce chacun de ceux qui restent a sa propre vision de ce qui a généré l’absence, et le non-dit : la mère - qui s’est enfermée dans des intonations qui ne manquaient pas d’avoir été prélevées dans la voix de (mon) père, souvent – s’est protégée d’un Luc il pense à autre chose bien pratique ; le père – qui a connu l’Algérie, un filigrane dans le travail de Mauvignier -  aux mains qui se sont fondues dans la peinture bleue de l’usine, qui aurait voulu qu’il vienne au moins une fois pour voir là où la vie m’écrasait mais n’a jamais su lui dire autre chose qu’il le comprenait quand il ne le comprenait pas. Lui, il vaut mieux que ce qu’on a eu, ça a été leur seul credo, qui ne tiendra pas quand l’absence se fera plus marquée, plus définitive. Parce que la famille est frappée par la mort, doublement, une première fois quand le mari – courageux, ce qui vaut toutes les valeurs, dans ce milieu – de Céline se tue en voiture. On n’a jamais bien su dire les choses, lâche Gilbert, quand Luc voit dans le cérémonial des funérailles une mise en scène patraque : une dégringolade des mots sur le malheur. Il exhorte sa jeune cousine à ne pas se laisser déterminer par ceux qui la restreignent à ça, désormais (Ils ne veulent pas que je vive), quand lui est pris par ses propres démons – son invisibilité, ses bruits dans sa tête – qui l’emporteront, ne laissant qu’un Post-It jaune griffonné au stylo Bic, ouvert sur deux points qui ne démontrent rien. J’aurais jamais cru comment ça tournerait, la vie : les propos qu’il a tenus à la mort du mari de sa cousine se retournent contre ou sur lui, quand dans le même temps, en Hamlet moderne, il sait que mourir c’est pareil que dormir. On sent qu’ils taisent ce qu’ils portent, dit-on de ces gens simples : peut-être qu’un homme ça vit les choses dans le silence, avance-t-on comme explication, quand Geneviève lâche, elle, un Qu’est-ce qu’on n’a pas su ? qui ne dit rien de l’acrimonie – inavouable – qu’elle voue à son neveu, lequel a perverti le deuil de sa fille.

On est à quelques heures de Paris, en pleine campagne, dans les années 80, à la louche. Il y a une belle relation entre les deux cousins – depuis l’enfance nous gardons nos secrets, moi et Céline – mais elle ne sera pas le sujet du récit d’un éloignement culturel avant d’être géographique. C’est un roman sur le conflit des générations, diraient les sociologues d’aujourd’hui, mais c’est surtout un récit sur le non-dit, le silence et les non-dits qui bouffent tout, à une époque où parler ne se faisait pas, dans ces milieux. C’est pas comme un bijou, mais ça se porte aussi, un secret, lit-on en incipit. Un roman sur le conditionnel passé – le mode du regret – quand le père, dépassé, se dit peut-être, on aurait pu, se rappelant que Luc, profitant de l’absence momentanée de sa mère, a concédé une fois les bruits, ces choses sans nom qui vous tordent le ventre. Le drame – le sien, le leur – tient lieu de conséquence d’un indicible trop écrasant : peut-être il était mort, Luc, des mots enfouis.

En en parlant, je ne dévoile pas l’action, que le roman intègre par strates de narrations, par la structure même du récit, en deux parties, dont la 2e en comprend deux ; l’écriture, disais-je, est très dense, s’interrompt, parfois, pour passer à la ligne, dans un rejet abrupt. Les narrateurs sont rappelés dans le récit pour que l’énonciation soit fluide, on veut savoir ce qu’il adviendra de ces hommes frappés par le sort comme s’ils étaient programmés pour ça. On lit des scènes de village qu’on lirait dans Flaubert et pourtant le récit est contemporain, c’est dire, en soi, l’anachronisme qui pèse sur ceux qui y habitent. Ceux d’ici, en opposition à ceux qui rêvent d’ailleurs ; un ailleurs qui ternit tellement les affiches de cinéma – Jean Seberg, Greta Garbo, Marlene Dietrich, Gary Cooper, par-dessus tout – que les acteurs semblent se parodier eux-mêmes et perdent toute forme de conviction dans l’illusion. C’est un roman sur l’effacement, de soi, des autres, de ce qui est censé faire la vie.

Laurent Mauvignier, Loin d’eux, les Éditions de Minuit, 1999

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

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27/05/2025

TRISKAÏDÉCALOGUE MAUVIGNIER (1)

livre_moyen_2707317217.jpegReplonger dans Apprendre à finir un quart de siècle après l’avoir lu, c’est retrouver une langue qui a marqué le début de celui-ci, en s’appuyant sur un titre qui (me) renvoie à Jankélévitch, pour qui on n’apprend pas davantage à finir qu’on apprend à commencer : pour commencer, il faut commencer, et l’on n’apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage, écrit-il dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, en 1980, et si Mauvignier reprendra pour lui le sujet du courage, c’est pour l’associer à la connerie, dixit celui qui doit réapprendre à marcher, après un grave accident de voiture. On n'imagine pas les Éditions de Minuit – fondées sur les règles du Nouveau Roman, en rupture avec les structures classiques du récit – se satisfaire d’un tel synopsis, c’est donc par un monologue intérieur, celui de la femme de la victime qui récupère son mari après de longs mois passés dans la chambre 903, dans la maison familiale, réaménagée pour l’occasion, que se jouera le roman. Là encore, les choses seraient simplistes si l’accidenté n’avait pas envisagé – échéance de quinze jours à l’appui – de la quitter, après qu’il a rencontré une autre femme. Pas une bonne femme, de celle qui épluche les oranges, mixe les légumes et prépare les soupes. Dès lors que le véhicule s’est encastré contre le mur – la voiture trop solide, les murs pas assez – il y a collusion des temps, de fait, chez celle qui reste : Elle (l’autre), c’est fini, elle n’existe plus, tout renvoie la répudiée à l’époque où on était ensemble. Littéralement, présent (de narration), passé (pour renvoyer à la colère, à la violence) et futur simple (je n’aurai plus peur de la maison vide) se mêlent, le conditionnel est suscité (il faudrait du calme) dans une langue débitée (phrases nominales, anacoluthes, sujets répétés) et pourtant (quasi) proustienne, dans ce qu’elle fait dire de l’anodin (le bouquet de fleurs, le vase idoine…) qui prend valeur de matière. C’est donc le récit intérieur (sur son vélo, parfois, en rentrant des ménages qu’elle fait chez… Albertine) de la radioscopie d’un amour, qui démarre par un maintenant qu’il était revenu éloquent. Et pourtant, ça avait eu lieu, avant, se souvient-elle, évacuant, de suite : on dit tellement de choses sous la colère. L’abandon (son abandon de moi), elle le dénie dans une boulimie de soins, enfouissant l’impression que l’autre nous repouss(e) en nous, sans savoir ce qu’il (lui) reprochait, c’est un classique que Mauvignier réinvente dans une métaphysique (lutter pour vivre, c’était vivre contre moi) associée à la stricte mécanique (alors je sais pour l’avoir vu ce qui fait relever des corps). On suit les progrès du miraculé (le temps reviendra de l’ombre fraiche et des nappes étendues sous les chênes, quand on vous dit qu’on n’est pas loin de la Recherche !) via les pensées de cette femme sans nom, dont on sait juste qu’à force d’avoir laissé la salle de bains aux enfants le matin, elle a renoncé à s’apprêter et que, puisque les choses changent, elle est passée de la folie – s’ils avaient su dans ma tête les idées folles, le tuer, tuer ses enfants – à la résignation puis au nouveau fol espoir. Mais je n’aurai plus peur de rien, lâche-t-elle au mitant du roman – il n’y avait pas de place pour imaginer ce qui se passerait plus tard – avant d’être confrontée, de nouveau, dans la révélation d’un lit défait, à l’essence de ce qu’était devenue sa relation, retrouvée en une seconde dans l’œil de son fils aîné, qui lui demande, quand le père s’est enfin assis à la table familiale, si elle est contente, et qui répond de lui-même, c’est bien, c’est bien. Comme dans Sarraute (ou presque), tiens. Qu’est-ce qui se serait passé si j’avais laissé Philippe me dire ce qu’il voulait, ça occupe la deuxième partie du roman, quand les lumières de la Cité, le matin, l’éclairent sur l’illusion qui l’a nourrie, me rendre à moi le monde comme je l’avais voulu, quand elle préfère, dit-elle, rester sage dans ses mensonges. C’était tout ce qui me manquait qui le faisait l’aimer, lâche-t-elle dans un accès de conscience dont le lecteur ne saura (jamais) s’il s’avérera, au quotidien, tant nos vies – à tous – sont composées d’abandons et de renoncements.

En 2000, Laurent Mauvignier confirmait par ce (2e) roman un sens aigu de l’analyse et une écriture à part, pointilliste dans l’inutile, qui finit par faire sens ; les cercles concentriques d’Apprendre à finir tiennent le lecteur et recomposent l’histoire d’une vie, dont l’essentiel ne fait pas sujet (on devine que le mari a connu l’Algérie, son baptême en avion, ce qui pourrait expliquer sa violence, mais Mauvignier préfère s’attarder sur le voyage aux Baléares gagné à Intermarché) mais réside dans la télécommande du téléviseur et les outils qui rouillent dans la cabane de jardin. Le tout composant une réflexion sur la solitude dans le couple qui n’a pas pris une ride, en un quart de siècle.

Laurent Mauvignier, Apprendre à finir, les Éditions de Minuit, 2000

Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

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23/05/2025

Un monde sans Murat.

Aujourd’hui, c’est le 2e anniversaire, dit-on, de la mort de Jean-Louis Murat, pour ceux qui croient qu’il est mort. C’est aussi, dans la foulée de la création de l'Institut Jean-Louis Murat et la lignée d’ouvrages déjà parus sur lui, l’annonce de la sortie, fin septembre, de « Un monde sans Murat », une variation proposée par les Editions L'An Demain, composée d’un portrait (ci-joint pour l'occasion en format Portrait de mémoire), d’un entretien de l’Au-delà, de trente notes de blog (2009-2025) et de quatre nouvelles du Bougnat, dont « les endimanchées », une recension romancée du concert au Transbordeur en novembre 1993.
Restez vigilants, dirait l’autre, je distille des informations bientôt.
PORTRAIT_JLM-page-001.jpg
 
 
 
@jeanlouismurat_pres_de nous
@jeanlouismuratexperience
 

09:39 Publié dans Blog | Lien permanent

19/05/2025

FIGURES SINGULIÈRES - L'EXPOSITION

Invitation_FS2025(1).jpgIl s'en est passé, du temps, depuis que - pour mes 35 ans - je me suis risqué à une invitation en forme de Libé avec, en dernière, un portrait de moi au même âge par mon inséparable Esther Rochant. Pas tendre, selon les lecteurs de l'époque... Depuis, j'ai érigé ce mode d'écriture en façon de vivre et pour mes 55, Jean-Renaud Cuaz, que je venais de rencontrer, m'a proposé de tous les rassembler : les variations (de nombre de signes, d'encadrés etc.), il en ferait son affaire. Qui s'est mal terminée, parce qu'une phrase d'un des 112 Portraits de mémoire a été mal comprise par son bénéficiaire. À l'époque, je mettais les portraiturés en face du fait accompli, pour des anniversaires, souvent, ou des occasions spéciales, ça ne m'a jamais valu d'ennuis. J'ai payé cher cet écart, que je ne reconnais (toujours) pas. D'autres, à la lecture du portrait, m'ont dit qu'il avait dû être ravi d'être aussi bien croqué... Dont acte. Je sais gré à Jean-Renaud de m'avoir immédiatement proposé, après, de m'occuper de Portraits de Sétois vivants, lui qui croquent les illustres aînés dans ses Trombinoscopes. J'ai évidemment procédé autrement, suis allé à la rencontre, très vite, de personnes que je ne connaissais pas et qui méritaient qu'on parle d'elles. J'ai évité - tant que possible - les inévitables, puisqu'ils étaient croqués ailleurs, un peu partout. Petit à petit, le phénomène d’entrainement aidant, j’ai osé solliciter des gens qui se sont montrés surpris, la plupart du temps, qu’on s’intéresse à eux, qu’on en fasse des personnages à part entière, racontés par un narrateur, qui restitue ce que le portraituré lui dit en même temps que ce qu’il perçoit de lui quand il le rencontre. De fil en aiguille, ça a fait deux volumes, 52 portraits - longs, distanciés - auxquels j’ai ajouté 8 du volume 3 à venir (janvier 2026) pour répondre à la belle proposition de la Médiathèque (Mitterrand) d’en exposer des extraits, joliment mis en panneaux, par paires, par JRC et l’An Demain. Cette somme, au final, s’apparentera à une contre-histoire, une contre-sociologie de la ville de Sète, qu’il m’a été donné de découvrir et à laquelle je rends un peu de la confiance qu’elle m’a conférée. Sans qu’on se prenne trop au sérieux : ici, Neptune n’aime pas ça, on le sait. Le 14 juin, à 18h, c’est le vernissage, Eddie Morano, que la démarche a intrigué, m’a fait l’amitié de croquer à son tour tous les portraiturés, pour compléter l’exposition. D’ici ou d’ailleurs, que vous en soyez ou pas - peut-être dans la centaine de noms qui complète l’index, à chaque fois? - c’est une démarche littéraire à saluer pour ce qu’elle a de manifeste. Et un mode que je continue d’adopter, même dans d’autres domaines : à la fin de cette semaine, je ferai une annonce qui prendra son visage.

Des liens critiques :

https://www.herault-tribune.com/articles/figures-singulieres-des-portraits-qui-visent-a-lutter-contre-le-stereotype-des-neo-setois/

https://dis-leur.fr/portraits-singulieres-figures-singulieres-de-laurent-cachard/

https://www.midilibre.fr/2025/01/18/les-figures-singulieres-de-sete-ont-leur-tome-ii-sous-la-plume-de-laurent-cachard-12454113.php

 

 

12:52 Publié dans Blog | Lien permanent