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29/04/2025

FAUSTO.

FAUSTO.jpgIl y a plusieurs bonnes raisons de participer à cette cagnotte en ligne.
D'abord parce que Nicolas Grosso est un musicien hors-pair et qu'un album de lui, c'est à peu près tous les 5 ans, selon ses dires.
Ensuite parce que j'ai très envie d'écouter tranquillement les morceaux qu'il a distillés ici et là, celui sur les (vrais) amis qu'on compte sur les doigts de la main gauche de Django (le titre de son futur album, même lui ne le sait pas), le duo avec Didier Wampas sur le vélo, forcément, celui sur Freddy, dont Elvis Presley était le sosie... Et puis une autre chanson, dont je parlerai en temps voulu, qui me touche particulièrement.
Enfin parce qu'un vinyle avec une pochette aussi belle ne se refuse pas.
Allez, allez, les destriers de la pédale! C'est ICI.

23:30 Publié dans Blog | Lien permanent

18/04/2025

Girafe lymphatique - Épisode 3.

    GL.jpgClara Ville est en Avignon. Elle s’est installée avec Ben dans leur premier appartement, un grand salon, une cuisine équipée, un lit en mezzanine au-dessus du bureau double, des livres de cours en commun. Ils ont retrouvé là-bas la moitié de la bande de Lyon, reconstitué leur microsociété, soirées chez l’un, chez l’autre, avec plus de raison qu’auparavant, et des couples désormais formés. Elle se plaît dans le Sud, la ville et ses remparts l’attirent. Elle aime la douceur des soirées, des apéros dehors, les ruelles et les allées, les immeubles, leur escalier en colimaçon jusqu’à l’appartement du dernier étage. Elle aime la relation avec cet homme simple, émerveillé. Plutôt que d’être aimée, elle préfère être choisie. Seul le manque est révélateur. En biologiste, elle sait que faute de symbiose, la bouture ne prend pas. Elle donne des nouvelles régulièrement à sa mère, mais reste évasive, ne l’invite pas, dit qu’elle passera pour les vacances. Elle se désintéresse de sa petite sœur, la laisse à ses parents, comme l’homme au piano l’a confiée à son frère. Ils passent les week- ends au bord de mer, et sa peau brunit, comme celle du père ; comme lui, ils pourraient pousser, un jour, plus loin, avec les mêmes aspirations : la porte d’entrée en bois tropical d’une case réhabilitée, les senteurs d’ylang-ylang, de géranium et de citronnelle. Ils n’en sont pas là, ils vivent de peu de choses : ils ont vingt ans. Son oncle téléphone souvent, s’assure qu’elle est heureuse. C’est lui qui organise ses retours, ses visites aux grands- parents, les rituels des repas avec ses cousines. Qu’elle agace, parce qu’elle n’a besoin de personne. Son Ben est parfait, leurs conjoints paraissent fades à côté. Et il y a toujours ces moments où, en pleine discussion, elle vous met à distance. Ils ne sont jamais que de passage, il leur tarde de regagner leur nid, les habitudes qu’ils ont prises, un Coca en terrasse, la fac qu’ils quittent ensemble, au grand dam de tous ceux qui l’ont regardée, espérant qu’elle fût seule. Elle soupçonne un peu d'inertie chez Ben, l’impression d’avoir eu tout ce qui comptait en la séduisant. En une seconde coupable, elle se demande si elle ne va pas laisser tel ou tel autre la draguer, voir ce que ça entraînerait. Puis elle chasse l’idée : on est avec quelqu’un pleinement quand on l’est, quand ça ne suffit plus, il faut arrêter. Ils avancent tous les deux dans leurs études, elle envisage un doctorat, lui s’arrêtera avant, par manque de ressources et de motivation. Pour Clara Ville, tout est clair : le troisième cycle signera la fin de son attente. Si son père revenait un jour, il serait impressionné par cette enfant qui a dépassé tous les déterminismes que lui-même avait fuis. Elle s’oriente vers l’écophysiologie et la génomique de la vigne, séduite par une de ses professeures, dure et exigeante comme elle pense qu’il faut l’être, quand on vise l’excellence. Des étudiants, dans l’île, diraient la même chose de son père, mais elle n’en sait rien, se dit juste qu’elle pourra rester dans le Sud pour avancer ses travaux, ou aller à Bordeaux. Ça changerait, et si on ne change pas à leur âge, on ne change jamais. Une façon comme une autre de provoquer Ben, quelle qu’en soit l’issue.

    L’idylle n’a pas duré. Deux orgueilleuses n’ont pas vocation à travailler ensemble, encore moins l’une sous la direction de l’autre. La thèse semblait bien engagée, Clara Ville décryptait le génome de la vigne grâce aux technologies de séquençage haut débit et contribuait à l’identification variétale de la Syrah. Mais ni son rythme, ni les premières conclusions de Clara n’ont convenu à sa directrice, qui supportait mal qu’une si brillante étudiante parût si lymphatique, absente, par moments. L’expression, habituel reproche familial, fit fulminer Clara : elle en refusait les interprétations, ne supportait pas qu’on la restreigne à ça. Comme à chaque étape de sa vie, la moindre marque de défiance remettait tout en cause. En perdant la confiance, elle perdait tout, et préférait rompre. Là, il en allait de sa réussite, mais que vaudrait un demi-succès, sans pleines et entières recommandations ? Quelque chose qui lui échappait, et c’était pire que tout. Même son oncle – quand le moment de gêne arrivait, au moment où elle se détachait du repas, de la fête de fa- mille – avait renoncé à une explication. D’où lui venait cette mélancolie, elle qui avait tout fait pour que son existence soit rationnelle ? Était-ce cela, la part manquante ? Déplacée de celui qu’on cherche à celui qu’on a perdu, sans que l’amour fût le même ? Aurait-elle à payer toute sa vie un acte subi ? Soudain l’espace lui semble étroit et oppressant : contrariée dans ses projections, elle se renferme plus encore, et les randonnées que Ben lui propose pour changer d’air ne suffisent pas. Ils ont vingt-quatre ans, elle se demande s’il va lui suffire, s’ils sont faits pour être ensemble. Elle n’a rien dit quand il a accepté un travail de laborantin. Elle s’est offusquée qu’il s’en réjouisse, l’a trouvé quelconque. Quand ils sortaient entre amis, elle sondait les visages de ses vieux camarades, la possibilité qu’ils disparaissent de sa vie : toute une vie sans les voir, eux non plus. D’un coup, son carpaccio, sa salade de chèvre chaud – les deux plats devant lesquels elle faisait semblant d’hésiter – n’avaient plus le même goût. Dans son bol d’air, elle ne respire plus.

    Un matin, elle le sait, ce sera le dernier, ici. Faut-il lui dire ? Toute sa vie de femme s’est construite sur l’idée qu’on pouvait tout quitter du jour au lendemain, qu’il suffisait de mettre quelques affaires dans une valise et de fermer la porte. Elle n’en pouvait plus de constater son premier échec, par la faute d’une rivale qui s’était autorisée à la juger. Elle fera l’après-midi le tour des portes de la ville, leurs vantaux de bois bardés de fer, les comptera et fondera sa conviction sur l’évidence du septénaire : il y a bien sept jours de la semaine, sept planètes importantes, sept couleurs dans le spectre de la lumière, sept merveilles du monde et, comme un message qui lui serait adressé de très loin, sept notes de musique.

 

    J’aurais pu le prendre pour moi, le voile noir sur son visage, les moments où elle se ferme. Elle a une forme de sourcil sur laquelle je pourrais jouer : une ligne de fuite, un reflet de lumière. Tu as raison, c’est une femme qu’il faut saisir dans son millième d’abandon, sinon tu la perds et à ce que je lis, elle n’a pas beaucoup de patience. C’est difficile à peindre, les orgueilleuses, parce qu’elles maîtrisent jusqu’au regard que tu poses sur elles. Tu vas la chercher loin, mais comme elle ne fait rien comme les autres, on sent venir l’échec, l’introspection. J’imagine qu’elle ne poserait pas pour moi, mais ce que je voudrais représenter, c’est la force qui l’inspire, quel que soit le chemin qu’elle emprunte : c’est ce qu’il faudrait restituer. Elle ne sourit pas beaucoup, c’est plus facile, tu peux jouer de la distance et de la fragilité, entre les angulaires et les arrondis. Vu l’état de son dos, il y a de quoi surprendre... Pour commencer, ta muse, je ne la mettrais pas au centre du tableau : il ne faut pas prétendre au Beau, le regard se porte sur elle et se détache du reste. Comme un détail du Concert champêtre ou du Jugement de Pâris. Elle est là pour ça, en tant que modèle : pour chahuter les grands maîtres.

 

 

   Clara Ville ne s’attendait pas à être reçue comme une reine et a vite compris qu’elle ne resterait pas longtemps. Elle s’est installée dans une autre maison, plus spacieuse. Elle arrivait dans un nouveau foyer, avec une jeune enfant qui accaparait tout le monde. On ne lui demanda rien sur sa séparation, sur les appels désespérés de l’éconduit. Elle rend des services, garde la petite, s’attache à elle avec angoisse. Quand elle repartira, comment vivra-t-elle l’arrachement, à son tour ? Elle consulte les annonces ; avec son cursus, elle peut envisager un poste intéressant, si l’on occulte la thèse inachevée. Elle ne s’interdit rien, veut juste partir, fuir les reproches des amis laissés en Avignon, qui lui disent à quel point elle est dure et s’arrange avec la vérité. Elle ne les convainc pas, ils la renvoient à ses failles, écrivent que rien n’est jamais trop tard, qu’à tout moment on peut choisir la vie, à condition de ne pas la rater. Elle les écoute, mais ne changera rien, amplifie les raisons de partir, ne concède rien au doute, s’en félicite. Eux aussi se lasseront, et puis, n’était-ce pas le moment de mettre un terme à leur comédie amicale, à l’illusion de la permanence ? Elle regarde sa petite sœur, ne parvient pas à reconnaître l’enfant qu’elle était. Son enfance a été balayée à six ans, la sienne ne fait que commencer, qui bénéficiera des erreurs des uns et des autres, le syndrome de la deuxième chance. Rester ici l’obligerait, Clara. Son oncle ressent les similitudes plus que n’importe qui ; ses cousines essaient de lui refourguer tel gentil garçon, qui lui irait parfaitement. Un Sébastien passe par là, insiste, fait les efforts nécessaires, elle accepte un ciné, un soir, va boire un verre : elle avait oublié la banlieue morne, repense aux ruelles d’Avignon, éconduit gentiment le garçon. On ne succède pas par gentillesse, un leurre que les hommes ne comprennent pas toujours. Elle lui montre l’empathie qu’elle a refusée à Ben, parce qu’elle n’a plus de temps à perdre.

    Le seul centre de l’INRA implanté en milieu tropical se trouve en Guadeloupe. Une façon de mettre les milliers de kilomètres de distance avec une vie qu’elle refuse, à l’instar de celui qui l’a quittée. Il n’y a ni urgence ni rapprochement, elle est persuadée de maîtriser son projet, toujours. On lui propose un poste en culture d’embryons in vitro : elle sera chargée de réaliser les principaux croisements. Les contrats, renouvelables, dé- pendent du cycle de l’igname – dix mois – l’équipe devra prati- quer après fécondation un prélèvement précoce pour les mettre en culture dans un milieu permettant la régénération des cellules issues de croisements... Du jargon pour ceux à qui elle annonce qu’elle repart, mais la perspective d’un travail de quasi- ingénieur – une nuance à mettre sur le dos de son irascible directrice de thèse – et un recommencement pour elle, un de plus. Le premier entretien se fait par visio-conférence, le profil plaît, elle retrouve les assurances dont on l’a fait douter. Elle dé- croche un entretien, obtient des services une réponse dans un délai raisonnable, la semaine de vacances qu’elle s’octroie. En réalité, le temps qu’elle trouve une maison : jamais Clara Ville ne doute qu’on la retienne. Legs bien ironique du seul qui ne l’ait pas fait.

 

Girafe lymphatique, le Réalgar, 2018

22:42 | Lien permanent

17/04/2025

Girafe lymphatique - Épisode 2.

GL.jpgÀ ce stade, le portrait est-il encore valable ? me demande-t-il. Le rêve de tous les peintres, c’est d’inscrire un portrait dans un paysage. À l’écrit, c’est le caractère qu’on recherche, le trait dans son autre acception. Je crois que tu la tiens, oui, mais n’est-ce pas à cet instant que tu la perds ? À quelle distance met-on sa propre esquisse, c’est difficile de le dire. En pein- ture, le moindre mouvement est complexe : si on l’inscrit trop, on n’est que dans la représentation du mouvement, pas dans le mouvement lui-même. Ta Clara, on la voit venir, on sent bien qu’entre son père et elle, il y a mi- métisme, qu’ils agissent dans l’absence l’un de l’autre comme s’ils s’étaient donné le mot. C’est de la connivence, mais je préfère garder la distance avec ceux que je représente : je ne veux pas les laisser entrer. Sec et économe, c’est le pacte. Je te surveille. Mais tu nous donnes envie d’en savoir plus, quand même. Comment ça se construit, un être, sur une absence injuste. J’y mettrais quelques touches sombres, un jeu de lumières et d’ombres sur le visage, puisqu’elle n’aime pas qu’on la regarde. Ses bulles de temps, j’en laisserais une crever, l’éclabousser, juste pour la voir constater ça avec sa distance un peu hautaine. Là, tu vois, ça donne une profondeur au person- nage. Parce que c’est dur à représenter.

Girafe lymphatique, le Réalgar, 2018

13:26 | Lien permanent

16/04/2025

Girafe lymphatique - Épisode 1

    GL.jpgClara Ville a perdu son père, de six à trente-six ans. Au moins, le calcul est clair. On ne lui a rien expliqué de l’absence qui s’est imposée un jour, pour ne pas ajouter du chagrin à l’incompréhension. À cet âge, on oublie vite. En rentrant de l’école, c’est son oncle, frère jumeau de son père, qu’elle a trouvé. Qui lui a dit qu’ils allaient prendre un goûter, qu’il fallait laisser Maman tranquille. Le piano n’était plus dans le salon ; dans sa mémoire, les traces laissées sur le mur font office de compte à rebours. Comme le parfum sucré de la brioche que son oncle lui a offerte, au Parc. Ces brioches aux pralines, elle n’en a plus jamais mangé ; les traces au mur, elle a consacré sa vie à les effacer. C’est tout cela, l’indicible, qu’il fallait retrouver, dans le portrait. Sous peine d’échec et d’effacement. Sans se laisser perturber par l’image d’elle adulte, alanguie sur un lit défait, longues jambes repliées sur elles-mêmes, plongée dans la lecture d’un roman de Richard Ford. Cette image s’effacera d’elle-même, comme les photos, le souvenir. Le portrait restera : c’est l’ambition du portraitiste.

    Et ce jour, à six ans, sans rien savoir des raisons de cette absence, Clara Ville se promet que son existence sera dédiée au père disparu. Chaque bulletin scolaire fixera cette excellence. Clara est une très bonne élève, ses appréciations combleraient n’importe quelle autre mère que la sienne, à la blessure inextin- guible. Elle la rejoint toutes les nuits dans son lit. Jusqu’à ce qu’elles s’endorment sans qu’on sache jamais qui de l’une consolait l’autre. Même si la femme qu’elle est devenue, la force qu’elle a développée, laissent à penser que c’est sans doute elle qui séchait les larmes de sa Maman. Lui disait de ne pas s’inquiéter, qu’elles le retrouveraient, qu’il reviendrait. Qu’il n’est jamais trop tard, que l’amour n’est pas perdu, qu’il sera intense, encore. Elle n’a pas les mots pour le dire, alors elle plonge sa main dans celle de sa mère, se serre contre elle, cherche sa cha- leur et triture sa chevelure au niveau de l’oreille gauche : un ri- tuel qu’elle gardera longtemps et que son fils adopetera des années après. Sa Maman pleure, des nuits durant. Pas elle, qui s’endurcit.

    Jusqu’à quatorze ans, Clara Ville partagera le cérémonial du coucher. Quelques hommes vinrent à la maison pour un repas, deux parfois, puis plus rien, mais jamais sa mère ne dérogea à la règle. Dormir ensemble les maintenait dans une unité dont l’un s’était défait et ne s’en remettrait pas. Aujourd’hui elle trouve ça normal, évoquant la culture îlienne, sans se soucier de l’anachronisme. Le portraitiste, lui, voit derrière, là où se loge le vrai regard. Se doute qu’elle s’est forgée mère avant d’être fille ou femme. La couche qu’elle partage, c’est le lien du sang ; le plai- sir, elle le connaîtra dans ses perditions, puis dans ses convictions. Celui avec qui elle le partagera n’aura que deux issues, l’abandon ou la confiance, plus rare. L’homme devra être père, offrir la force de la fonction, du mythe qu’elle s’en est fait. C’est ce qu’elle a en tête à quatorze ans, qu’elle ne formule pas mais qu’elle retrouve dans le portrait qu’on a fait d’elle, vingt-cinq ans après. Trois ans après avoir retrouvé son père.

    Il est dans la banlieue ni chic ni pauvre d’une grande ville qu’il n’avait pas choisie, qu’on fuit pour son ennui ou qu’on adore pour sa tranquillité. Il fallait oublier les petits arrange- ments d’une partie de la famille – la grand-mère, sulfureuse, fricotant avec le Gang des Lyonnais. Taire le choc des cultures pour ne pas sembler suffisant. Il préféra se fixer un cap inaccessible : le Clair de lune de Debussy, le programme d’une vie de pianiste, parce qu’il est verlainien et que le Nave va. Votre âme est un paysage choisi... Que n’a-t-on dit de ceux qui réalisent le rêve de tous les peintres, portrait et paysage mêlés ? L’état dans lequel nous plonge ce clair de lune, c’est l’impossibilité d’un choix, le triste et le beau mélangés, en mode mineur, l’amour vainqueur. Quel amour, au bout d’une vie, ailleurs, autrement ? La seule interrogation, à l’aube de sa soixantaine, après tant de saisons passées loin de ses proches, son jumeau, sa fille aînée, aimée, déniée, retrouvée. Par petites touches, impressionnisme andante très expressif, joué pianissimo. De quoi patienter toutes ces années sans se demander si son choix n’a pas été mauvais. Toute la tension liée à la vie d’un homme, la conscience de ses contraires. Qu’est-ce qui se joue, dans le troisième mouvement de la suite bergamasque, sinon un Ré b majeur propre à la nuit et aux eaux dormantes ? Le joue-t-il pour lui ou pour cette fille qu’il a eue avant son autre vie, ses autres enfants ? Un motif en tierces et huit mesures de l’aigu vers le grave, pour dépasser le regret et le souvenir, juste avant de fermer les yeux, une seconde, et se dire que pour le reste, c’est terminé ? Qu’on commet tous des erreurs, et que sa vie d’avant en fut une. Que d’autres aussi laissent des enfants, ne les ont pas, les font passer. Chacun vit en fonction d’une autre vie possible, dans l’incidence des choix. Et puis elle a eu son jumeau pour s’occuper d’elle : le même sang, les mêmes gènes, le même regard dans lequel elle le retrouvera, si elle s’en souvient encore. Ce n’est pas comme si elle l’avait totalement perdu.

    Clara Ville grandit. Discrète, renfermée, elle rabroue d’un lent hochement de la tête et d’un regard noir, les garçons qui admirent ses longs cheveux. Elle semble dure, mais ne fait que se retrancher dans une citadelle que l’homme au piano lui a retirée. Elle avance, n’est pas dupe d’une famille qui n’est pas la sienne. Sa mère comble le vide de l’abandon par un excès de projets, des paroles enjouées, des cadeaux trop fréquents, qu’elle reçoit avec circonspection et mutisme. Si au moins elles savaient qu’un Clair de lune se travaille au loin pour elles deux, elles feraient corps et avanceraient. Chemineraient, mais mais pas comme on le dit désormais, dans un sabir qui ne tient pas compte de la portée du terme : puisque seul le chemin est diffi- cile, surtout dans l’intuition de devoir le rebrousser. Mais elle n’en est pas là, elle accumule les bons points en guettant le moment de les poser sur la table et de dire tu vois, c’est pour toi que j’ai fait ça. En solfège, elle est la première à mémoriser les notes- clés, reconnaît les rythmes avec noires et croches en 4/4, envi- sage l’harmonie. Note après note, elle entreprend de le recomposer, passe de l’impression à la mémoire, de l’amnésie au mythe. Dans le portrait, en filigrane, on craint pour elle la même histoire : ne quittera-t-elle pas, plus tard, une île, son en- fant sous le bras, pour lui épargner un père dont elle ne voulait pas pour lui ? Clara Ville ne sait rien encore de tout cela, elle mène son existence. On assure sa mère qu’elle a de la chance d’avoir une fille comme elle, qui ne se révolte contre rien, pas comme celles qui ont eu plus de chance mais ne s’en rendent pas compte. Elle rend à chaque fois un sourire gêné, comme une révérence. Que savent-ils, tous ceux-là, des heures passées à pleurer, à se demander pourquoi elle n’a pas de Papa qui vient la chercher à l’école, l’emmène au parc, pourquoi ses copines se taisent quand elle arrive, plus attentives à celle qui l’a vraiment perdu, dans un accident ? Elle se dit qu’il est mort, dans des circonstances inconnues, mais la part qu’elle a gardée du disparu et sa mère la convainquent qu’il n’en est rien. Qu’il est parti. Elle l’imagine marin, à l’autre bout du monde. Déteste les explications de texte, à l’école, ces amoureuses larmoyantes qui s’étaient forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité. Alors elle opte pour les sciences, la rationalité. Le végétal, ensuite. Pour sa nécessité et son silence.

    Dans la banlieue calme, la vie se reconstruit. La mère fait son deuil, se raisonne, comme dans toutes les histoires d’amour : pour éviter de souffrir, on ressasse les mots jusqu’à la nausée. Elle se dit qu’ils étaient trop jeunes et pas faits l’un pour l’autre. Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient. On passe des larmes aux émotions, les sentiments s’estompent : ce n’était pas de l’amour, mais de l’emprise. Quelqu’un d’autre approche, et le manège reprend. Dans une petite musique mélancolique. Clara le sent, exprime ses premières hostilités : elle pensait l’accord tacite : attendre l’Homme, toutes les deux. Celui qui s’approche n’en est pas digne. Elle est en colère, pour la première fois centrée sur un seul être, qu’elle n’a jamais su détester. Prend conscience de ce que la vie réserve, des rapaces qui proposent le plein quand le vide se profile, en accélèrent la perception, et rendent l’histoire irréversible. L’autre devient la solution, et si ce n’est pas vrai, il y a toujours moyen de s’en convaincre, en sollicitant tout ce qui n’allait pas. Le sentiment devient l’emprise, les débuts une illusion, la fin une vérité. Peu importe que le temps du deuil soit déterminé par autre chose que le recueillement ou la solitude. Les rapaces sont doués, pour distiller des possibles lorsqu’il est temps, et vaincre l’hésitation à se dire que c’est encore jouable, puisque le vide peut s’incarner. Qui dit la perte, les abandons, la voix qui serre le cœur quand on ne l’entend plus. Clara ne veut pas que les choses changent. La mère est précautionneuse, mais certains samedis, quand elle l’emmène dormir chez son oncle et sa tante, elle voit bien qu’elle est inhabituellement apprêtée et par- fumée. À quatorze ans, sa fille s’est préservée de toute atteinte extérieure : elle a déjà embrassé mais toujours éconduit. C’est elle qui éconduira, dans sa vie, qui sera l’instigatrice des projets, des voyages, des décisions. Des avenirs qu’on dessine, lira-t-on dans le portrait. Elle n’est pas prête à passer à l’acte, mais l’idée que sa mère s’y adonne la dégoûte : il n’y a pire trahison que d’embrasser un autre que celui qu’on aime. Elle est ainsi, ne transige avec aucun principe, pas même ceux qu’elle ne connaît pas encore. Ses cousines lui parlent comme à une sœur d’adoption. Elles disent des garçons que c’est la vie, avec un fatalisme inédit pour leur jeune âge, utilisent des mots comme beau-père que Clara prend pour un pléonasme : un père peut-il être autre que beau ? Plus beau que le sien ? Ces soirs-là, elle donne le change, fait l’habituée. Mais les lumières éteintes, elle triture nerveusement son oreiller, y enfouit la tête, laisse une fois de plus ses larmes couler, sans bruit.

 

    Elle a toujours jugé ça dérisoire parce que son père l’aurait jugé ainsi. Mais ce 14 février, Clara Ville ne l’oubliera jamais. Elle est en première, élève brillante dans un lycée en déshérence. Elle se fait une place, ne dit rien, ne juge jamais, se fait respecter par sa seule présence. Son indolence est sa marque de fabrique, développée par mimétisme avec la vie – imaginée – de son père. Elle fume ses premiers joints, vénère l’apathie qui en découle. Tout se passe autour de ça, les fins d’après-midi, les rendez-vous au café, les premiers copains. Celui qui lui a fait l'amour, qu’elle a laissé faire, sans même qu’elle puisse dire si c’était bien ou pas. Cette vie enfumée ne la mène nulle part, mais c’est ce qu’elle cherche : elle tient son cap et sa promesse, excelle dans ce qu’elle fait, le reste ne regarde personne, pas même celui qui l’a possédée et croit la connaître mieux. Elle le quitte le lendemain, sans états d’âme, le privant de son fait d’arme. Parce qu’elle imagine son père ressentir dans sa chair l’étape que ce jeune homme lui a fait passer. Qu’elle refuse : il faut que l’homme de l’île la retrouve telle qu’il l’a lais- sée, ne se retourne pas sur un temps détruit. Que tout soit à sa place. C’est pour cela que ce 14 février, elle n’a pas supporté l’infidélité de sa mère, la nuit passée avec un homme venu le supplanter. Pour clore, comme si ce fût possible. Plus que pour sa propre pénétration, dans la fumette et la maladresse, elle s’est sentie salie. Devinait les étapes à venir, sa mère qui lui parlerait d’un homme gentil, attentionné. Elle y a droit, il faut qu’elle la comprenne... Elle n’opposerait que son mutisme. Rien n’est jamais linéaire, dans une vie. Ce soir-là aurait dû être un soir comme un autre – dans sa famille d’adoption, entre les bou- chées avalées sous les reproches inquiets de sa tante et les histoires de ses cousines qui la confortaient dans la certitude d’être différente – mais ce fut un soir qui l’ancra dans un après dont elle ne voulait pas. Qui signa l’arrêt des nuits passées ensemble, à attendre quelqu’un qui ne reviendrait jamais. À dix- sept ans, Clara Ville vivait la pleine conscience d’une notion qu’elle avait toujours déniée : l’éternité. Toute une vie sans le revoir, à cause de cette putain de Saint-Valentin.

    Sur son île, l’homme au piano s’est taillé sa réputation. Au Conservatoire, les élèves disent qu’il faut passer par lui mais que ça va être dur. Exigeant, il assène ses convictions avec brutalité : on ne l’aime pas, on le craint. Ça lui va bien, persuadé qu’il n’y a qu’une voie pour lui. Prendre une décision et s’y tenir. À chaque étape de sa nouvelle vie, il se convainc avec du- reté qu’il fallait tout laisser derrière. Bien sûr, elle revenait de façon lancinante, la prunelle de ses yeux, grands, en amande, son regard confiant et stupéfait, qu’il n’oubliera qu’en réussissant sa nouvelle vie. Il n’est pas naïf : on ne refait pas sa vie, on continue seulement – une des rares chansons qu’il a accepté de jouer, lui qui trouve le genre prétentieux et sa musique médiocre. Il trouve médiocre tout ce qui n’excelle pas, c’est sa règle. Aux étudiants, il répète l’aphorisme de Cioran : Si quelqu’un doit tout à Bach, c’est Dieu. Une rédemption, l’idée qu’il ne vivra bien qu’en réussissant au centuple ce qu’il vient de rater. Il a trouvé quelqu’un avec qui partager son quotidien, une femme de tête, qui s’affiche dans la vie – son expression fétiche. Il ne sait pas encore qu’à dix mille kilomètres, une jeune femme pense la même chose, tranche, décide, parfois brutalement, sans tergiverser. Le manque s’est tellement incarné qu’elle ne peut pas en imaginer de plus importants. Lui vit dans son endroit écarté mais se défait de la fatalité : au quotidien, il se nourrit de la direction qu’il a prise. Évite de se dire que rien n’est jamais trop tard. Ne revisite pas sa vie, l’accepte comme une erreur de jeunesse, se persuade que les abandonner était mieux pour elles : il l’a fait parce qu’il fallait le faire. Les dommages sont collatéraux, il ne mise même pas sur le pardon, la compréhension de l’une ou de l’autre. Il s’est effacé de leurs vies, a priori, ça devrait suffire. Elles le perdent, il renonce à elles, la souffrance est équivalente, on passe à autre chose. Il a lu que le seul patronyme de Bach peut être figuré, en numérologie, de la façon suivante : 2=B, 1=A, 3=C, 8=H. Soit le total de 14, le chiffre de la Sainte Trinité, des entrées thématiques de la Fugue en Sol majeur BWV 541, ou de la Fugue n°11 du Clavier bien tempéré ? Données ésotériques qui lui font se souvenir que sa fille a le prénom de celles qui portent la bonne étoile. Qui s’imposent par la distance qu’elles mettent entre elles et les autres. S’échappent de la famille si elle est hostile, ou se replient dans le mutisme. On se convainc de tout, mon ange, ça n’est pas ma faute, il connaît le refrain, les connaît tous, et les accompagne, sans rien cacher de son courroux – une chanson est in- utile quand on vise au sublime – ni de son impatience que tout cela soit enfin derrière lui. Il n’est jamais question d’une petite fille malheureuse, mais d’un malentendu plus important que les autres. Les fausses routes sont partagées, les responsabilités d’un échec aussi. Sur son clavier, quand le doute le saisit, il décortique le morceau dans toutes ses strates, pour en éviter une lecture simpliste. Comme dans la vie qu’il a laissée, là-bas. Tout s’explique, dit-il. Le reste s’oublie.

 

    Sur le continent, les choses changent. Clara Ville a désormais une autre trace indélébile sur laquelle fixer sa vie. Sa mère et elle n’ont jamais parlé de ce 14 février. Et d’autres Saint-Valentin – et leur cortège de cadeaux mielleux – sont venues installer un homme dans leur vie, le signe pour elle qu’il est temps d’en changer. Elle a obtenu son baccalauréat avec la mention pro- mise à son père, secrètement. Elle envisage des études ailleurs. Son oncle évoque l’absent, la difficulté qu’il a eue de se trouver lui-même, son enfermement dans la musique. Elle s’essaie au saxophone, ils jouent en famille. Sa mère ne dit rien, c’est la partie réservée, qui lui échappe. Elle sait que sa fille va partir aussi, que tout finit par se tarir, elle s’habitue à l’homme qu’elle a laissé entrer dans sa vie : il est attentif, attachant, comme promis. Elle ne l’aimera pas comme elle a aimé son bel homme mais il fera un bon compagnon. Elle ne sait rien encore de ses accès de colère et de boisson, justement parce qu’il ne sera jamais le grand amour, juste le plus long. Il lui parle d’un enfant, une part d’eux seuls, exclusive, elle rechigne, après tant d’années, concède, se dit que son corps refusera de lui-même, mais non, un matin, elle ressent des picotements ressurgis du néant : vingt ans après, au moment où le lien d’avec sa vie d’avant prépare ses bagages, elle ancre la nouvelle dans une réalité palpable, irréversible. Valentin aura bien fait les choses.

    Clara apprend ça avec indifférence. Elle feint de se réjouir pour sa mère : elles savent toutes les deux la part de fatalisme dans cet événement. Elle-même ne le peut pas ; s’attacher à cette petite sœur, ce serait créer de l’obligation là où elle tend à s’en défaire. À la Fac, il y a cet escogriffe un peu lunaire, qui ne s’émeut pas de ses absences, ces moments où elle disparaît de la. conversation. Ils sont à l’heure des choix, dont elle seule connaît les incidences. Ils visent l’INRA, en Avignon. Ils ont l’enthousiasme juvénile, se voient tous ensemble pour la vie et là encore, seule Clara sait que les choses ne se passent pas comme ça. Elle n’en dit rien, mais dans ses échappées, regarde parfois tel ami comme si c’était la dernière fois. Recolle à la réa- lité dans un frisson, consciente. La petite sœur, elle ne la connaîtra pas, ou peu ; l’écart est important, le temps s’est écoulé depuis que l’homme au piano... Elle a vécu sans père et ne peut contempler le spectacle d’une famille surjouant son bonheur. Privée de son enfance, elle ne se laissera pas voler sa vie de femme. Ce qu’elle ressent pour Ben n’est que les prémices. Elle sonde la confiance qu’elle peut lui porter, le pro- jette comme père de ses enfants, se demande s’il pourrait, lui aussi, tout abandonner parce que sa vie n’est pas satisfaisante. Il y a trop d’artifices dans leur vie d’étudiants : le groupe, les soirées, les bières et les joints, tout cela ne durera qu’un temps et celui qui ne le comprend pas se sentira bien seul, le moment venu. C’est la théorie des bulles, éprouvée dans les amphi- théâtres. Quand les étudiants arrivent excités et grégaires, ils mettent du temps pour rentrer dans l’épreuve, se cherchent du regard, sourient, grimacent, jusqu’à rentrer, enfin, dans la bulle nécessaire à la concentration. Le dernier qui s’y met éprouve de façon cuisante la sensation de solitude et d’échec. Dans sa bulle, Clara Ville y est en permanence mais jamais le sort ne l’a désig- née comme la grande perdante. Ben aime la force qu’elle dé- gage de son grand corps malhabile. Il éprouve quelque chose de particulier en sa compagnie, mélange de fierté et de crainte. Il appelle ça l’amour, attend d’en être sûr avant de lui en parler.

 

    C’est sa façon de procéder, pas à pas. Il ne sait pas encore que les bulles de temps de Clara Ville – celles qui la feront passer d’un lieu à l’autre et d’une histoire à sa fin – sont belles et longues, mais soumises à un seuil de tolérance qu’elle seule saurait définir.

     Des enfants sont nés aussi, sur l’île. Deux frères que Clara Ville ne connaît pas. Ils font la fierté de leur père, qui les voit grandir, dehors, surfer, de plus en plus loin. Il connaît les dan- gers mais ne retient pas leurs élans : ils sont la preuve qu’en choisissant d’être libre, on parvient au moins aux trois quarts de son existence. Est-il heureux ? Sans doute pas. Il faudrait re- visiter tout ce qui l’a conduit là et il ne se sent pas prêt. Pas en- core. Il a confié sa fille à l’autre lui-même, qui la choie comme il l’aurait fait si elle n’avait pas incarné, en naissant, l’échec d’une vie à venir. Il faut contenir les émotions dans un seul Clair de Lune. Il échange avec son frère de temps à autre. Leur cor- respondance est codée : quand l’un écrit qu’à la maison, tout se passe bien, l’autre se dit que la même lune brille pour tout le monde et qu’il n’a pas à s’en vouloir. Jamais son frère ne le culpabilise ni ne le somme de revenir. Parfois, l’homme au piano se demande si son frère n’a pas eu, avec sa fille, l’enfant qu’il aurait voulu avoir. Et comme à son habitude, chasse ses pensées, sort respirer l’air marin, essaie de voir si ses fils sont en- core à l’eau puis rentre travailler ses arpèges. Sa femme tente de l'extirper de ses partitions, elle est spontanée, voudrait voyager, danser, il est casanier, taiseux et déteste la médiocité ambiante. Il lui a donné ce qu’elle voulait, une vie de famille, une maison, une douceur de vivre, elle ne peut rien lui reprocher. Elle a tenté de le faire parler de son passé, mais a vite compris qu’elle maniait de la nitroglycérine, qu’il ne faudrait pas y revenir, jamais. Elle a pris l’habitude de partir seule en métropole, de le laisser sur l’île, chercher la note absolue, côtoyer le divin et s’en vouloir de son outrecuidance. À quarante ans, ses assurances ne sont plus aussi fortes, il se doute qu’un jour, il n’échappera pas à la confrontation. Qu’il aura en face de lui une femme qui lui rappellera celle qu’il a aimée. Il le sait, mais peut, encore, choisir que ce jour n’arrive jamais, à force de le retarder. Par lâcheté ou précaution.

Girafe Lymphatique, le Réalgar, 2018

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07/04/2025

Odessa, en mémoire.

musée de l'histoire juive d'Odessa.jpgÇa doit être ça, la vie qui passe par derrière,  dirait Sartre – tiens, j’ai une amie qui revendique d’être contemporaine de Sartre, même s’ils n’ont passé qu’une année et demie sur la même terre ! À chaque fois que je revois passer cette photo, je sais que c’est la plus belle que j’aurai jamais prise, pour ce qu’elle désigne. Cette cour intérieure anodine, c’est celle d’un immeuble dont l’adresse indiquait, dans le guide qui m’accompagnait à Odessa, en novembre 2014, le musée de l’histoire juive de la ville. Odessa, fondée en 1794 par Catherine II, Impératrice de Russie, a attiré de nombreux Juifs de l'Empire en quête de sécurité, de liberté et de dynamisme économique. Une société cosmopolite et toléranteà la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs représentent un tiers de la population multiethnique d’Odessa, qui compte environ 600 000 habitants - que développèrent des banquiers, des intellectuels, des artistes et des "anonymes", créant un mythe de l'âge d'or dans l'imaginaire juif avant les exils et les massacres de masse du XXe siècle et une communauté juive odessite décimée aux trois quarts durant la Seconde Guerre mondiale. C’est pourtant dans cette impasse – au contraire du centre rutilant de Dniepropetrovsk – que j’ai trouvé un petit musée, dans un appartement du rez-de-chaussée. Fermé ce jour-là, jusqu’à son propriétaire, me voyant devant la porte, décide de m’ouvrir et, devant l’objet de ma venue (l’exil de mes deux familles qui quittent les pogroms du début du siècle dernier), me fasse visiter, dans un anglais parfait, la collection sublime et émouvante, jusque dans des petites cuillères retrouvées, qu’il tenait à la disposition de tous ceux pour qui la mémoire n’est pas un vain mot. Il n’est sans doute plus de ce monde, ce monsieur : qu’il sache pourtant que depuis 6 ans, maintenant, Aurelia Kreit est à disposition de ceux qui ont encore de la curiosité en réserve. Elle m’accompagne depuis des décennies, maintenant, et quand je ne serai plus là, à mon tour, c’est elle qui prendra le relais et ramènera à la surface d’un temps qui va trop vite, l’image et le souvenir d’un musée inoubliable.

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31/03/2025

CÉPHALÉES II*

IMG_4998.JPGDeux ans. Deux siècles. Aujourd’hui, au dernier jour du mois de la guerre, ça fait deux ans que mon cerveau a lâché, au petit jour, comme si la foudre s’abattait sur moi, affaissant – momentanément - une partie de mon visage et toute forme d’équilibre. Deux ans que j’ai rampé jusqu’à la porte pour ouvrir à celle qui me sauvera en appelant les secours, pendant que je vomissais tout mon soul. Jusqu’à ce qu’ils m’emmènent aux urgences de Gui-de-Chaulliac et, une fois les trois lettres prononcées, aux soins intensifs du CHU (pas celles-ci). D’où je garde cette phrase entendue dans les premiers jours (d’hébétude) : celui-là, on va le remettre debout. Ça a été long, progressif, il a fallu effectivement que je puisse me redresser – et sortir de toute forme de dépendance, d’abord sanitaire – puis sortir du fauteuil roulant, faire quelques pas, soutenu par des bras amis, puis en autonomie. Vu comme ça, c’est linéaire, mais rien ne l’est, dans un hôpital, ni les journées qui s’allongent, ni le temps global, la semaine, les dix jours, les vingt et un avant qu’on m’envoie en rééducation, à Bourgès, un peu trop rapidement – paradoxe à part – au regard de ce que j’ai pu poser dans le couloir, en arrivant. Il y aura en tout et pour tout 41 d’hospitalisation avant que je puisse retourner chez moi, fatigué, mais debout. Un mois d’avril complet volé au nom d’un accident cérébral, ça n’est rien si je regarde autour de moi ceux qui ont été aussi frappés, mais ça reste, à vie. Pas comme un souvenir, comme une épreuve fondatrice, à partir de laquelle rien n’a plus été pareil, jamais, et pour toujours. Il y en a eu, des étapes, les galères administratives qui commencent, le report de ma reprise du travail et, au vu des angoisses incompatibles avec ce métier que j’exerçais depuis trente ans, un collège de médecins qui établit mon incapacité définitive à l’enseignement. Un avis sur papier qui signe une fin que je n’aurai ni choisie ni vue venir. Et des perspectives toutes liées à l’inconnu. Un an de congé longue-maladie, puis un reclassement, pour éviter le mi-traitement, qui ne mènera à rien : 30 candidatures sur Emploi-public, pas un retour positif, pas un seul entretien. À 56 ans, on voit bien que plus personne ne vous attend, socialement. Un stage d’immersion dans la Culture et la Communication de la ville et de l’agglo, que je remercie pour la confiance, mais qui n’a mené à rien non plus. Et maintenant, l’inconnu puissance 10000, avec les trois postes que l’administration se doit, légalement, de me proposer. En espérant qu’ils tiennent compte de ma situation personnelle et médicale, qu’on ne m’envoie pas à Sedan quand je vis à Sète. Sinon, ce sera l’armada fatale des recours administratifs, la question lancinante de ce qu’on fait d’un fonctionnaire qui a œuvré 30 ans à la réussite de ses élèves, qui a entre-temps – autre requête en suspens – obtenu la Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé et qu’on traite comme un moins que rien parce qu’il a eu un AVC. Cela étant, je suis plus optimiste que je ne l’aie jamais été avant l’accident, parce que j’ai appris la relativité, parce qu’il n’est pas impossible non plus que des gens dont c’est la charge fassent correctement leur boulot. Et parce je suis suivi psychologiquement comme je le suis médicalement, que ça aide à mettre des mots sur des choses qu’on ne dit habituellement pas. Je me souviens de mes chroniques écrites sur mon lit d’hôpital, la façon dont elles m’ont aidé à revenir à l’abstraction nécessaire. Je sais qu’elles ont été suivies, on m’a souvent demandé pourquoi je ne les avais pas publiées : je répondais qu’écrire sur la maladie, même la mienne, n’était pas ce pour quoi j’étais fait, comme écrivain. J’ai préféré, après, enchainer, comme un damné, littéralement, trop conscient de ce qu’il me restait à faire : de mémoire, j’ai corrigé le volumineux fichier d’Aurelia Kreit, 2evolume, écrit les 15 portraits des Figures singulières qui restaient pour en éditer le premier tome, enchainé avec les 26 du 2e, j’ai écrit la Cantate d’une traite, mon Noz d’émeraude, le Murat à paraître, des chansons, des (longs) poèmes, commencé Yrina Kreit qui sera sans doute mon dernier grand-œuvre. J’ai été accueilli en librairie, dans de superbes galeries, aussi, et comme si ça ne suffisait pas, j’y ai été accompagné par Tito, de Aurelia Kreit, par Stéphane et Éric, du Voyage de Noz, par Clara, pour notre récit-récital. J’ai vécu, aimé, profité, fait le tri dans les relations toxiques, combattu pour des amitiés, surmonté mes déceptions... Si je regarde ça maintenant, c’est presque le travail d’une vie, mais j’assume. J’ai profité d’un temps que je n’aurai plus quand je reprendrai le travail, tout en allant, le matin, mettre mon corps à l’épreuve du sport, que je ne pratiquais plus depuis belle lurette. J’ai lu et chroniqué des dizaines de livres (chacun) de Pascal Quignard, Éric Chevillard, Pierre Jourde, Jean Mattern, les ai interviewés en public, j’ai aidé à la naissance du Descartes de Jean-Louis Cianni, renoncé à la présidence du festival du livre pour ne plus subir les réactionnaires locaux, recouvré ma liberté. Ah, j’oubliais, j’ai refait l’historique complet du bâtiment (le collège Victor Hugo) qui accueillera prochainement le Pôle universitaire Michèle Weill, dont j’ai aussi écrit la biographie (courte). Avant de me lancer dans l’écriture de celle (longue) d’une personnalité bien connue, dans l’île singulière. J’ai soufflé avec mes proches les 55 bougies que j’ai pensé ne jamais avoir, fêté largement mes 56 en retrouvant des gens que j’ai toujours aimés et qui m’aiment peut-être un peu plus, encore, maintenant. Et c’est plutôt agréable. Je n’ai plus de bateau, plus trop compatible avec mon équilibre précaire, mais je pense l’avoir bien transmis, dans l’âme. J’ai renoncé au dernier moment à aller voir Mc Cartney à Paris, par peur de la fatigue, mais suis allé voir Saez avec mon enfant, qui m’a écrit une lettre il y a peu qui vaut mille fois celle que je lui ai destinée pour ses 20 ans. Qui a dit ça : Mon père, ce serait le seul à pouvoir extirper l’Excalibur de la langue française, pourvu qu’une telle épée existât, ce qui justifie 1) que je puisse mourir, maintenant 2) qu’on grave ça sur une pierre bien banale qu’on posera quelque part, partout où je serai.

On est le 31 de ce mois. Par provocation, comme Pierre Desproges a mangé un crabe le jour où on lui a appris qu’il avait un cancer (« un partout ! »), je pourrais manger autant de Mars qu’on en compte ce jour, mais je préfère me dire que j’en ai offert 30 à ma sœur hier, pour ses 60 ans, que je n’envisageais pas, il y a deux années pile. Ils sont arrivés après quatre jours de joie pure et d’amour fou, comme les autres échéances viendront, maintenant : je n’ai (plus) peur de rien. Comment il disait, Blier, déjà ? Ah, oui : merci la vie.

 

*En référence au très bon Céphalées de Nicolas Vitas, chroniqué ici.

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29/03/2025

La sole, la limande & l’abricotier.

IMG_4980.jpegIl fallait bien une émission de France Culture sur le lexique, au retour, pour gagner un peu d’abstraction sur la restitution d’une soirée Littérature & Musique sur mes Noz d’émeraude, cet OVNI littéraire autour d’un groupe qui vit depuis quatre décennies sans avoir besoin de moi, et tant mieux. Que son chanteur, Stéphane Pétrier, réponde à mon appel pour venir défendre le livre à mes côtés à la librairie Cordelia - blindée de monde - de Caluire, celle d’Anthony Burth, fringant défenseur d’une littérature exigeante et d’un fond de poésie idoine, c’était presque obligatoire, tant l’homme est fidèle en amitié; qu’il convie deux des trois guitaristes historiques du Voyage de Noz (Marc Baujard  & Éric Clapot) était au-delà de la bonne surprise. Qu’ils y jouent quatre morceaux autour d’extraits de mon livre relevait également du cadeau ultime. Que je réentende Anassaï, en revanche, 38 ans après le Vaisseau Public, pour le coup, c’était de l’ordre du privilège. Qu’il y ait après, dans un ordre chronologique, les chants de l’aurore, le Secret - avec ce qu’il recèle de gémellité avec ma Partie de cache-cache - et le Train, puisque c’est celui qui m’emmène le plus loin, là, on est déjà dans l’indicible. Que pourrais-je dire alors de ce qui a suivi dans l’after, sinon que je pourrais me demander jusqu’à la fin de ma vie si je mérite tout ça, une question que mes aventures récentes ont réglée, finalement. J’étais bel et bien dans la place quand à la fin de l’after, au Capot, on a vu débarquer…  Emmanuel Perrin qui littéralement passait par ici, au sens véridique. De quoi ressortir les guitares pour un « 30 avril sur les quais » récemment rejoué avec Éric Clapot, puis -quoi de plus naturel - enchaîner, puisque le chanteur est présent, sur le côté, avec Cameron Diaz, Attache-moi, le Cimetière d’Orville, j’en oublie, et finir sur Anassaï, là où tout a (re)commencé.  On était quoi, 15 au final, à pouvoir dire que c’est arrivé? L’Inox qui réclame sa note pourra me dire que j’ai tout inventé, que ça n’arrive pas, des trucs comme ça. Jo & Guillaume vont encore dire que je me mouche du coude, les témoins se défiler les uns après les autres, je m’en fous, j’ai existé un temps comme auteur dans une librairie et initié quelque chose qui me dépasse largement, qui intègre ce questionnement d’une durée longue - 40 ans, fichtre! - et renouvelable. Je resterai toujours à ma place, puisqu’elle s’avère, 40 ans après, privilégiée. Là, à part suppléer le chanteur - je l’ai accompagné sur le refrain du Train, à la demande du libraire - je ne pourrais rien envisager de plus heureux. Quelque part toujours les boucles se bouclent.

photp: Gaële Baussier.

PS: ce titre elliptique est dû à la sus-dite émission de radio, dans laquelle des linguistes débattaient, à grand renfort de dictionnaire de langue, de l’utilisation des deux premiers mots, identiques dans ce qu’ils définissent, mais pas dans la même acception, et de la restriction de signifiant du troisième, par rapport à d’autres arbres fruitiers. Il faut bien redescendre.

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24/03/2025

Les perdantes irrémédiables.

CC.jpgLe recueil de nouvelles de Christian Chavassieux (de Province, où elles vécurent, la Rumeur libre) se construit sur une boucle, puisque le prologue le dédie à Xavier, immense lecteur, et que la dernière nouvelle est consacrée au récit de son suicide, des répliques qu’il a entrainées auprès de ses amis, dont l’auteur et sa douce, à qui il consacre la plus longue – près de la moitié de l’ouvrage – des récits, sous le titre Mado & Léo. Qu’il ait changé les prénoms, ici et là, n’y change rien, lui-même prévenant dès l’entame : Je vais donc nous livrer tous, nous livrer car écrire est un acte de trahison. Dans les inconsolables, l’histoire qu’il consacre à sa compagne, il y a d’abord cette mythologie des hirondelles et de la buanderie qu’elle laisse ouverte pour elles, honorée de leur fidélité, puis le peuple des chats du haut (et par conséquent celui du bas), la perte parentale, la phobie des autres et de la voiture, l’amour inconditionnel qu’elle partage en silence avec son écrivain, dans le dénuement – le luxe de ceux qui ont renoncé à l’aisance pour savourer le temps – les confessions au psychiatre, l’effroi devant l’avenir politique qui s’annonce. La ouate et l’autarcie salvatrices, la violence du dehors. La fin de vie, là aussi, la démence de la mère, l’abandon du père – pas de médecin, pas d’hôpital, pas d’urgences, ça ira comme ça-  la querelle de qui des deux partira le premier, quand ce sera leur tour.

De Province est une somme de 15 nouvelles, certaines très courtes (une page, une page et demie) et d’autres plus conséquentes, dans la durée, jamais dans le sujet : les histoires qui me touchent, écrit-il, sont celles de perdantes. De perdantes irrémédiables. Toutes situées entre deux siècles, sans que rien n’ait vraiment changé, ni chez elles, ni dans le monde dans lequel elles évoluent. Qu’elles subissent, davantage. On y trouve des histoires de deuil, de fin de vie à l’EPHAD, de disparues dont on salit la mémoire en s’en moquant encore, de chômage, d’emplois aidés (vos TUCS, c’est du toc !), d’avortements répétés, d’enfants élevés dans la haine de leur mère, d’une terrible désillusion quand on croit voir un visage aimé tant attendu… Chavassieux avait averti, là aussi : enfant, il jugeait les femmes supérieures aux personnages masculins, avant de se rendre compte que la réalité était autre, et qu’elles pouvaient être absolument décevantes, comme eux. La désillusion (encore) est supérieure à l’idéalisation, et c’est là-dessus qu’il construit, d’une petite voix intérieure, l’énoncé de l’ensemble des non-dits qui construisent les relations humaines, celle d’une sœur qui refuse à la sienne de partager le deuil de leur mère, d’une directrice de prison qui refuse à des détenues de voir le fruit de leur travail artistique (sauf en payant), d’une femme – un corps brut de femelle sèche, millénaire, en T-shirt et poignets de force, laide, visage osseux, regard d’une dureté insoutenable – qui le renvoie à (s)es mollesses de vie confortable… Il y a cette clocharde qui le réveille en pleine nuit pour qu’il l’emmène à l’hôpital et qui ne s’en souvient pas le lendemain (les bonnes actions sont gratuites), cette jeune fille dont l’entretien à Pôle-Emploi n’a fait que renforcer le sentiment d’exclusion, cette plus ancienne qui ne supporte pas qu’on ne l’ait pas retenue pour un festival parce qu’elle a plus de 50 ans et le fait culpabiliser. Il y a Angèle, Inès, Mina, Louise, Solène, il y a cette jeune femme violée en réunion par un grand connard de boucher-charcutier hilare, qui n’aura pour seule possibilité de défense de faire la gueule le lendemain. Les actions se situent en bord de Loire, dans la campagne reculée – on retrouve les prés de chardons deux fois -  et quand il fait voyager ses protagonistes aux États-Unis, c’est pour qu’ils se retrouvent dans un dinner paumé, avec Tom Waits en titre et fond musical : c’est l’Amérique des autres…

On sait depuis l’Affaire des vivants que Chavassieux excelle dans le réalisme et qu’il sait mieux que les autres remonter les secrets de famille, les pathologies collectives et l’extraordinaire puissance de la nuisance sociale. Ce livre articulé autour du suicide et de l’échec pourrait plomber le lecteur s’il n’était pas doublé d’une très forte déclaration d’amour envers les plus opprimées de toutes – je suis moins apitoyé par le sort de mes frères – celle qui existent encore moins que les autres, qu’on gratifie d’un pauvre (Mina) méprisant quand on veut bien les nommer et qu’on humilie jusque dans la mort : celle d’une mère à qui on aurait juste aimé dire je t’aime, une seule fois, une autre à qui on aurait aimé demandé si elle nous avait aimé, au moins. Et puis il y a cette langue archaïque dans le sens le plus noble du terme, qui fait que les récits s’enchâssent et que l’ensemble se lit d’une traite : on dit trop souvent que la nouvelle mène au roman, quitte à ce qu’on retrouve, souvent, dans l’exercice, les mêmes défauts d’écriture (comptez le nombre de fois où l’anaphore est utilisée…) ; ici, c’est le roman qui a mené à la nouvelle, et c’est l’exercice d’un auteur essentiel, dans sa démarche et dans son œuvre.

De Province, où elles vécurent, la Rumeur libre, 2025

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