30/03/2020
L'air du temps.
J'ai été invité - sur la recommandation d'Isabelle Flaten, que je remercie - à m'exprimer sur la condition de l'écrivain en situation de confinement. C'est tout sauf un journal du même type, évidemment. J'ai refusé d'écrire une chanson sur le sujet, pour ne pas céder à l'opportunisme; mais on ne peut rien refuser à Dan Burcea, "jardinier en intelligence humaine" et à son amour de la littérature. C'est ICI, en Lettres capitales.
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19/03/2020
Memento Mori.
J’ai échangé plusieurs centaines de lettres avec cette personne-là. Il faut dire que la promesse d’adolescence - celle de se donner des nouvelles après les vacances d’été - que les autres garçons ont faite en même temps que moi, j’ai été le seul à la tenir, et de quelle façon : nous avions quatorze ans quand nous nous sommes quittés, et nous avons passé près de onze ans ensemble, à se raconter nos vies, ses heurts, ses joies, quelques inventions, de ci de là, histoire, bien avant les réseaux sociaux, de faire croire à l’autre, qui n’y croyait pas, que sa vie était remarquable. Mais peu. Nous avons plutôt échangé, correspondu au sens propre, celui qui fait qu’on trouve quelqu’un qui pense, vit et agit comme on le ferait soi. Il n’y eut rien d’amoureux, dans cette existence parallèle, rien de tendancieux, même si les rares photos échangées montraient la si belle femme qu’elle était devenue. À force de suivre ses amours, j’ai fini par envoyer les dernières lettres à un autre nom, dans une autre ville. M’y rendant, j’ai acheté un bouquet de fleurs, me suis présenté à l’adresse indiquée, ai prononcé « Interflora ! » à l’interphone. Montant un escalier en colimaçons digne des films de Michel Deville, j’ai vu, au quatrième étage, un homme sur le seuil de la porte, se penchant vers moi et me disant, tout de go : « T’es pas Interflora, toi, t’es Laurent ! ». Il me fit entrer, avec beaucoup de chaleur, pour m’apprendre que sa jeune femme était allée voir ses parents – dans la ville où j’envoyais les lettres, jusqu’alors – mais que je pourrais lui faire une surprise, aller la chercher à la gare, le lendemain, à sa place. C’était remarquable de confiance et d’intelligence, j’ai accepté, y suis allé le jour d’après, le cœur un peu serré, pour un rendez-vous non amoureux et non prévu par un des deux convives. La porte du TGV Ouest s’est ouverte, j’étais encore moins à l’aise qu’avec mon bouquet de fleurs de la veille, et l’ai vue apparaître, dans l’encadrement de la porte. Elle m’a immédiatement reconnu, et ne s’est pas montrée si surprise que ça, en somme. Sans doute avait-elle compris, tout de suite, que l’idée venait de son mari, sans doute lui rendait-elle, de fait, la confiance et l’intelligence que nécessitait une seule situation. Mon dernier souvenir, l’heure que nous avons passée à deviser de tout et de rien, comme nous le faisions par écrit, depuis onze ans, fut le sourire qu’elle me réserva, rien qu’à moi, avant que nous nous séparions, pour aller vers nos vies, chacun. Je n’avais aucune connaissance, à cet âge-là, de l’incidence du sourire archaïque sur les vies de Jules & Jim. Je lui ai juste répondu, à l’identique. Nous ne nous sommes plus jamais écrit, nous ne nous sommes plus jamais vus, nous en avions juste terminé.
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18/03/2020
Revanche.
Une pensée pour tous ces parents qui nous disaient que leurs ados étaient précoces et hyperactifs, qu'on ne les comprenait pas, et qui se rendent compte au bout de deux jours qu'ils sont juste casse-couilles et inadaptés.
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11/03/2020
Les matefaims.
Je ne sais pas – antiphrase – pourquoi me reviennent ces souvenirs de tablée quand, pour le dîner, ma mère entreprenait de faire des crêpes et qu’il fallait attendre son tour pour être servi : nécessaire (et archaïque) apprentissage de la frustration et de l’égalité, toutes deux mêlées. Il fallait voir le plaisir que l’on prenait quand Maman annonçait « celle-ci, elle est pour toi », l’air pincé – on peut le dire, maintenant – des deux autres, spécialement celui qui venait d’être servi, le tour d’avant. Parfois, le père passait le sien – trop épaisses, les crêpes, de vrais matefaims, et réjouissait l’assemblée : la prochaine arriverait plus vite. Quand elle était là, fumante et bien dorée, le dilemme s’imposait : la manger d’un coup et rester sur l’impression bourrative le temps du long circuit ; ou bien la savourer, jusqu’à, qui sait, en manger deux consécutivement, l’une refroidie, l’autre bouillante. On aborderait bien assez tôt la question – et ses conséquences sur l’équilibre familial – de la dernière, qui devait tomber juste, sous peine de triomphe à peine voilé du ou de la priviliégié(e). On ne sait jamais pourquoi les crêpes de sa mère remontent en mémoire. Ou plutôt on le sait, mais on ne veut pas le dire.
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07/03/2020
La confusion des cadavres.
Le “Noir Canicule” de Christian Chavassieux - en un habitacle de taxi climatisé et une journée bien remplie comme seuls les paysans peuvent en connaître, de l’aube jusqu’au coucher du soleil – est un livre sur la mort, pas tant comme sujet que comme objet de la fatalité. Celle des vies qui s’achèvent, par tautologie, mais aussi celle, apocalyptique et millénariste, qui s’impose en masse, par des effets du même nom. Ici, la Canicule du début du XXI°s., qui annonçait un chaos dont on s’est curieusement remis assez rapidement : comme chez la Marie du roman, la mémoire n’est jamais faite que d’abîmes oubliés, après tout. La Marie et le Henri, c’est sans doute comme ça qu’on les appelle au village, ce couple de vieux paysans, 56 ans de mariage au compteur, agacement réciproque compris et réprimé. Ils ont mis leurs habits du dimanche et sans doute un peu de parfum bon marché pour se fader les 800 kilomètres qui séparent leur Thébaïde de Cannes, la ville d’un tout dernier espoir pour eux et son cancer à lui. Marie, écrit Chavassieux, a beau s’être « habituée à le voir mourir plusieurs fois par jour », et connaître le sort des femmes qui restent et continuent de dormir seules du même côté du lit, elle y tient, à son Henri, même si elle l’aurait aimé plus robuste.
C’est Lily, une conductrice de taxi entre deux âges - « passable » aux yeux de tous mais plus assez aux yeux de son ex-mari qui lui a préféré une jeunette - qui se charge de ce que le narrateur nomme lui-même « un voyage extraordinaire ». Rémunérateur, certainement, mais éprouvant, quand il s’agit pour cette femme préoccupée de prendre en charge, au sens propre et figuré, ces gens qui habituellement, ne sortent jamais de chez eux. Ne vont même plus jusqu’à Roanne, ne racontent plus rien à ceux qui, dans le village, savent déjà tout d’eux. Ou croient tout savoir, parce que comme les autres personnages (le huis-clos est un trompe-l’œil et les récits enchâssés s’imbriquent), Pierre, Nicolas, Jessica, tous ont leur part de secret, et celui qu’ils partagent, qu’elle a cru oublier et que son cancer à lui ravive, en est un au moins aussi inavouable que celui de la conductrice. Qui met du Florent Pagny en considérant l'affaire Cantat, on est pas à un grand écart près.
« Noir Canicule », comme le bon polar qu’il n’est pas (seulement), fonctionne par révélations successives, que je ne dévoilerai pas ici. Pour le coup, c’est un roman qu’on ne peut pas lâcher, parce qu’on veut savoir, et que l’auteur est chiche, dans les pistes qu’il délivre au compte-gouttes, c’est de bonne guerre. Les vies passées, présentes et à venir se croisent elles aussi, comme dans une scène de super 8 : les images des pères – ceux qui vont mourir, ceux déjà morts – reviennent, saines, doublées, dans la mélancolie, de ce que Chavassieux appelle « le poison de l’amertume ». Pénible et sensuel à la fois. Il y a ce récit central, mais on comprend assez vite que les correspondances n’en sont pas : elles ne font que proposer à cette apocalypse – du moins sa première trompette, dit-il – un tour tristement humain. Avec des vieux cons de paysans, des destins contrariés, des vies réussies et d’autres pas, dans la même fratrie, parfois. La métaphysique propre à tout voyage est omniprésente, et personne n’échappe au constat d’échec, dans cet ouvrage. Pas plus un monde qui s’achève (« Trente ans que les petits paysans crèvent ») qu’un autre qui commence dans la confusion des cadavres, une expression empruntée à Flaubert. L’écriture de Chavassieux, comme d’habitude, fait mouche, alterne les registres, reproduit des discours directs (d’ados, notamment, j’te f’rai dire !) au sein même de passages narratifs soutenus, des scènes sont volontairement cinématographiques pour en souligner immédiatement des dialogues débiles : mais c’est quoi ce film ? On n’échappe pas au naturalisme paysan de l’auteur de l’Affaire des Vivants, même dans sa contemporaine Affaire des morts. Mais chacun se reconnaîtra dans une, au moins, des concessions que chacun des personnages fait à sa propre mort à venir, celle qu’on frôle dans une voiture, celle qu’on cache au monde depuis 77. L’agonie universelle, avance l’auteur. Que Bernard, tenté d'en finir, renvoie à son terme naturel, que Séverine ("une vraie pétasse contente d'elle-même") et Séb' l'infatué chercheront à nier, que Mélanie a dû sentir passer... Que les médecins et femmes de service des hôpitaux ont vu débarquer, impuissants. On ne sait pas ce que Jean-François Mattei – l’auteur a l’élégance de ne pas le citer directement, soulignant l’impéritie d’un gouvernement dont l’inaction dénoncée par Pelloux, à l’époque, a coûté plusieurs milliers de morts évitables – pensera de ce roman, s’il le lit. Ce que je conseille à n’importe qui d’autre, par ailleurs : un Chavassieux est toujours un événement et celui-ci, s’il fausse les pistes habituelles de l’auteur, ne déroge pas à la règle. Haletant et troublant. Son plein soleil à lui.
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03/03/2020
AK TOUR - Trois visages d'Aurelia.
LA BALANÇOIRE LYON - 28.02.2020
Tant qu’on n’aura pas appris à finir les soirées par le début, on sera toujours vulnérable. Mais il faut garder l’essentiel, la petite assemblée réunie à la Balançoire, hier soir, les quelques défections de dernière minute toujours décevantes, et l’esprit du lieu, dans lequel, présentant ma Girafe avec Franck Gervaise, je m’étais juré de revenir. Y présenter Aurelia. Il y a un an et demi, c’était encore un chantier mal engagé. Et je m’y suis attelé, une fois encore. Des fées se sont pour une fois penchées sur mon cas et hier, en parlant, je jetais un œil sur le t-shirt Aurelia Kreit du batteur d’Aurelia Kreit. Hébété, un peu encore, d’être là avec mon gros livre rouge. Décidé, cette fois-ci, à en parler précisément, en mode micro-conférence, sonorisée. Construite sur les concepts d’Humanité, d’exil et d’identité. L’humanité, il est est question tout au long de l’ouvrage : confrontés à ses faces les plus sombres, Anton et Nikolaï en ont deux visions différentes. L’un, confiant en la nature de l’homme, ne peut pas imaginer que, revenu pour les aider, il puisse devenir la cible des ouvriers de l’usine; l’autre, plus sceptique, vient d’entre eux, connaît leurs travers, la rage envieuse et la mauvaise foi, la recherche du bouc émissaire. S’il est Juif, ça fait double emploi. Dans l’Ukraine du début du (XXe) siècle, Nicolas II ne s’oppose pas à ce qu’on les frappe, selon ses termes. Dans la problématique choisie, hier, je voulais démontrer en parlant de mes personnages qu’on ne considère l’humanité qu’à travers l’exil, et la confrontation à l’étranger, au danger. Dans ses « contes d’Odessa », Isaac Babel raconte déjà à quel point une vie, dans un train, peut basculer sur décision du contrôleur. Dans « Aurelia », les personnages voyagent, beaucoup, souvent en huis-clos avec leurs bourreaux potentiels. En s’éloignant de l’Ukraine, ils en revendiquent l’appartenance et l’identité, à travers les mythes païens, le chamanisme, tout en se confrontant au regard de l’autre. Celui qui fait le Juif, dit Lévinas. J’essaie de raconter tout ça, le micro me renvoie une image un peu professorale, qui me freine. M’amène à parler un peu plus vite, à lire beaucoup moins d’extraits que prévu. Difficile aussi de se concentrer quand on se demande si l’appétit et la soif des convives pallieront le manque à gagner d’une soirée littéraire dans un bar à vin. Surtout en pleines vacances, dans la zone. Mais c’est le charme de la Balançoire, et tout l’irrationnel de l’inimitié ne gâchera rien de tout ça. A titre personnel, il me fallait effacer un pan de ma mémoire, exceptionnellement, lié à ma précédente venue, sans que Mareva ou le lieu ait quelque chose à voir avec ça. Ça a été chaotique, mais c’est fait. Je ne sais pas quand et si je reviendrai, mais Aurelia, depuis hier, essaime quelques foyers supplémentaires. Aujourd’hui, elle passe à la question, sous la houlette de Christian Chavassieux, au Jardin de papier, à Roanne. Chavassieux, dont le « Noir Canicule » était dans ma boîte à lettres, hier. Et qui, relisant Aurelia, a eu ces mots qui comptent: « « Replonger dans le texte publié de Aurelia Kreit, de Laurent Cachard, quand on a eu le privilège d'en lire les versions précédentes, c'est mesurer l'immense travail accompli, la détermination du gars à livrer le meilleur de lui. Et surtout, c'est lire un sacré bon roman. Déjà. ». Rapport à suivre.
LE JARDIN DE PAPIER ROANNE - 29.02.2020
Dans le Jardin de papier, à Roanne, on trouve tout ce qui a attrait au livre, à l’écriture, aux Beaux -Arts. Une papeterie à l’ancienne, un fourre-tout très ordonné qui vous permettra de trouver le cahier, l’agenda, le livre de comptes ou de yoga, celui des papillons ou celui des premières amours. Pascale a repris le lieu l’été dernier, l’a aménagé à son image et lui a très vite donné un esprit, perceptible. En harmonie avec la librairie voisine, elle s’arroge quelques droits, celui, par exemple, de recevoir un auteur que son compagnon et elle connaissent depuis le début, dans un ascenseur de Genève. Le rouge et le noir sont mis dans la vitrine, c’est beau et c’est toujours émouvant de voir cette petite fille vivre sa nouvelle vie. Au déjeuner, on croise un banquier heureux de donner sa démission et devenir libraire, un de ses futurs collègues déjà croisé à Elizéo, à Tarare, pour le poignet d’Alain Larrouquis, des gens épanouis et heureux dans ce qu’ils font. Tous soutiens de Pascale dans son entreprise. Il faut dire que Christian et elle génèrent ça, l’empathie et la générosité. Parce qu’ils ont fait des choix durs, tous en direction de l’amour et de la vie juste. Pascale qui s’inquiète de tout, du nombre, de la température, de ma propre renommée. Pas suffisante pour attirer les foules, mais les gens passent pour eux, dans la boutique, et sur la base de ce qu’ils leur ont dit, achètent le livre, s’intéressent, discutent. Un photographe truculent à quatre mois de la retraite, un dessinateur de B.D passionné par son métier d’enseignant (c’est rare), Françoise et Philippe de Fleury-la-montagne, d’autres amis, le gros livre rouge passe de main en main et c’est déjà réussi. Forcément, plus les gens sont nombreux à passer dans la journée pour un signe ou une dédicace, moins ils le seront pour la rencontre elles-même, mais ça n’est pas important: Christian et moi savons que quoi qu’il arrive, il faut accepter, son sort et le nombre de personnes qui vous feront face. À partir de un, il faut faire le job. N’eût-il pas été là, nous l’eussions fait quand même: mon hôte est fin lecteur, enthousiaste et, disons-le, partie prenante de ce bouquin. Il lance l’interview, je sais que la genèse est moins importante pour lui que le thème de la résistance juive aux pogroms et à la persécution. C’est toujours agréable d’être interrogé par Chavassieux, parce que sa relecture est si tenace qu’il vous trouve des pistes d’analyse que vous validez en opinant du chef de façon assurée alors que vous n’y aviez même pas pensé. Il donne envie, aussi, situant les personnages, l’action, sans la dévoiler, ou si peu, en face, la foule est intéressée, visiblement, ça prend, comme on dit dans les dîners en ville. On aborde plusieurs thématiques, la question juive, l’exil, l’ironie et la fatalité. On parle du corps des personnages, des équations entre eux, qui évoluent. Une part de moi est toujours ravie, au sens propre, de défendre cette petite fille, son nom, son avenir. Je ne sais pas si j’en parle bien, mais dans la journée, une dame est revenue sur l’idée de ne pas acheter le livre justement parce que je lui avais donné envie. Ou fait pitié, je ne le saurai pas. L’heure a tourné, Pascale n’a rien dit mais on a fait durer sa journée. Le reste, la soirée, la discussion annuelle, sur l’écriture, les choix, les histoires qui s’achèvent, ça ne regarde que nous. Mais ça ancre un peu plus une amitié dans des parcours distincts et dans un monde aussi chaotique, toute forme de permanence est bonne à prendre. Quelqu’un m’avait dit, avant que je parte, que je serai bien là-bas, bien reçu en tant qu’homme et en tant qu’auteur. À part un léger bémol sur la question de la cuisson des pâtes, et encore, c’est allé au-delà de cette prédiction. Comme attendu.
CERCLE DE LECTURE FILOMER SETE - 3.03.2020
On dit tellement des Sétois que la moindre goutte de pluie les oblige à rester chez eux que je ne m’attendais pas, trouvant la porte close, à ce qu’ils fussent plus d’une vingtaine en arrivant au port – en l’occurrence impasse de la Bordigue, dans la salle du même nom, pour le cercle de lecture animée par Marie-Ange Hoffmann. Cette grande lectrice qui, ayant aimé « mon » Aurelia, m’a invité à en parler, stipulant qu’elle n’animerait justement pas, et qu’elle me laisserait faire. Le monologue de l’auteur est un exercice fascinant mais casse-gueule s’il ne touche pas très vite les centres d’intérêt du livre, en espérant que ceux-ci correspondent à ceux des convives. On peut aussi être beau parleur et vendre du vent, c’est évident. Moi, quand je parle d’AK, je suis porté par le souffle du roman – celui qu’on lui a reconnu – et par l’envie de faire au maximum connaître mon héroïne. Paradoxe à part (c’est la formule, ici), je parle d’abord de moi écrivain, pour situer un parcours et une ambition, esthétique. Pour bien montrer qu’on peut prendre son travail très au sérieux sans se prendre soi-même pour ce qu’on n’est pas, j’évoque toujours mes deux premiers manuscrits, ceux de mes vingt-cinq ans, censés révolutionner la littérature, dans l’autofiction. Je tacle Doubrovsky l’imposteur au passage, je me fais reprendre mais je maintiens. Je parle de la fabrique du roman, sa genèse, ici, le groupe ne dit rien à personne, évidemment, mais en dit long sur ma pugnacité, mes choix, les sacrifices que j’ai faits. Les dix ans de gestation marquent toujours les esprits, même si dans la réalité, ils disent davantage de la vie que j’ai menée que du travail d’écriture lui-même. Je redis à chaque fois l’hébétement que j’ai d’être devant ma pile de gros livres rouges, avec un personnage – parmi les autres – qui me survivra comme elle a émergé d’un roman qui porte son nom mais dit peu, encore, de son histoire. Je décline les thèmes, la construction en trois parties, l’humanité, l’exil (par le voyage et les huis-clos avec l’ennemi), les pays traversés et la question de l’identité, juive, slave, les deux. La tablée est longue, il ne me faut perdre personne, reprendre la main quand certains des présents se dispersent, je vois dans les réactions des uns qu’ils ont lu – et aimé – le livre, dans les yeux des autres qu’il les intéresse. D’autres ont sans doute déjà reculé devant l’épreuve des 400 pages, mais me suivent dans ce que je dis du métier – le premier devenu second – d’écrivain, de cette forme de responsabilité morale que je place avant tout acte d’écriture. Raconter une histoire, cet acte désespérément vain et essentiel à la fois. Je redis sans flagornerie le plaisir incroyable d’être autorisé à parler de son œuvre, moi qui ne suis pas dans les arcanes de l’édition nationale. Mais il y a des gens, dans le groupe, qui m’ont lu, même avant de me connaître, preuve d’abord que toutes les voies ne sont pas uniformes, preuve aussi de la vie longue des livres quand ils ont marqué un public au point qu’il s’en souvient. Finalement, je me mets à la place de Chavassieux racontant mon roman, et je mixe avec les thèmes dont il faut parler sans que l’histoire soit dévoilée. Il faut croire que je me défends dans l’exercice puisqu’on me remercie vivement d’avoir captivé l’auditoire. Quelques ouvrages, de nouveau, vont vivre leur vie propre, ailleurs, chez des gens qui en parleront peut-être, l’offriront en retour. L’endroit est convivial, on n’a pas très envie d’en sortir, fût-ce pour en faire, d’un trait de plume, un compte-rendu immédiat. Trois rencontres autour d’Aurelia en cinq jours, c’est éprouvant, mais ça justifie le travail réalisé d’une part, et c’est un moyen de se préparer à en finir, de l’autre. Pour mieux la retrouver après ? L’histoire nous le dira. Finalement, à Sète, il n’y a que les libraires qui ne distribuent pas mon roman, mais c’est une autre histoire, et, je l’ai rappelé aux auditeurs, le mantra hugolien de Nikolaï et de Anton est devenu le mien : « Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ». Il y a des moments dont on se souvient parce qu’ils ont été absolument justes. Immodestement, peut-être, j’ai l’impression que c’en fut un.
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