18/09/2019
Le roman d'Aurelia (89-19 5/15)
En 2014, j’ai vécu une drôle d’analepse, en recevant de la Région Rhône-Alpes une bourse d’aide à l’écriture d’un roman que j’avais déjà écrit sans savoir qu’il faudrait que je le réécrive dans sa quasi-intégralité. J’en avais fait la demande tout en contestant la légitimité, mais le projet tel que je l’ai décrit dans le dossier, plus le prix de Grignan qui m’a rapporté quelques points – quelle misère ! – tout cela a plu et me voilà avec les habitués du genre à grignoter des petits fours et boire du champagne avec les huiles, à Vienne, juste avant le concert de Robert Plant, auquel j’ai été convié. C’est toujours intéressant de se retrouver au cœur de ce qu’on déteste le plus, les privilèges immérités, on sait plus encore en partant pourquoi on voudrait que ce monde-là meure de lui-même, la gueule ouverte. J’ai néanmoins pris cette bourse, et entamé ma dernière année de lycée par trois mois de disponibilité, et un voyage en Ukraine, sur les traces de mes personnages : Kiev, Dniepopetrovsk – Iekaterinoslav dans le roman – et Odessa. J’ai raconté ICI l’émotion que m’a procurée la visite du tout petit musée de l’histoire des Juifs d’Odessa, le contraste avec la grandeur ironique de celui de Dniepopetrovsk. J’ai vécu l’émotion à rebours de personnages dont il me semblait reconnaître les visages, jamais vus. J’ai marché dans des rues à leur recherche, cent ans après, profité de ce que les (petits) Russes aient pour coutume de laisser des bâtiments et des maisons en ruines à côté de ceux qu’ils construisent, flambant neufs. Le lecteur d’Aurelia ne saura pas que le premier passage que j’ai écrit de ce livre relevait du défi : retranscrire l’indicible d’une scène de pogrom, filmée pour la première fois. Surpasser la nausée et l’attraction morbide pour rendre compte, en romancier, une fois les témoignages épuisés et le travail des historiens figé. Cette scène, je l’ai toujours en tête, comme un traumatisme : le visage interdit de cet homme qu’on frappe à terre et qui comprend à peine qu’on le frappera jusqu’à ce qu’il meure. Qui rechausse ses lunettes fracassées dans un geste dérisoire. En allant jusqu’au cœur de l’Ukraine, je ne pouvais échapper à ma propre réflexion sur la question juive, sur les monstrueux destins qu’a cités Levinas. Dont le concept d’altérité juive m’a permis d’écrire les scènes de Anton et du rabbin (dans les jardins du Luxembourg), la mise en doute de l’existence de Dieu face au deuil et, surtout, d’intégrer l’opposition à Sartre quand ce dernier pré-supposait que, l’essence juive n’existant pas, c’est le regard de l’autre qui fait le Juif, et l’antisémite dans le même temps. Tout ce que Aurelia aura à vivre et à surmonter, dans la vie qui s’offre à elle. Il y a certains passages dans le roman qui, pris à part et sortis de leur contexte, pourraient faire passer, s’ils n’étaient pas le reflet retranscrit de leur époque, l’auteur lui-même, qui les rapporte et les recrée, pour un antisémite. D’avance, je prie les chiens de garde de passer leur chemin, et les renvoie à Levinas, encore : être juif, ce n'est pas seulement chercher un refuge dans le monde, mais se sentir une place dans l'économie de l'être. Je n’ai, en tant qu’essayiste, jamais réussi qu’à terminer qu'un traité d'ontologie mojitologique et une nouvelle esquisse - malheureusement romantique, donc vouée à l’échec - d’une théorie des émotions, et n’ai guère l’intention d’aller plus loin. Aurelia Kreit, c’est écrit dessus, est un roman ; mais l’obligation faite à tous ceux dont j’ai traversé les âmes, dans le petit musée de la cour intérieure à Odessa, est beaucoup plus essentielle qu’une histoire qu’on raconte. Je l’ai vécu, déjà, avec Tébessa, je l’ai retrouvé avec Aurelia : les homophonies sont toujours éloquentes.
Ces chroniques racontent la genèse et l’édition du roman « Aurelia Kreit », paru aux Editions Le Réalgar.
Présentation du roman le 28 septembre à 14h30 à la librairie du Tramway et à 20h à la MJC Ô Totem de Rilllieux, pour la reformation sur scène du groupe (couplée aux 30 ans du Voyage de Noz).
07:13 Publié dans Blog | Lien permanent
Les commentaires sont fermés.