Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/02/2019

Le regard de Gerda.

gerda.png« Vivre. Vite. Intensément vivre », telle était la devise, reconstituée pour l’histoire, de Gerda Taro, l’héroïne du dernier roman de Serge Mestre, « Regarder »*. Titre échenozien s’il en est, mais très vite réinvesti par un auteur qui m’avait déjà impressionné par son travail particulier sur Lorca (« Ainadamar, la fontaine aux larmes », 2016). Mestre, c’est un tiers d’histoire, un tiers de romance et un tiers d’insères narratives, de réflexions propres ou de projections dans le temps (il appelle ça « des coups de pied à la chronologie »). Ce qui lui permet, par exemple, de solliciter « la vie mode d’emploi » - publié quarante et un ans après la mort de son personnage – juste histoire de familiariser son lecteur avec une reconstitution précise, pointilleuse, où l’art de la photographie – elle voulait devenir photographe, plus encore, « femme-photographe » - côtoie son histoire et ceux qui l’ont faite. Dans « Regarder », on croise David « Chim » Seymour, Halsman, Kertész, Cartier (sans Bresson, trop bourgeois) et évidemment Capa, dont les photos ont immortalisé la guerre civile en Espagne. Que des hommes, dont la belle et fougueuse Gerda, qu’on découvre tenace et inféodée dès la première scène et les dix-sept jours de détention qui s’ensuivront, devra se distinguer. Ses frères ont inondé la place de Leipzig de tracts appelant à la résistance contre le régime fasciste se mettant en place : l’action démarre en Allemagne en 1933 et la famille de celle qui s’appelle encore Gerta (Pohorylle) est juive et polonaise, ça suffit à situer le contexte. D’un destin et d’un roman. D’abord d’exil, avec des insères sublimes sur la condition des migrants de l’époque : « A l’auberge de la haine », écrit Mestre, « la cuisine de la déraison est en effervescence », évoquant « la discrétion des exilés », le rôle du hasard dans « le monde des émigrés ». Dans ces conditions, nulle surprise de voir la jeune femme débarquer en France et se faire, à force de ténacité, d’égalitarisme – jusque dans l’amour, elle ne laissera pas l’homme jouir avant d’avoir eu son plaisir – et de rencontres marquantes. Puisque être photographe est sa « visée de départ », elle apprendra de tous ceux qui lui montreront, jusqu’à son initiation à la prise de vue par André Friedmann – pas encore Robert Capa – sur l’île St Honorat, le jour de ses 25 ans. Elle apprendra puis s’en défera, puisque c’est son nom (photo Taro) et le sien seul qu’elle veut voir figurer dans les plus grands tirages de l’époque, que Mestre convoque : Alliance-Photo, les magazines Vu, Regards, le Ce Soir d’Aragon. Pourtant, la deuxième partie du roman la liera à jamais à Capa, jusqu’à la séparation, nécessaire. « Regarder » est aussi un roman sur l’amour, insensé pour l’époque : dans sa quête d’intensité, son incertaine certitude d’aimer, Gerda est une femme libre et indépendante, n’oublie jamais ses petits amis à tel point qu’ils en deviennent grands, se dit l’amoureuse de deux hommes à la fois et tient à Georg, son amour initial, un discours magnifié : « Si nos chemins vont séparément, ils demeurent néanmoins parallèles ». La scandaleuse au Leica n’a plus qu’une quête, dans cette Europe qui se livre au chaos – on relève la lâcheté du Front Populaire français, qui retient son aide aux Républicains – montrer « ces gens qui refont l’Histoire », dépasser le folklore des paysans dans les fermes collectivisées, aller au plus près de ceux qui se battent - dont les brigades de femmes catalanes - monter au front dans un camion médical, prendre des risques, subir le feu pour mieux en faire part. Faire ravaler à Hemingway le sobriquet de Capa’s Girl dont il l’a affublée.

Gerda Taro n’aura vécu que 27 ans, difficile d’en faire une fresque historique. C’est pourtant en plein cœur du XX°s. qu’on la retrouve, au moment où l’Histoire elle-même s’est jouée. Mestre peut faire de Elisabeth Bernier, de Max Ophuls, d’Edwige Feuillère, Stephan Zweig ou Abel Gance d’un côté, de Rafael Alberti (¡A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar!), Jose Bergamin ou St Exupéry de l’autre des personnages qui traversent le récit. En caméo, puisque la scène centrale de la transformation des noms se fait sous l’égide hollywoodien de Franck Capra et de Greta Garbo. Mestre se défait d’une distance parfois ironique – sur ses propres métaphores, zeugmas ou oxymores – pour accélérer dans la dernière partie, qu’il serait criminel de raconter. Puisque ce livre, on vous le dit depuis le titre, est à regarder, d’abord. Paradoxe à part, en fermant les yeux, à chaque fois que l’auteur recrée en mots une image qu’on a déjà vue mais que notre mémoire n’a pas signée. Chaque étape de ce qui fait une bonne photographie est parfaitement reconstituée, dans le roman, même quand, dans la plus désespérée des plaintes, des pans entiers de l’humanité hurlent en silence.

Ecrire un roman est une chose. Faire revivre, à jamais, une héroïne, l’ancrer dans son pan d’histoire et y plonger un lecteur en est une autre. Par une langue subtile, un équilibre dans les trois axes de l’énonciation, par sa façon à lui de déstructurer la linéarité, Mestre y parvient aussi bien que pour son Lorca. C’est dire.

* Sabine Wespieser, sortie aujourd'hui.

En rencontre, ce soir, 18h30, à "l'Echappée Belle", Sète.

 

05:59 Publié dans Blog | Lien permanent

Les commentaires sont fermés.