Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/12/2013

Le froid suaire de la bibliothèque.

C1-Mausolees.jpg On n’entre pas facilement dans le « Mausolées » de Christian Chavassieux, pour peu que la science-fiction ne soit pas, pour vous, un univers familier. On y entre prudemment, les représentations mentales polluées par le peu qu’on en sait, surtout quand le roman les ramène à la surface : il m’aura fallu autant de temps pour ne pas voir dans le Palais des Fous, ce faux jeu d’échecs virtuel qui prend corps dans l’action du livre lui-même, le jeu géant, des humains bariolés en guise de pions, du Village du Prisonnier, ce numéro 6 des années 60 qui a marqué, par l’allégorie de son dénouement, les consciences de chacun de nos emprisonnements. Les manifestes comme les intimes. Dans « Mausolées », pareillement, les personnages affairés du palais de Pavel Adenito Khan se parlent par polymod, prennent des autoporteurs. Khan, un magnat à la sulfureuse réputation, sorti glorieux et enrichi de la période des Conflits dont on imagine qu’elle a englouti – c’est la part du réel dont la science-fiction se nourrit – l’humanité et son fonctionnement telle que le lecteur la connaît, dans le bus dans lequel il lit le livre de Chavassieux, dans les journaux qu’il s’inflige. Sous la plume de l’auteur, on reconnaît des choses qui n’ont jamais existé, mais qui auraient pu être, ou l’ont été en partie : la balkanisation, les conflits ethniques, les luttes de pouvoir. Kahn, dont le nom contracte, excusez du peu, Adolf et Benito, est un homme d’affaires prédominant, le véritable Maître d’un empire qui a infiltré toutes les strates de la société, jusqu’à ce qu’on reconnaît comme un eugénisme moderne (un démogénisme), ce projet Nouvelle Génération qui occulte, dans l’aseptisation des salons feutrés, les vieillards relégués dans les bas-fonds de la ville-Monde de Sargonne, les enfants qui n’existent plus que dans les souvenirs ou dans les images d’un monde passé. Ou dans les livres. Ceux dont Pavel I – puisqu’il a un double de prénom, son frère ennemi d’armes, témoin gênant d’un passé qui le rattrape – reconverti en humaniste, « bienfaiteur de l’identité »a confié le classement, le tri et la conservation au jeune Léo Kargo, dans la plus grande bibliothèque du monde, la seule qui reste, sans doute. Léo, écrivain masturbatoire, qui trompe son ennui dans les chambres d’hôtel aux grooms frappés du syndrome de la Tourette, se trouve plongé dans le patrimoine absolu, la trace unique des cultures révolues. Là encore, difficile, même si c’est horripilant, de ne pas voir l’auteur dans le personnage – un auteur avec vingt ans de moins, la durée inhabituelle de gestation d’un livre, entre sa première mouture et son éclat d’édition ? – Chavassieux traiter de son rapport au livre et à la connaissance. Kargo-Sisyphe qui s’attaque au travail qu’on lui a confié, jusqu’à la folie, puisque les livres, lit-on dans « Mausolées », provoquent une sorte d’hypnose, de séduction magnétique. Chavassieux interroge l’intelligence des bibliothèques et, cinquante ans après Sartre, leur caractère mortifère. Les pages sur l’abandon de la lecture, cause implicite de la disparition du monde, sont celles que j’ai préférées dans « Mausolées », l’axe de lecture que j’ai le plus reconnu : Jhilat, l’adversaire d’hier devenu bras droit de Khan, dit à Léo que les livres ont eux aussi devenus fous, qu’ils contiennent une vérité qui n’est plus la nôtre. Léo, au cœur du cœur de ce circuit passé (il a écrit un recueil de poésie, Méduses palpations, que son collectionneur de patron, à qui rien ne peut échapper, exhibe sous non nez, sollicitant une dédicace), est obsédé par la vérité, cachée, dit Chavassieux, dans les chairs de la bibliothèque. Il fait corps avec elle, elle le possède : la véritable humilité, quand on écrit, c’est de savoir que tout a déjà été écrit, que tout est devant soi, soigneusement rangé dans les rayons, si l’on veut bien le voir. Mais le monde nouveau a fermé les yeux sur la connaissance que l’ancien a créée et le délitement inéluctable des livres répond au chaos qui s’annonce, dont l’action de « Mausolées » annonce le crescendo. L’écriture est impeccable, comme d’habitude chez Chavassieux : on y glane quelques pistes déjà suivies, l’ivresse des foules et leur manipulation (dans le Baiser de la nourrice), une distanciation par rapport à la mort (dans le Psychopompe). On n’évite pas la tentation de la mise en abyme dans le renoncement de Kargo à la prétention, la revendication de sa médiocrité. Ce lecteur de « l’Ecclésiaste » sait mieux que d’autres que tout est vanité. Bref. « Mausolées » est un livre dense, qui divertit, au sens stratégique, comme dans le jeu qu’il contient : qui sera le Diable (avers ou revers du Samouraï), qui fera la Totta ? On croise des figures qui, associées, font des êtres entiers, comme Lilith, première femme face au dernier homme, revisitée à la sauce Cronenberg, Danoo ou l’impossibilité de l’amour. Tout est double, jusqu’à l’assaut final, mélange d’Art de la guerre et de commando kamikaze : il faut être assez fin pour prévenir et deviner les intentions de l’adversaire. On n’entre pas facilement dans « Mausolées » jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on vient d’en lire la dernière page. Avec le sentiment de vide qui suit, l’affaire des morts ensevelis. En attendant celle des vivants.

11:11 Publié dans Blog | Lien permanent

Les commentaires sont fermés.