Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

02/09/2024

JOURDOTHÈQUE (8/10)

Capture d’écran 2024-09-02 à 21.39.06.pngIl faut savoir relire les livres qui vous ont – considérablement – marqué en leur temps. Ainsi, l’antépénultième station de ma jourdothèque m’a conduit à rouvrir Pays perdu, un roman dont on a trop parlé pour le scandale qui a suivi que pour sa réalité littéraire, époustouflante. Même 20 ans après, ou un peu plus. Ainsi Jourde, dans Pays perdu, s’attaque-t-il à la légende des villages pour mieux, a contrario, en restituer la réalité, fût-elle sordide. Aux yeux de qui, par ailleurs ? Son abord est celle d’un orographe – celui qui étudie l’étude des reliefs montagneux, on l’a vu dans Littérature & authenticité (2005) – dans un premier temps, puisqu’il aborde vite, après le prétexte littéraire d’un héritage sur des terres anciennes, la notion de paysage fait d’axes, de bifurcations, de courbes, de route épuisée pour vite, interroger l’idée même de lieu, la présence invisible et tyrannique de l’espace. S’il revient 35 ans après, parce que son frère a hérité du cousin Joseph, c’est pour (re)trouver un pays plus perdu que jamais, ce qui reste une expression puisque le temps n’a eu aucune emprise sur la topologie, pas davantage sur les êtres, sauf que la plupart des seconds ont disparu, sans bruit, alors que la première est en place, ad vitam aeternam. Si les deux frères y vont dans la fantasmagorie du trésor (souvent fait de dettes et de lieux dont personne ne veut), ils retrouvent des hommes qui ont fini, dit l’auteur, par ressembler aux pierres. Et tombent, puisque l’analogie ne manque pas d’ironie, au moment de la mort de Lucie, qu’ils ont connue, qui est de leur âge. Ainsi se doivent-ils d’aller saluer les parents – François et Marie-Claude – lors de la veillée funèbre, et voir défiler, au fur et à mesure de la journée, toutes les figures du village et des villages voisins, que Jourde étudie en entomologiste, avec des descriptions qu’on jugerait dures si elles n’étaient pas l’exacte réalité de ce qu’il voit mieux qu’il ne voyait enfant.

 

La matière des morts, dit-il, agit comme un révélateur de ce qu’ils ont vécu, voire de ce à quoi ils échappent désormais. Le village, c’est Freaks, empli d’obèses, d’handicapés, de vin rouge dans le biberon, de dents uniques, d’estropiés et de blessés par les machines modernes, on y croise, dans l’histoire, un scalpé qui remet son chapeau tranquillement, un autre qui laisse ses doigts gelés dans les barbelés dans lesquels sa cuite l’a laissé toute la nuit. Des fatalités domestiques locales, comme ces monceaux et chiffons qu’on laisse s’accumuler et se déliter. Des araignées dans les verres, du pus sur le visage, des cadavres de chiots dans les draps, la crasse entre les doigts qui s’écoule sous l’effet du jambon cru mangé à pleines mains… Une dizaine de foyers, dans un très petit espace, à 40 minutes de route de la première ville, où personne n’est allé. Des êtres qui sont des très peu d’hommes, des vies qui sont si peu, mais rien ne relève du jugement ou du dégoût. Juste une réflexion sur le temps – qui ne passe que pour celui qui s’est défait de ceux, différents,entrecroisés pour l’enterrement, des gens d’ici (ou de là-bas, c’est selon), sur la nécessité de revenir à l’image du mort, à sa tombe, à son corps. Le père du narrateur est enterré dans ce pays perdu, détenteur d’un secret que seule la tante Léontine pourra lever : généalogiste et chroniqueuse, dit Jourde, en digne héritier, puisqu’il mène, de son côté, une étude sociologique qui vaut celle de la Vie mode d’emploi, sans l’esthétique. Ou alors avec l’esthétique propre aux rituels complexes de la vie paysanne. Il y a parfois une pointe de nostalgie – le pays de son enfance perdue – dans le constat clinique : si rien ne semble évoluer, les machines ont remplacé les fenaisons avec les vieux et les enfants au râteau ; il n’y a toujours pas de toilettes ni de douche, mais des télés, qui ouvrent sur un monde qu’ils ne connaîtront jamais. Dans ces crêtes désertiques, on croise les écrasés, les ébouillantés, les énuclées, ceux qui se pendirent d’ennui, une détrousseuse de cadavres, les tonnes de merde remuées, puisque, écrit-il, une grande partie de l’activité agricole lui est consacrée. Et l’alcool, partout, dont Jourde étudie la fonction avec dureté mais – une fois de plus – justesse. On gage que ça n’a pas plu, et que le mode coup de poing (et pire) a remplacé le débat sur réalité et fiction, la licence littéraire, les prête-noms, les lieux déplacés ailleurs. Mais un ailleurs qui ne se reconnaît pas comme tel, surtout pour ceux qui n’en sont pas, et qui se sont reconnus jusque dans l’holocauste des mouches. Dans les années 80, on vantait le mérite littéraire de l’autofiction, baudruche heureusement vite démontée (quoique)… Au début du XXI°s. Jourde posait là un brûlot dont le seul défaut est celui de sa très grande qualité : une écriture du réel, sans faux-semblants, sans récit mélioratif qui éloigne de la véracité. Dure mais juste. Il s’est expliqué largement depuis, sur le sujet, mais ce roman-là, qui enterre les derniers paysans avec une mélancolie qu’on n’aura pas reconnue, va au-delà de la nécessité de mémoire : il en est le sujet.

21:39 Publié dans Blog | Lien permanent

Les commentaires sont fermés.