03/09/2024
JOURDOTHÈQUE (9/10)
Pays perdu ayant eu, un an après sa parution – le temps qu’il arrive au village – l’impact (sans jeu de mots) qu’il a eu, il a fallu dix ans à Pierre Jourde pour en faire l’exégèse, dans un livre, la première pierre, qui relate les faits, leur naissance, les conséquences juridiques et humaine d’un roman qu’il continue de défendre comme une ode à la paysannerie, à la rusticité et aux histoires qui font un village avant que le village lui-même cherche des histoires. Et pas qu’un peu : la première pierre fait le récit, dans un premier temps, d’une embuscade davantage que d’une altercation qui aurait mal tourné. Entre guerre mortelle et brouille, s’interroge le narrateur, qui questionne l’auteur qui n’est autre que lui-même. Il y voit un malentendu entre les deux extrêmes, Paris et là-haut, sans se résoudre à ce qu’on le limite au premier, lui pour qui l’insulte suprême, dans la rixe, aura été de s’entendre dire tu n’es pas d’ici, de la bouche même de celui à qui il a confié la gestion de sa ferme et de ses terrains. Ça aurait pu en rester là, et déboucher sur une poignée de mains, de celles qu’on donne après une bagarre de bal ou de bistrot, quand les coups accentuent la conscience que ça n’en valait pas la peine. Mais c’est allé beaucoup plus loin, parce que cette embuscade, Jourde y a mêlé – pauvre idiot, s’insulte-t-il, réroactivement – sa femme et ses trois enfants, dont un d’un an. Étrangers à la brutalité, la violence qui font la dureté de la vie, là-bas, cette rudesse consubstantielle à ce que tu aimais là-haut, s’interpelle-t-il. Jourde reproche au gentil petit bonhomme en lui de ne pas avoir appréhendé la situation, d’avoir été naïf : il fallait que tu rentres chez toi, chez eux, écrit-il, que tu ailles remuer cette vieille réserve de merde qui est ton origine, à toi aussi, mais dont la narration sera jugée comme diffamatoire. Le malentendu – l’objet de l’ouvrage – connaîtra des étapes qui, habituellement, ne sortent jamais du village : les plaintes, les dépositions, le procès, le régal des journalistes. Parce qu’une des parties est allée trop loin, pour qu’on ne considère que la fiction, celle que le village engendre, celle qu’il compose, pour qu’on les démêle et les rapproche de la vie, dit-il. Il y eut, au-delà des insultes visant le père, un supposé adultère, des propos envers l’origine des enfants – traités de bicots, de sales arabes – une menace sur eux qui dépasse l’irréalité des coups, la simplicité épique d’une séance rurale de bourre-pifs. Heureusement que les chiens, écrit Jourde, ne savent pas où donner de la rage, eux qui ont réussi à chasser un jour un Chevillard en visite estivale. Heureusement que les pierres n’ont lapidé qu’en surface – le plus petit, le moins armé – dans cette séance de haine en soi, générant, ensuite, face à l’autorité, deux récits contradictoires, dont l’un sera facilement défait, mais se protégera devant le talent de l’autre à user des mots. Naulleau, l’éditeur, restera bouche bée, ne voyant toujours dans Pays perdu qu’un hommage émouvant à la paysannerie ; en tout cas rien qui puisse provoquer un tel déferlement de haine. La première pierre pose la question du pouvoir de la littérature, mais se heurte au réel, vite : ce livre que tous ont condamné – en dehors des quelques justes qui l’auront sauvé, par leur témoignage courageux - nombreux sont qui ne l’ont pas lu, qui en ont lu quelques pages, qui n’y ont rien compris. Rien qui justifie une tentative d’assassinat – ce sur quoi le tribunal (d’Aurillac) aura à statuer – mais tout qui provoque, dans ce roman-codicille, une irréalité, encore, proche de la parodie, mais présidée par la rudesse que tu aimes, se convainc-t-il, par tout ce qui te hait et te rejette au cœur même de ce que tu aimes. Jourde n’en démord pas, Pays perdu est un hommage, dont on n’aurait pas parlé sans les blessures et les traumatismes des enfants. Sans la charge du réel : ceux dont il disait qu’ils n’étaient que peu, il n’a pas assez dit, sans doute, qu’ils n’étaient pas que cela ; que lui-même était son père, retrouvé dans l’histoire des mûres. Sans les hypothèses généalogiques dont le village s’est toujours chargé, et qu’on lui reproche d’avoir relevé. On l’accuse : tu n’aurais pas dû dire qu’on était un pays de merde, ce qu’il n’a jamais dit. S’il a retracé la merde qui l’entoure, par tonnes, c’est – c’était – pour en souligner la beauté, sauvage. Lui-même, dit-il, a construit sa réminiscence (proustienne) en tombant dans une fosse à purin, à 14 ans : on a le Combray que l’on peut. L’important, c’est le tabou, écrit-il, celui du secret – et de sa fiction - celui de Lucie, qu’il a portée dans sa tombe, celui de son père, qui le ramène à cet étonnement d’enfant qu’il n’aurait jamais voulu quitter. Qui le pousse à écrire la dernière partie au présent de narration, même si des belligérants sont morts, même s’ils ont laissé une loi poussant les autres – y compris les nouveaux – à faire comme s’il n’existait pas. La première pierre se termine pourtant par des souvenirs poignants d’estives ou de montades, par une topographie experte de la région, une connaissance pointue de ses vaches – les Salers, les Aubrac ou les simples laitières – et des coutumes locales : à chaque estive, on sort le troupeau inépuisable des histoires, écrit-il, comme pour se dédouaner après de l’avoir fait lui. On jurerait que l’auteur rêve d’une réconciliation autour d’un verre, mais le temps a passé, là aussi, et dans ces contrées, il ne passe jamais par l’oubli. Et surtout pas par le sang d’un gamin d’un an. Il restera le salaud, le pestiféré, le méchant, on le considérera comme un fantôme, une non-présence, mais même dans la condition de fantôme, se contente-t-il, il y a des joies. Et s’ils le rejettent, après tout, c’est qu’il est l’un des leurs : il faut bien une fonction sociale, au village. Chez lui, pleinement.
22:13 Publié dans Blog | Lien permanent
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