30/09/2023
L'instant Quignard (dernier supplément).
Commencer une journée à l’issue de laquelle on va mener une rencontre avec Pascal Quignard dans l’eau, au petit matin, était sans doute la meilleure façon d’aborder l’échéance. Penser à ce qu’il écrit de ce que son amie Emmanuelle Berheim avait besoin de faire, aller jusqu’aux limites de son corps en se jetant dans l’océan quatre ou cinq fois par jour, la tentation qui en découle d’aller loin, faire la planche et mesurer, au-dessous comme au-dessus de soi son absolue finitude. Mais Pascal Quignard finira par le lâcher, il est avant tout un homme de rivages et même son l’amour, la mer devait initialement s’intituler l’amour, la mer, la mort et la musique. On eût davantage été dans le romantisme, mais il a choisi plus efficace. L’essentiel n’est pas là. Il est qu’il est dur de trouver le sommeil quand on a passé six heures de sa vie avec un auteur de cette trempe, après lui avoir consacré près d’un an de lecture, moins les trois mois que la vie m’a imposés, il y a six mois, jour pour jour. Quand je suis entré dans l’auditorium du Conservatoire Manitas de Plata, Aline Piboule était en train de répéter, en basket, jean et petite doudoune, tant l’air, à l’intérieur, contrastait avec la canicule, au dehors. Jeune, souriante, accueillante, elle me parle d’entrée de réglages à affiner sur le piano neuf du Conservatoire, je ne peux guère l’aider, elle le comprend vite. S’en accommodera, au final : elle est pugnace, semble prendre tellement la partition à corps, avec une attitude combattive. Elle dira après qu’elle déteste les images sur-travaillées d’interprètes qui surjouent, de fait. Pour l’instant, elle est seule, et j’entre dans l’arrière-cour, en passant les trompe-l’œil. Dans le couloir, la jonction se fait d’elle-même, Pascal Quignard est là, devant moi, qui se bat avec une climatisation déréglée qui fait de sa loge un frigo. Il est cordial, me salue chaleureusement, me fait assoir sur le canapé et mine de rien, me demande comment je vois les choses. Je lui parle de ma trame, finit par lui poser, sans les lui poser, les questions que j’ai préparées. Il s’inquiète de la durée de l’entretien, de la fatigue après le récital, on tombe d’accord sur 40 minutes, on élude le côté stylistique – limité à l’usage de l’étymologie – on resserre les questions sur Boutès, toutes réglées par le spectacle ou presque, il s’enthousiaste pour quelques-unes des problématiques que j’ai soulevées, ça valide un (long) travail et ça met en confiance. Dans son immense courtoisie, il me demande si Aline Piboule peut rester à l’entretien : je m’en réjouis et lui annonce que j’ai préparé (aussi) des questions pour elle, au cas où. Elle est un peu dubitative, a peur de dénoter, ce qu’elle ne fera pas : après tout, l’autorité musicale, c’est elle, l’origine et l’écriture scénographique, c’est elle aussi. Qui est tombée amoureuse de Boutès, en 2015, un texte qui a changé sa vie, et déterminé celle de son enfant (il ne le sait pas encore, à cinq ans, mais se prépare une belle vie loin du groupe !). Elle me dira plus tard à quel point le contact et la collaboration avec Quignard, qu’elle ne connaissait que de nom, s’est décidée naturellement. Comme une confiance qu’on accorde : mon œuvre est la vôtre, maintenant, lui dira-t-il. Depuis, après vingt représentations, leur symbiose est absolue, les morceaux qu’elle joue accompagnant la lecture ou signifiant les silences. La voix de Quignard est douce, limpide : aucune erreur, pas une hésitation, le rythme est posé, poétique, on est avec Boutès dans son désir – c’est dans le titre – de se dés-assoir et de plonger. De céder aux charmes de la musique. Sa lutte avec le morceau, sa technique parfaite et l’intention qu’elle donne sont complémentaires de sa délicatesse, la sienne, celle de Quignard, aussi, qui croise les mains, déchausse ses lunettes quand il ne lit pas et se penche légèrement en arrière, pour la regarder. Il y a une transmission autant qu’une transversalité, entre deux âges, deux arts, deux cultures. On pourrait envier la chance qu’elle a eue si on ne savait pas qu’elle l’a provoquée et que ça l’a obligée à l’excellence qu’elle érige en principe. Quitte à ne pas savoir sourire autant qu’il le faudrait, dit-elle. Elle n’aime pas ce qui est putassier, et ça lui va bien. D’autant que – peut-être ne s’en rend-elle pas compte – les émotions qui la traversent quand elle écoute l’auteur la rendent éminemment et suffisamment humaine pour que personne ne lui reproche rien. La salle est concentrée, l’attention est palpable, c’est un moment qu’on imaginait magique et qui l’est plus qu’on l’aurait souhaité. Finalement, Pascal Quignard n’aura eu qu’une exigence, que l’entretien se passe autour d’un bon verre de vin. Pour des raisons auditives, le Pic Saint Loup attendu se sera transformé en Picpoul, mais là non plus on ne regrette rien, parce que la discussion, tard le soir, après, se sera transformé en origine du mot (évidemment) et en Picboule de Pinet. C’est révélateur d’un moment qui s’est étendu, longtemps après une discussion publique qui aura tenu l’auditoire en haleine, souvent validée, dans ses transitions, par l’auteur lui-même : et quand Quignard vous dit que votre question est bonne, ça donne un grand maëlstrom des émotions, vous pouvez me croire. Pour qu’un entretien soit bon, il faut que le public partage la connivence qu’éprouvent les acteurs de la discussion. Et qu’il s’arrête à temps : je lui avais promis 40mn, on en est à 35 quand je clos le moment par une faveur que je lui ai demandée dans la loge, en amont : la lecture d’un extrait – court – de Vie Secrète, ce livre totémique qui m’a porté dans les 25 dernières années de ma vie. Parfois durement. Heureuse coïncidence d’un choix qui n’est pas le leur, mon passage se termine par un sublime et cohérent et je suis un homme étonné de se retrouver si seul sur la rive. Il ne me reste plus qu’à retrouver la mer, celle de Claire des Solidarités mystérieuses, celle de Ann Hidden, dans Villa Amalia, peut-être nager loin mais revenir prudemment, en me disant que Pascal Quignard n'aimerait pas que je prenne des risques.
Photo: Juliette Massat.
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22/09/2023
Portraits de mémoire - Hors série
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19/09/2023
Mon été avec Quignard (1er supplément).
Dans la mythologie grecque, Boutès, fils de Téléon et de Zeuxippe, prend part à l'expédition des Argonautes, ces héros qui sont de toutes les légendes, quittant Iolcos avec Jason, sur l'Argo pour conquérir la Toison d'Or, celle de Chrysomallos, bélier ailé enfanté par Poséïdon. Lorsque ceux-ci croisent les sirènes, Boutès, envoûté par leurs chants, plonge dans la mer. Il est sauvé par Aphrodite, qui l'installe en Sicile et en fait son amant, le père de ses deux enfants Éryx et Polycaon. C’est Appolonios de Rhodes* - poète épique grec du IIIᵉ siècle av. J.-C., disciple de Callimaque et successeur de Zénodote au rang de directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie - qui se fit l’apologue de l’histoire de Boutès : on le sait, maintenant, Ulysse est attaché à son mât pour ne pas céder à l’attraction des sirènes, ses marins ont les oreilles bouchées à la cire, mais Boutès veut connaître le charme des sirènes, céder à leur musique, se noyer en elle. Il se lève, quitte sa rame, monte sur le pont et saute. Voilà pour l’histoire. Pascal Quignard dans l’essai qu’il lui consacre, en 2008, reprend un postulat déjà énoncé précédemment : « Je déteste Ulysse qui survécut au naufrage, endormi, décharné, barbu, sale… » ; il y retourne : « Qu’on me permette d’oublier Ulysse les mains et les pieds empêtrés dans ses ficelles ». N’épargne pas Orphée, dont il conteste le rythme binaire et viriliste de la cadence, dans les cordes parallèles de sa cithare. Quignard considère Boutès comme un dissident - des-sedeo, se dés-asseoir - quiobéit, à la puissance sidérante du chant animal (…) cette “voix acritique” c’est-à-dire non séparée, indistincte, continue. En dix-sept chapitres, il use de l’étymologie et des cultures autres, en ethnologue (il réécrit le conte shintô de la descente aux enfers d’Izanagi, le rapproche du mythe d’Orphée tout en prévenant le lecteur qu’il ne fait pas de lien direct), interroge la fascination, comme toujours. La musique touche beaucoup plus que “l’audition” dans le corps de l’auditeur, écrit-il. Le chant des Sirènes contient une signification ancestrale de la musique - défend Camilo Bogoya Gonzalez dans une thèse intitulée Pascal Quignard, musique et poétique de la défaillance, en 2011 – et antinomique : Boutès, dans son désir de se jeter à l’eau, et Orphée, qui défie les monstres marins, leur chant à connotation sexuelle – qui échappe au monde sémantique et remplit le cœur du désir d’écouter, dit l’Odyssée (XII°, 190) - sont deux manières de réagir face à l’événement, dont l’auteur dit qu’elles ne sont pas irréconciliables. La musique ne re-présente rien : elle re-sent. Elle est comme les prénoms quand les prénoms ne font encore que retentir de l’affect.
Quignard pousse l’idée que l’écoute de la musique est solitaire et nécessite de sortir du groupe. C’est le paradoxe de lafascination, qui a généré des extrêmes politiques et linguistiques mais qui, pour le coup, sort l’individu (Boutès) du groupe qui veut le déterminer. Dans Vie Secrète, déjà, il prétendait désosser les mécanismes de la cristallisation, lier le fascina et le fulgur, puisque tout relève de la précipitation, la chute (cf. Mon été avec Quignard, 2/5). Les passions seraient impuissantes à se distinguer les unes des autres, même, elles seraient incapables de s’appréhender elles-mêmes, s’il n’y avait la musique. Répondre à la musique – l’expression est de CBG – c’est se mettre à danser. Qu’est-ce que la musique ? La danse. Or, qu’est-ce que la danse ? Le désir de se lever de façon irrépressible. Le parallèle avec la philosophie de la musique de Paul Valéry est ainsi fait, dans cette même thèse : ce détachement du milieu, cette absence de but, cette négation des mouvements explicables, ces rotations complètes (qu’aucune circonstance de la vie ordinaire n’exige de notre corps), ce sourire même qui n’est à personne, tous ces traits sont décisivement opposés à ceux de notre action dans le monde pratique et de nos relations avec lui.** Danser, c’est désobéir, rappeler en permanence l’empreinte de la musique dans nos vies, quand le chant des Sirènes, aujourd’hui, serait une forme de hurlement collectif et, signale-t-il dans cet essai qu’il faut rapprocher de La Haine de la musique (1996) - la musique, ce salaire que l’homme doit au temps – et de la Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, de Nietzsche (1872), sa distinction entre le dionysiaque (la flûte) et l’apollinien (la cithare) : La pensée d’Apollonios est claire. À ses yeux il y a deux musiques. L’une de perdition (qu’il définit admirablement en disant qu’elle ôte le retour), l’autre orphique, salvifique, articulée, collective et qui de ce fait assure la rapidité aux rames des rameurs. Exclusivement humaine, ordonnée, ordonnante, elle ordonne le retour.
Boutès saute pour retrouver la vie aquatique, une mer qu’il confond avec la musique, dans un état originel, amniotique. Il cite : Jankélévitch a écrit : La musique nous enveloppe et c’est ainsi qu’elle nous pénètre car elle est vaste et infinie comme la mer. Et Boutès porte l’estocade, en révélateur de nos propres lâchetés collectives : Rares, très rares les humains qui se jettent à l’eau pour rejoindre la voix de l’eau, la voix infiniment lointaine, la voix pas même voix, le chant pas encore articulé qui vient de la pénombre.
Quelques musiciens. Quelques écrivains plus silencieux que d’autres dans des pages plus muettes encore. C’est toujours le silence qui l’emporte, chez Quignard, de toute manière : pas seulement celui qui suit l’œuvre et la continue ; mais celui qui l’inspire et la dépasse.
*« Bientôt ils aperçurent une île, la belle Ile-aux-fleurs (Anthémoessa), où les mélodieuses Sirènes, filles d’Achélôos, faisaient périr de leurs doux chants ensorceleurs quiconque jetait l’amarre auprès d’elles [...] Pour les héros aussi, sans vergogne, leur bouche faisait entendre une voix de cristal et, de la nef, ils s’apprêtaient déjà à jeter les amarres sur la grève, si le fils d’Oiagros, Orphée le Thrace, n’avait tendu de ses mains sa cithare bistonienne ; il entonna sur un rythme rapide un air allègre pour brouiller leur chant en assourdissant les oreilles sous les coups du plectre : la force de la cithare triompha de la voix virginale. Le navire était emporté à la fois par Zéphyr et la vague sonore qui s’enflait du côté de la poupe : les Sirènes ne laissaient plus entendre que des sons indistincts. Néanmoins, le noble fils de Téléon, seul de ses compagnons, devançant tout le monde, avait déjà sauté de son banc poli dans la mer ; Boutès, le cœur envoûté par la voix mélodieuse des Sirènes, nageait à travers les flots bouillonnants pour aborder, le malheureux ! » Apollonios de Rhodes, Argonautiques, tome III, chant IV, texte établi et commenté par Francis Vian, traduit par Émile Delage et Francis Vian, Paris, Les belles lettres, 1981, p. 108-109.
** Paul Valéry, Œuvres, tome I, op. cit., p. 1399.
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18/09/2023
Mon été avec Quignard (5/5).
Sinon, Pascal Quignard écrit aussi des romans normaux. Enfin, contemporains. Pourtant, c’est la même écriture, les mêmes mécanismes qui se mettent en place, même quand il place l’action dans une région qu’il connaît bien et qui est en partie restée la même depuis son XVII° de prédilection, la Bretagne. Ainsi, les Solidarités mystérieuses, un roman daté de 2011, se situe quelques années avant, quand Claire quitte Paris pour s’installer sur les terres de sa jeunesse, entre Dinard et Saint-Énogat. Elle ne décide pas de s’installer, elle vient pour un mariage puis, de fil en aiguille, de retrouvailles en retrouvailles avec des figures oubliées, sur lesquelles la vie a passé, elle ne rentre pas. Devient la femme de compagnie, camarade d’apéritif de la vieille Madame Ladon, son ancienne professeure de piano, évidemment : Ta tante est morte est morte quand nous en étions arrivées aux barcarolles de Fauré. Madame Ladon, qui va finir par lui céder la ferme familiale qu’elle n’occupe plus, et que Claire va nettoyer et rénover avec Madame Andrée, la femme de ménage. En revenant, Claire remonte l’écheveau de son passé, de son amour jamais oublié avec Simon, le maire de la Clarté. Il est resté, lui, a fait sa vie et pourtant, chaque apparition de l’un créé chez l’autre les mêmes dépendances que Quignard installe dans son œuvre. C’est devant la grotte de la Goule – Elle prit l’habitude de descendre avec la corde, seule, à l’intérieur de la faille (…) Elle l’attendait parmi les oiseaux et les crabes – chère aux frères Lumière qu’on repêchera son corps (divulgâchis !) à lui, ce qui précipitera sa chute à elle, qui s’enferre dans le silence et la marche. Mais comme toujours chez Quignard, ça ne change rien à leur histoire, impossible dans la réalité, la temporalité, mais permanente dans la mémoire et l’intensité. C’est même l’aveu d’un interdit moral : tant qu’il vécut, elle souffrit. Son frère Paul, sa fille Juliette, prennent la narration du roman, quand elle ne le fait pas, mais l’histoire est celle de Claire – qui tuerait si on l’appelait Marie-Claire, et que sa mère furtive appelait Chara, par antiphrase – et tout s’organise autour d’elle, sans qu’elle ne dise rien. L’avantage de situer un roman là-bas – on dirait la continuité du Conte d’Été d’Éric Rohmer – c’est que la mer est partout. Buissons, falaises, criques, roches, grottes, îles, barques. Bien sûr c’étaient toujours des stations qui avaient concerné Simon Quelen, mais la présence de Simon n’y était plus nécessaire. Les signes si beaux de son attachement, au-delà de leur beauté, traçaient dans l’espace une espèce de route. Comme un continuum.
Le même – toujours – que dans Villa Amalia, où la bien nommée Ann Hidden, refuse de se cacher à elle-même plus longtemps et quitte tout de sa vie, elle aussi, jusqu’à son apparence, pour aller se réfugier à Ischia*, une île au Sud de l’Italie. Villa Amalia s’articule en quatre parties, dont les deux dernières s’accélèrent : la première la voit solder les comptes de sa vie précédente (« Tu mets tout ce qui appartenait à ta mère en vente ? »), elle (la partie) est bavarde, les dialogues se multiplient, paradoxaux (- J’ai envie de parler, lui dit-il. – Et si moi je n’avais pas envie d’entendre ? lui répondit-elle) avec Thomas, El Desdichado**, mais le 20 janvier, à force de préméditer le vide, le compte à rebourscommence à s’effilocher, à hésiter. La solitude radicale – qu’elle se prépare – constituait-elle vraiment une durée succulente ? Ce n’est qu’une fois sur place, au cours de ses pérégrinations - avec au premier plan, à gauche, Capri, le pointe de Sorrente. Puis c’était l’eau à perte de vue – qu’elle voit cette villa, qui la happe, qu’elle prend, tout de suite, comme le lieu de sa reconstruction. Le contact avec la vieille paysanne revêche est difficile, et il faut un emportement – Elle lui intima fortement de la laisser en paix. Même, pour se faire bien comprendre, elle se mit à crier sur elle (…) Alors Ann s’était emportée à son tour – pour que les deux lâchent – Les deux femmes s’étaient mises à pleurer en se tenant par la main – deviennent confidentes – Je crois que mon père vous aurait aimée, lui dit Amalia. Mon père ne m’a jamais aimée, répond Ann – tombent d’accord sur une location insigne pour cet emplacement du paradis – où elle se construit de nouveau, connaît des hommes, les quitte froidement (- Ann, ne dites pas ce que vous vous apprêtez à dire !) , s’énamoure d’une enfant, Léna, lui apprend à orchestrer dans l’espace la symphonie d’abord incompréhensible du temps. - Car tout dans la nature, les oiseaux, les marées, les fleurs, les nuages, le vent, les heures des étoiles, dit au temps son temps, expliquait-elle à Léna. Elle connaît les deuils et les ruptures inhérents à toute vie, mais prend la mesure de son existence, et pas seulement en pianiste - elle écrit de la musique contemporaine abrupte et appréciée des connaisseurs, de courtes pièces sans coda car tout doit se terminer avant la fin, écrit « Libé » dans « l’Art de rompre » (mars 2006). Elle n’a plus, in fine, le courage de mourir, lit-on en (presque) excipit, mais là où elle est, finalement, elle commence à avoir peur du soleil. Qu’on veuille en être maître ou pas, comme une ultime prétention, on est toujours face à son crépuscule.
*Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé, Le prince d'Aquitaine à la tour abolie Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie. Gérard de Nerval, les Chimères, 1854
** Il est en effet question, dans Villa Amalia, de l’île d’Ischia, du sémitique I-schra signifiant Île noire, dont l’ancien nom est Pithécusses et qui se situe en mer Tyrrhénienne, au nord du golfe de Naples. Île volcanique formée par les laves de l’Époméo, qui culmine à sept cent quatre-vingts mètres d’altitude, et dont les éruptions se sont prolongées jusqu’au XIVe siècle, c’est là que Typhon, dit parfois la légende, aurait été enfermé, et c’est sous sa protection que se met Ann Hidden en s’y aménageant une tanière, c’est-à-dire, par analogie, l’habitation sommaire rappelant le gîte d’un animal et, par extension, une habitation habituellement éloignée et utilisée par les hors-la-loi. Glacet, Aymeric. « L’Emplacement du Paradis », Roman 20-50, vol. 44, no. 2, 2007, pp. 103-114.
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15/09/2023
Mon été avec Quignard (4/5).
Je n’aime pas beaucoup le ton affecté des émissions littéraires, dans lesquelles j’entends davantage de jubilation d’être là – choisi – que de véritable questionnement sur l’écriture, le seul sujet intéressant, me semble-t-il, quand on invite un écrivain. Mais le sujet est polémique, et je n’irai pas plus loin. J’ai regardé, ce mercredi 13 septembre, « la grande librairie », parce que Quignard en était l’un des invités, parce qu’on n’aurait pas compris que je ne le fisse pas, et parce que, après tout, j’étais en droit d’interroger la posture de l’auteur des Heures heureuses, le 12e tome du Dernier Royaume de l’auteur, rappelle l’animateur branché. Posture au sens réel : Quignard ne sait jamais comment poser sa grande carcasse – j’aurai le même problème le 29.09 – il est avancé sur son siège, les mains croisées sur les genoux, eux-mêmes relevés. Toujours curieux de l’autre, il est confronté, sur le plateau, à Cynthia Fleury, philosophe, psychanalyste, auteure de la Clinique de la dignité, au Seuil. Amusant quand on se rappelle qu’Emmanuèle Bernheim – on y reviendra - considérait son ami comme le psychanalyste qu’il n’aurait jamais pu être pour elle. Le temps, sujet de l’œuvre globale de Quignard. Cynthia Fleury parle d’une voie lactée, une succession de scintillements. Des textes qui dialoguent entre eux, sur le jadis, souvent. Des textes philosophiques sur le meta, le principe, sur la sensorialité : des fragments, des aphorismes, des haïkus longs. Il faut ouvrir le symbolique pour retrouver de la vie, dans l’esprit. Fleury cite Virillio comme penseur de la synétique et de la vitesse, Quignard lui oppose la volonté de ne jamais s’assujettir au temps, qui doit rester inorienté, imprévisible. On doit résister par l’intersticiel, dit Cynthia Fleury, chercher les contradicteurs du temps, dit Quignard, le sommeil et le rêve, par exemple. Ne pas lui résister en tant que tel, l’aimer pour ce qu’il est, regarder l’eau, les fleurs, se promener… L’émission, pourtant sponsorisée par Volvo, envoie une pastille de Marguerite Duras, datée de 1985, quand elle annonce qu’en l’an 2000, il y aura la télé partout, peut-être, mais qu’il restera la mer, les océans et puis la lecture. Quignard est ému, Duras était son amie, il se réjouit des prouesses du temps qui permet de voir les morts, mais s’amuse de la vision chaplinesque de l’avenir qui n’a pas eu lieu. Quel sera le monde en 2080, il est absolument incapable de répondre à des questions pareilles, mais confie que les effets pervers sont parfois des merveilles, qu’il faut savoir ruser avec. Et puis, il y a la mer : Quignard rappelle son enfance dans un port détruit (le Havre),se souvient de cet élément immense, bruyant, quand la ville n’était pas là.
Dans « les ombres errantes », dit l’animateur, il y a des passages fulgurants sur la lecture : il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire, c’est errer. Quignard parle de récapitulation pour soi-même, annonce – Cynthia Fleury n’est pas du tout d’accord – que lire n’est pas fait pour tout le monde, que ça demande du silence, du temps, ça nécessite de ne pas s’étourdir. Pour que les heures soient véritablement heureuses, il faut s’extirper des heures mal comprises : la connaissance créé une accumulation de souvenirs, plus aimants et plus éblouis. Pour comprendre l’heur du bonheur et du malheur, voire celle de nous plaire, il sollicite le kaïros, veut retraduire ce qui a été traumatique en quelque chose de touchant. Même les figures de ses cauchemars, il les accueille avec reconnaissance de leur retour. Il cite Bashô, moine shintoïste du XVII° - sinon ce ne serait pas Quignard – qui revisite l’histoire du Japon en réenchantant son passé. Quand le chagrin le guette, lui demande-t-on ? Il le fuit à toute allure, se réfugie dans le plaisir sensoriel de la musique, son toucher profond. Ça tombe bien, l’interlude musical concerne les Folies d’Espagne de Marin Marais. Quignard est ému de voir Jérémie Maillard au violoncelle, cet instrument, dit-il, qui fait résonner le torse autant que la caisse. Le contact et le corps, il cite Jankélévitch qui disait que la musique – cette impulsion semblable au battement du cœur de la mère - lui permettait de penser. Il semble stupéfait (Ah oui ?) que Cynthia Fleury, qui a besoin de silence, n’y soit plus sensible. Elle a pourtant théorisé sur Jankélévitch, lequel ne lui aurait pas permis de le faire si elle avait regimbé devant les deux pianos à queue de son appartement. Elle a écrit Clinique de la dignité, Quignard rappelle qu’il n’a pas compris – du tout - le suicide assisté de son amie Bernheim, se dit qu’en assumant celui de son père, elle a provoqué le sien : ça s’est retourné contre elle, dit-il, encore ému. On quitte Pascal Quignard en se disant que la prochaine fois qu’on le verra, si tout va bien, ce sera en face de soi, sur la belle scène du Conservatoire de Sète. Il y a des rendez-vous moins marquants.
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14/09/2023
Mon été avec Quignard (3/5).
L’amour, la Mer est aussi un titre trompeur. Parce qu’il n’est pas plus question de l’amour (ni de la mer) davantage que dans les précédents opus de Quignard et parce qu’à la paronomase que nous avons tous apprise à l’école – celle de Pierre de Marbeuf, Et l’amour et la mer ont l’amer pour partage, extraite du recueil des vers, en 1628 – il manque l’amertume, l’auteur des récentes Heures heureuses n’ayant aucune appétence ni pour la nostalgie ni pour le regret. À moins que l’amer désignât le point caractéristique à terre qui sert à la navigation maritime (à Ouessant, la pointe de Porz Doun, la pyramide du Runiou, l’alignement avec le clocher de l'église et le rocher de la pointe de Pern), mais l’ouvrage n’est pas maritime, sinon par les passages qu’il lâche ici et là, puisque son écriture est telle : « Tant le vacarme de la mer assaillait. Les hautes roches de granit en amplifiant l’écho. Les vagues explosaient au-dessous d’eux et leurs embruns montaient en l’air comme des fusées qui les enveloppaient dans leur pluie mystérieuse. ». L’amour, la mer, comme son nom ne l’indique donc pas, est un roman supplémentaire sur la musique, au mitan du Grand Siècle, l’époque à laquelle, approximativement, l’auteur disait encore récemment espérer être lu. Dans son anachronie revendiquée, Quignard raconte, en digressant, l’histoire de la violiste Thullyn (fille d’un capitaine de navire disparu, élève de M. de Sainte-Colombe, figure totémique des romans de l’auteur) et de l’organiste Lambert Hatten, lequel a quitté Dieu – il voulait être pasteur – pour la musique et porte un regard très distant sur l’édition et le succès, souvent les pires ennemis de l’œuvre. Thullyn aime les eaux glaciales de Finlande - Voit-elle l’océan qu’elle plonge – et ne mesure pas à quel point l’époque (les guerres religieuses perpétuelles, le Royaume de France opposé à celui d’Espagne, la Fronde, les famines, les épidémies…) est dangereuse, pour les artistes peut-être plus encore que pour les autres : quand on dévalise un musicien de son instrument, quand les pirates (anglais) dérobent la Rhétorique des Dieux à cause des eaux-fortes de Nanteuil, de Meaume – celui de Terrasse à Rome – et de Bosse qu’ils y découvrent, c’est un pan de l’humanité qu’on écorne. Quignard jongle entre réalité – celle des compositeurs qui ont existé, comme le claveciniste Johann Jakob Froberger et ses extemporaires, l’organiste John Blow, et le luthiste Blancrocher– et fiction pure, mais inscrit ses figures dans des pans d’histoire qui sont marqués de mutations : le luth, par exemple – et sa variante, la tiorba, à deux manches, à deux chevilliers – est affilié, nul ne saura pourquoi, au luthéranisme, est à deux doigts de disparaître. Comment créer en périodes de guerres de religion ? s’interroge l’auteur, dont on se demande si, à force de se réfugier dans le passé, il ne questionne pas un présent dans lequel il a peu de chances de se reconnaître.
Tout homme, toute femme qui met un objet à l’amour, n’aime pas. Comme d’habitude avec Quignard, l’histoire est prétexte à une déclinaison de ses thématiques amoureuses, obnubilée par l’absence (Tous les ports poussent des cris de départ), le délitement et, pire, l’appropriation. La fabrication d’un souvenir qui ne dit rien de ce qui a véritablement été, puisqu’il ne le peut pas. C’est une histoire d’amour autour de laquelle s’articule un panorama de scènes de la vie des musiciens traversant une Europe déchirée, celle de Pascal, des mortifications et des memento mori baroques, dit Pauline de Toffoli. Quand Thullyn sort de l’enfance en découvrant et en aimant le sexe de Hatten, elle pleure parce qu’il ne l’a pas tutoyée et prendra l’habitude de pleurer après l’étreinte, comme s’il fallait s’apesantir sur ce qui est déjà passé. Comme si vivre contenait en soi la part mortifère d’avoir vécu. On retrouve les obsessions de Quignard, qu’il les cache dans l’histoire du XVII°s. ou les ramène sur les chemins côtiers de Dinard ou St Énogat. On est en droit d’être un peu perdu dans l’immense mappemonde culturelle décrite, devant les références permanentes et l’érudition joueuse, reste 1) qu’on a retrouvé le sens du titre 2) qu’on comprend que Quignard sous-entend, davantage qu’il l’annonce, les deux thèmes manquants pour qu’éclose le romantisme, si l’on considère que la mer est l’élément naturel : le temps – toute l’œuvre de Quignard est une Recherche – et la mort. En cela, l’insère de la Princesse Sibylla de Wurtemberg (tout est lié chez lui) et de sa jument Josèphe, cet amour entre elles qui, en vieillissant, en s’amplifiant, en se radicalisant, devint même jaloux de tout autre amour, est-elle dans son achèvement l’illustration absolue de ce à quoi il faudrait pouvoir renoncer : Plus la marée est grande, plus la mort est proche, plus l’estran est sublime. Plus la merveille est discontinue et vaste. Plus le monde est profond, la nuit immense. Le ciel infini. Tout est affaire d’orientation, de toute manière, entre l’estran et les bras de mer : on n’en a jamais terminé. / L’amour, la mer, Gallimard, 2022
Également en ligne sur le site du Festival du livre de Sète.
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11/09/2023
Mon été avec Quignard (2/5).
Ce qui Vie Secrète établit du silence, c’est qu’il en est l’apologie. En effet, ce que le narrateur de ce roman à tiroirs dit de la musique – son violon d’Ingres, sans jeu de mots – c’est que l’absolu de ce qu’elle peut apporter tient dans le rêve du concert muet, désengagé de tout affect et de toute manipulation des émotions. Comme à son habitude, Quignard met en relation une histoire d’amour – qu’il vit, qu’il a vécue, tout est affaire de relativité – et prétend désosser les mécanismes de la cristallisation, de mettre en relation le fascina et le fulgur, puisque tout relève de la précipitation, la chute. En linguiste, il joue des préfixes pour dé-fasciner, considérer l’emprise qu’on peut avoir sur l’autre et vice-versa. Il exploite cliniquement les homophonies, entre fascination et fascisme, désir et désastre, interroge l’étymologie : puisque amor dérive de amma, mamma, mamilla, il y a une explication originelle à ce bouleversement. Et comme toujours avec lui, c’est de l’anachronie qu’il se sert pour interroger sa propre existence, son histoire avec Némie – qu’il regarde jouer du piano, les pieds comme un organiste. Il aurait, annonce-t-il dès le départ, voulu pénétrer sa vie secrète, la laisser jouer en l’air sa sonate- des pièces qui ne devraient être interprétées en salle de concert qu’à la muette – sollicite l’âme, pour cela. Les instruments de silence dont il rêve évitent d’être conduit à l’écart, le sens de seducere. L’amour est le lien antisocial, écrit-il en théorème (il n’est jamais utile d’écouter les gens qui se savent être vus) et s’il va chercher la Clélia de la Chartreuse de Parme pour opposer cristallisation et désidération, c’est pour dire, dans la construction de sa pensée, qu’il cherche à écrire un livre où (il) songe en lisant. Comme Montaigne, Rousseau, Bataille et donc Stendhal. Ce ne sont que quelques-unes des références dont Quignard a besoin, toujours, pour dé-considérerl’importance qu’on donne ou qu’on a donnée au lien qui s’est imposé de lui-même : les amants se croient toujours à l’origine de l’humanité. En ethnologue, cette fois, il peut aussi citer Nukar, le chasseur de phoques célibataire, la tombe de Tchouang-tseu dans le village de Zhuangzi, les rapprocher de Hegel, de Nietzsche, d’Heidegger et de la mythologie grecque, affiner son argumentaire – thèses, arg., corollaires etc. – et ne comprendre qu’à la fin du livre, comme s’il se l’était expliqué à lui-même, pourquoi il dut oublier Némie.
Son manifeste de la télépathie de l’âme, Quignard l’a voulu à l’image de son œuvre : foisonnant, parfois décousu mais avec une logique stricte. La structure du roman (?), ses 53 chapitres, l’alternance des registres, argumentatif, laudatif, poétique, analytique, le fait qu’il cherche à expliquer la connivence et le jamais-revoir par des figures de toutes les époques et de toutes les cultures montrent que toutes les sorties de soi – les ekstasis – sont autant de sorties de route. Comme il sait le faire, Quignard sort son bestiaire, assène que nous sommes devant l’attachement ainsi que les poissons devant l’air et la lumière. Au moins les poissons, quand ils retrouvent l’eau, oublient-ils tout de la lumière et de la suffocation. L’homme, lui, cherche le moyen de la ramener, de l’exprimer, d’en convaincre les autres. En cela il se trompe, mais il persiste, écrit des livres, donne à voir ou à entendre. Pourquoi l’amour ne s’éprouve-il que dans la violence de la perte ? s’interroge-t-il, initialement (ou presque) pour clore (ou presque) par une pensée limpide : Je suis surpris que l’amour, que cette relation extraordinaire et finalement extrêmement rare chez les humains (…) ait été si peu dégagée de la gangue même de sa chair prélinguistique, préphilologique, et je suis un homme étonné de se retrouver si seul sur la rive. À reprendre, en permanence, la fonction de l’écrivain et de l’oeuvre qu’il écrit. Un homme qui n’arrête pas de vouloir se défaire de l’obscurité (…) Qui plisse les yeux à force de ne rien voir. Il faut parfois 25 ans pour accepter de bien lire un livre, et comprendre, comme l’auteur, mais bien après, qu’il y a dans l’adieu une expérience propre à l’amour. Qu’il est dur de défaire, disait l’autre, mais une fois qu’on a considéré justement ce qui préside ou a présidé aux choses de la passion et du temps, on entre dans la dé-sidération. Sans doute ne le fait-on jamais parce qu’on préfère se nourrir d’illusions – puis de mélancolie - plutôt que de considérer ses faiblesses. C’est humain. Que deviennent les choses après l’adieu ? pose Vie Secrète, dans son antiphrase : un immense plaidoyer verbal pour le silence. LC
Vie Secrète, Gallimard, 1998.
Article également en ligne sur le site du festival.
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10/09/2023
Mon été avec Quignard (1/5).
Dans les heures heureuses, son dernier opus, Pascal Quignard se joue, dès le titre, d’une supposée linéarité du temps – la relativité de la durée - et interroge le passé (le sien, celui de l’humanité) non par le biais d’ères révolues mais par celui d’une interrogation, celle de la mort à venir. Parce qu’il s’agit, prévient-il dès le 2e chapitre, de mourir à l’heure. Sans le pathos qu’on apporte habituellement à la disparition de ses proches – sans reconnaître qu’on pleure souvent sur sa propre perte qui s’annonce – mais en expiant une faute, liée à sa nature profonde de cerf ou de lièvre : il écrit avoir fui devant la mort, pourtant programmée, chimique, de son amie Emmanuèle Bernheim, dans la chambre d’hôpital, au moment où cette dernière, en concédant le regret de ne plus jamais aller marcher avec lui, partout, inscrivait sa disparition dans une réalité tangible. Emmanuèle, ou Em., dans la sororité amoureuse qu’il instaure avec M. sert de prétexte à ce questionnement philosophique, psychanalytique et ethnologique, la marque de fabrique de l’écriture de Quignard. Il revient sur ses terres, les vraies, celles sur lesquelles il a empreint son esprit : Dinard, St Énogat, comme dans les Solidarités mystérieuses. Puisque la mer précède la vie, autant y inscrire sa pyrologie de l’âme, revoir Em.se jeter à l’eau quatre fois par jour au minimum, éprouver, écrit-il de la joie à la revoir là où elle fut heureuse. Et interroger, comme il le fait depuis toujours, et peut-être de plus en plus – son livre précédent, l’amour la mer, date de l’année dernière ! – sur cet élément multiple et dominant, le seul dans lequel on peut considérer sa finalité comme accessoire : il suffit pour cela d’aller suffisamment loin du rivage et de faire la planche, l’infini en dessous et au-dessus de soi. Interroger son rapport au corps - Héraclite dit que c’est la mort pour les âmes – et retrouver la mère, assène celui qu’Em. a toujours pris pour son psychanalyste, sans jamais le solliciter comme tel. La mer, s’il y a une musique de Dieu, c’est la musique de Dieu, selon lui. Comme il évoque Bach en permanence, on pense forcément à Cioran – S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu - mais on laissera à l’auteur des heures heureuses le sens de l’aphorisme, sa marque de fabrique, à lui aussi.
Toute chronologie produit de l’origine, écrit Quignard, qui justifie en cela sa lecture des heures – on pense à Léopoldine (Hugo) au livre d’heures, d’Auguste de Châtillon, lui traite de celui de Paul de Limbourg – comme une opposition entre le littera (le perdu) et le datum (le donné). Quitter la lettre, écrit-il, c’est la fonction du livre. C’est en linguiste, également, qu’il va interroger le deuil, les temps de l’être, entre jadis et passé, via l’anarythémique et l’Histoire. Il faut laisser des années vides dans la chronique du temps, lit-on dans les Heures heureuses ; c’est pourtant dans le récit des civilisations, toujours, qu’il inscrit sa pensée : de la fin de la dynastie des Ming – les heures tristes – à l’impossible retour de Dachau de son oncle. Rescapé, mais incapable de revenir. Au contraire d’Ulysse, qu’on croise plusieurs fois via Boutès*, une autre interrogation du jadis qu’il s’est toujours posée et qu’il adapte cette fois, pour la scène, avec la pianiste Aline Piboule. Qu'on me permette d'oublier Ulysse les mains et les pieds empêtrés dans ses ficelles. Qu'on me permette d'oublier Orphée perdu dans les cordes parallèles de sa cithare, écrivait-il déjà en 2008.L’anachronie qu’il revendique ne l’empêche pas d’avoir des repères : comme toujours chez Quignard, le propos est très érudit et l’on peut noter deux pistes à poursuivre, pour le comprendre : Thalassa, un essai de psychanalyse de Ferenczi, une théorie originale des origines de la génitalité – naître, vivre, se reproduire, mourir forment un heur, après tout – et la fausseté des vertus humaines, même si le titre n’est jamais cité, de Jacques Esprit, pensionné du Duc de La Rochefoucauld. Lequel, reconnaît l’auteur, dit oui, comme Freud, à la fin qui domine les jours. A cette idée qu’il combat par l’écrit – l’œuvre, sa rencontre subite avec les lecteurs – mais qui le tourmente comme l’a tourmenté le renoncement de son amie. Il est, dit-il, dans des régions énigmatiques dans lesquelles il ne sait plus réserver une chambre, une place, une table, mais, vers la mort, on se cache dans les souvenirs du monde, dans ces intervalles, seul séjour des humains, qui passent dans un vide qui s’accroît. Rien de triste pour autant : on apprend avec lui que les taureaux vivent 30 ans, les guêpes 5 et que l’homme se situe entre l’oie et la moule de bouchot, ça permet, là encore, de relativiser. Tout texte attend son heure, rappelle-t-il avec Spinoza. Pour Quignard, c’était sans doute l’heure des Heures, de cette extase de carences qu’il éprouve avec sérénité. C’est en tout cas une nouvelle lecture jubilatoire, 25 ans après Vie Secrète et tant d’autres entre-temps. LC
*« C’est Boutès qui un jour quitte brusquement son rang de nage sous les yeux stupéfaits d’Orphée, le chef de nage, et de Jason, le capitaine qui a eu l’extraordinaire idée du premier navire dans l’Histoire des hommes. Et soudain, le pied sur le rebord du bastingage du navire Argô, se moquant de la Toison d’or, ne se ralliant à aucune destination, plonge. » p°104, Éditions Albin Michel, 2023
Pascal Quignard & Aline Piboule le 29.09 à 20h au Conservatoire de Sète !
Article consultable, également, sur le site du festival.
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